À l'Atelier, rue Élise à Ixelles.
« La postérité, la postérité... C'est bien joli, la postérité, mais c'est également très embêtant : beaucoup de ceux qui sont passés à la postérité ont eu une vie misérable !
— Oui, mais les autres aussi ! »
À force de se focaliser sur une seule facette de la réalité, certaines vérités passent totalement inaperçues.
Archives mensuelles : avril 2014
Poète miniature
Je cherchais un tournevis cruciforme dans une vieille armoire de l'ancienne chambre de mes parents et je suis tombé par hasard sur mes vieux bulletins d'école primaire, méticuleusement rangés par ma mère dans une chemise en plastique. Je me souvenais de mes excellents résultats (l'époque bénie des 99 %), mais pas des commentaires laissés par mes institutrices. Cela va de « H. s'intéresse à tout ! C'est parfait ! Mais je ne lui interdis pas d'être soigneux ! » (2e primaire) à « H. se laisse influencer et essaye de se mettre en valeur par des actes et des paroles qui blessent ou vexent ! Un effort ! Tu perds des points inutilement ! » (6e primaire). À eux seuls, ces deux commentaires révèlent un certain nombre de caractéristiques comportementales que l'on retrouvera sans trop de peine dans ma personnalité d'adulte (rien n'a changé, je suis toujours un petit enfant) : le fait de m'intéresser à beaucoup (trop ?) de choses en même temps, d'être très peu soigneux et aussi, de temps à autre, de crâner, voire d'afficher un réel mépris pour certaines personnes jugées comme indignes d'intérêt.
Mais le plus beau commentaire de tous, dont je ne soupçonnais pas l'existence et que je lis avec beaucoup d'émotion aujourd'hui, est celui inscrit pour la fin de l'année scolaire à l'arrière de mon bulletin de 2e primaire, donc par la même institutrice qui au début de l'année trouvait parfait que je m'intéresse à tout : « Au revoir, H. ! Au revoir petit poète ! Au revoir mon ami créateur ! Tu es vraiment un enfant "TRÈS BIEN". »
Parfois, il m'arrive de douter que j'aie vraiment été ce petit enfant éveillé que me renvoie ma piètre mémoire : le petit gamin qui avait écrit sa première histoire de pirate en 1ère primaire (je donnerais un trésor pour la retrouver !) et qui, à partir de la 2e, s'est mis à écrire des poèmes d'un classicisme tout enfantin (eux aussi, j'aimerais les revoir !) ; celui aussi qui avait réussi à fédérer une partie de la classe pour dessiner à la craie un jeu de marelle géant dans la cour de récréation, le plus grand jeu de marelle d'une cour de récréation d'école de village ! — Avec ce commentaire élogieux (et assez curieux aussi quand on le relit) d'une institutrice, j'ai désormais une preuve à apporter à ma mémoire défaillante.
Mélodies du petit matin
Certaines mélodies ne révèlent leur charge que dans la solitude du petit matin, alors que le soleil pointe seulement à l'horizon et que rien ne perturbe encore le silence de la nuit qui se termine, à l'exception peut-être du chant discret de quelques oiseaux très matinaux et de la rumeur lointaine de quelques voitures égarées. Ajoutons ne fût-ce qu'une once d'agitation citadine ou une lumière trop vive à ces perles délicates et elles perdront immédiatement une grande partie de leur vitalité : ce sont des mélodies du petit matin.
Kraftwerk, « Megaherz » (album Kraftwerk, 1970). — (C'est avec cette musique que tout commence. Avant elle, le petit matin n'existait sans doute même pas.) Qui pourrait croire en entendant le début bruitiste et angoissant que ce dernier disparaîtra après deux minutes environ pour laisser la place à... tout autre chose ? Aucune parole, aucun indice ne sont là pour me guider, pourtant c'est bien un lever du jour que j'imagine à chaque fois : de la deuxième minute à la cinquième, le calme précédant l'aurore ; de la cinquième minute à la neuvième, les premiers rayons du soleil brûlant le monde dans un léger crépitement.
Neu!, « Leb' Wohl » (album Neu! 75, 1975). — Il y a une nette filiation entre cette mélodie et la précédente, dans la mesure où les deux fondateurs de Neu!, Klaus Dinger et Michael Rother, ont fait un bref passage par Kraftwerk au début des années 1970. Les morceaux sont en outre tous deux conditionnés par une ambiance très particulière, renforcée ici par le bruit des vagues et quelques timides paroles : « Tears come in my eyes. On a hill by the sea, we made love in the sand. The stars were shining and we were... free. » Une image de nuit étoilée et de totale liberté : si cette mélodie me fait curieusement penser au petit matin, c'est parce qu'elle est intimement liée à cette situation (un point dans le temps).
Valley of the Giants, « Bala Bay Inn » (album Valley of the Giants, 2004). — Je serais bien incapable d'expliquer précisément pourquoi la chanson « Bala Bay Inn » du supergroupe canadien Valley of the Giants me rappelle « Leb' Wohl » de Neu!, pourtant l'impression qu'il s'agit d'une subtile variation du même air est présente à chaque écoute, sans que je puisse pointer du doigt une séquence mélodique ou rythmique particulière. Peut-être le tempo ? Ou bien plutôt le sentiment de formidable liberté qui se dégage de la chanson, à travers cette histoire pittoresque d'un hôtel de l'Ontario, coincé entre une baie et un chemin de fer, où le temps semble s'être arrêté depuis le début du XXe siècle ?
Bill Callahan, « One Fine Morning » (album Apocalypse, 2011). — La seconde face du vinyle Apocalypse de Bill Callahan est traversée de bout en bout par une sorte de sérénité apaisante : les sujets abordés sont sombres mais leur transposition est tranquille, presque joyeuse. Il faut accepter les bons et les (très) mauvais côtés de l'existence, les surmonter : tel semble être le message. Le dernier morceau de l'album, « One Fine Morning », dans lequel même les montagnes s'inclinent devant le soleil levant, constitue une sorte d'apothéose de cette impression : un beau matin, tous les problèmes seront derrière nous et seul restera — dans toute sa fraîcheur — le présent.