Le chirurgien reçoit ses patients les uns après les autres en les appelant par leur nom de famille. Quand arrive mon tour, il m'interpelle avec un grand sourire : "Haaa, Hamiltono, alors, comment ça va ?". En enlevant mes fils, il se lance dans une série de considérations intéressantes sur mon nombril : "Vous avez un nombril assez particulier, très profond ; d'habitude on le reconstruit à l'identique mais dans ton cas [il hésite constamment entre le "tu" et le "vous"], j'ai dû passer par le côté... Le résultat est concluant", ou encore : "Les patients cicatrisent de manière différente. Tu es parmi ceux qui cicatrisent le plus vite – je vois très bien ça –, avec une excellente reconstruction cellulaire !" (Ben chouette alors !). Il m'explique comment remplacer la gaze et me donne un petit stock de pansements et d'iso-Betadine® : "Mets-les dans ta poche pour ne pas qu'ils les voient quand tu sors, parce que normalement je ne peux pas te donner ça !" (il me fait toujours autant rire, ce type). Je dois retourner chez lui dans un mois pour une dernière (?) vérification.
Après ma visite chez le chirurgien, direction Charleroi, en train, pour manger avec mon ami Fred Jr.
Je retrouve Fred devant le Mc Donald's de la Ville-Basse, à Charleroi. Nous décidons d'aller manger une pizza à deux pas de là, à l'Hippopotame (un restaurant connu de tous les Carolos : j'y allais déjà avec mes parents quand j'étais tout petit). Fred est en forme : son boulot routinier l'emmerde prodigieusement mais c'est secondaire. Au centre de la discussion : les jeux vidéo (il joue actuellement sur console au tout nouveau "FIFA 12" ainsi qu'à un jeu d'infiltration du nom de "Uncharted 2: Among Thieves" : il n'est pas mal foutu, dixit Fred, mais cependant moins subtil qu'un "Metal Gear Solid" – un must en matière de jeu d'espionnage, qui m'avait tenu en haleine des semaines entières à l'époque de la PlayStation) ; le film Tintin qui sortira bientôt dans les salles et qui risque de faire un malheur en Belgique, tant les critiques son unanimement positives (d'habitude, je n'aime les grosses productions de Spielberg mais, fan de Tintin depuis que je sais lire, j'ai bien l'intention de faire une exception et de me ruer dans une salle de cinéma à la sortie du film) ; les objets de collection (Fred est un collectionneur, ou plutôt un acheteur/revendeur ; il me parle d'un collectionneur d'objets "Tintin", qui habite justement Charleroi et qui aurait racheté un vieil hall d'usine pour y créer, dans le futur, une exposition permanente à la gloire du héros à la houpette).
Après la pizzeria, nous nous promenons dans les rues de la Ville-Basse. Dans la rue de Dampremy (une des seules rues commerçantes de Charleroi qui a encore un peu de gueule), nous nous arrêtons devant Tropica BD, un joli magasin de bandes dessinées qui consacre actuellement une de ses vitrines à... Tintin (quelle surprise !) : "Commandez votre bateau 'La Licorne' dès aujourd'hui ! Seulement 500 exemplaires. 1995,50 euros". C'est gentil mais non. Juste à côté, un magasin de vêtements du nom de "Hamilton". Mon blog commence à faire des émules !
Fred reparti à son boulot, je flâne une petite heure dans Charleroi. Je m'étais promis de ne pas faire un crochet par la librairie Molière mais je ne peux m'en empêcher : c'est plus fort que moi, l'occasion est trop belle... Allez, Hamilton, juste un livre, un seul... Deux à la limite si tu trouves un bon bouquin de SF. Je ressortirai avec un seul livre – un miracle uniquement dû à ma situation bancaire déplorable –, un de ceux que je voulais absolument lire depuis un bon bout de temps, tout en remettant l'idée à plus tard : le fameux Tractatus logico-philosophicus de Ludwig Wittgenstein (oui, je sais, dit comme ça, ça ne donne pas vraiment envie).
J'en reparlerai sans doute plus longuement lorsque je l'aurai lu en entier, mais je peux dès à présent écrire quelques paragraphes sur ce relativement court texte (à peine une centaine de pages) qui constitue une des pierres angulaires de la philosophie du XXe siècle. Déjà rien que sur le plan formel, le Tractatus logico-philosophicus (1921) diffère de tout autre bouquin de philosophie, par son découpage mathématique et son utilisation singulière de la numérotation. Ainsi Wittgenstein coupe-t-il son texte en 7 propositions principales numérotées de 1 à 7 (jusque là, rien de particulier). Lorsqu'il veut approfondir un point particulier en rapport avec une des propositions, il développe la numérotation selon son "poids logique" : ainsi la proposition 1.1 est-il une remarque (d'importance élevée) à la proposition 1 et 1.11 une remarque à la proposition 1.1 (une remarque de la remarque de la proposition initiale). Cela donne une série d'aphorismes à la numérotation unique et originale.
Addendum tardif
À une autre table, plus tard.
– Tu écris quoi ? Désolée, je suis curieuse...
– Euh, en fait, c'est un blog.
– Un blog ? Comment on crée un blog ?
– Il faut juste avoir un compte et... euh... écrire de temps en temps...
– Ah. Et tu écris quoi ?
– Euh, ça peut paraître bizarre mais j'y écris à peu près tout ce qui m'arrive dans la vie, chaque jour.
– Et là, tu écris sur quoi, là, vraiment ?
– Sur... euh... sur un philosophe qui s'appelle Wittgenstein mais d'habitude je ne parle pas spécialement de ce genre de sujet, euh...
(Je sors le Tractatus de mon sac : regard interloqué.)
– Ça parle de quoi ?
– Ben en fait, je ne le sais même pas moi-même : c'est d'ailleurs ce que j'écris justement dans ce blog. Que je ne sais pas encore vraiment de quoi ça parle.
– Ha.
– Mais disons que ça parle de ce qu'est la réalité. Non. Plutôt de la façon d'aborder la réalité. De ce qui est abordable et de ce qui ne l'est pas... Euh...
Le gars avec qui elle boit un verre est revenu des toilettes. Il me dit : "Ha ! La réalité... Qu'est-ce qui est réel et qu'est-ce qui ne l'est pas ?". Ces deux-là, on va les appeler Wali et Darnia. Lui est électronicien, a été professeur de mathématiques ; elle est chef de cuisine de profession, a travaillé aux Bozar. Ils sont là depuis des heures. Ils me convient à leur table, en cette fin de soirée à la Maison du Peuple. Ils sont tous les deux célibataires (la question a été abordée durant la soirée) et sirotent tous les deux une grosse chope de bière blanche.
Au départ, c'est elle qui me pose plein de questions (sur mon boulot, etc.), puis c'est lui qui remplit la plupart des blancs de la conversation, notamment sur le fait que les Belges, principalement les Belges francophones, sont un peu "morts" comparés aux Français. J'ai l'impression qu'il me décrit moi personnellement, et non pas le "Belge typique", que je considère comme foncièrement plus jovial et bon vivant qu'un Français (tant qu'à être dans les stéréotypes, allons-y gaiement). Et puis merde, je peux aussi être jovial quand je ne parle pas de Wittgenstein.
Darnia finit par partir (elle est fatiguée, la bière passe mal, etc.) et je termine la soirée avec Wali. C'est un habitué de la Maison du Peuple (on fait tous les deux un signe à Térence, un des patrons, en fin de soirée : marrant).
Si ça tombe, je vais le revoir. Si ça tombe, je vais la revoir.