L'attitude du couteau

... mais il ne faudrait surtout pas croire que dans Dune, les Fremen qui habitent les étendues désertiques de la planète Arrakis sont à proprement parler hospitaliers : ils ne recevront pas un étranger à bras ouverts. Ils pratiquent une politique — terme à prendre dans son sens premier de gestion de la cité (ou plutôt, dans ce cas précis, de la communauté) — du tout ou rien ; cette fameuse attitude du couteau qui oblige à trancher ce qui ne l'est pas encore : soit vous êtes entièrement des leurs et ils mourront pour vous si nécessaire, soit vous ne l'êtes pas du tout et vous serez passé au fil de la lame. Frank Herbert montre tout au long du roman les origines de ce comportement radical : ni animosité, ni rancœur, ni jeu, ni sadisme de leur part, mais simplement la nécessité de préserver l'eau, couplée à une longue histoire faite de diasporas et de pogroms.)

Un des thèmes majeurs de Dune, c'est l'application à tout un peuple de l'aphorisme de Nietzsche : « Ce qui ne me tue pas me fortifie ». Sculptés depuis des générations par la stricte discipline du désert, les Fremen sont devenus aussi durs que le diamant. À ce sujet, on retrouve d'ailleurs dans le roman un constat du mentat Thufir Hawat qui, mentionnant les quelques milliers de Fremen tués au combat, paraphrase à merveille la célèbre formule nietzschéenne : « We haven't even cut heavily into their birth-rate-growth figure. We've just weeded out some of their less successful specimens, leaving the strong to grow stronger. » Ce peuple du désert n'a rien de fruste, il est au contraire l'exemple même d'une haute civilisation extrêmement hiérarchisée, avec ses propres codes de conduite et ses propres valeurs. Il n'y a aucune décadence chez les Fremen... du moins jusqu'au moment où la planète, désert inhospitalier dans le premier roman, se transforme petit à petit en un paradis gorgé d'eau. Alors, siècle après siècle, les Fremen se ramollissent pour devenir l'ombre de ce qu'ils étaient jadis ; ils deviennent un peuple de pacotille qui a perdu toute radicalité. — On paie souvent très cher le prix de son confort.

En note de bas de page dans l'essai de Jacques Bouveresse (encore et toujours), cet extrait de Brand de Henrik Ibsen :

« Petite était la vieille église,
et lâchement je pensais :
doubler sa taille – doit suffire ;
la quintupler – produira son effet !
Je n'ai pas vu qu'il valait mieux
tout ou rien. [...] »1

« Toi ? Buté ? Eh bien, depuis le temps que je travaille avec toi, je n'avais pas remarqué !
— "Buté" n'est pas vraiment le bon terme. Il n'est pas vraiment buté, il accepte même assez facilement les changements.
— Alors on va dire qu'il aime faire les choses à sa sauce, de manière autonome.
— Quand on lui donne un travail, il va toujours le faire à sa façon, oui, mais il n'est pas buté.
— Remarque, j'ai l'habitude. M. est comme ça aussi. Quand on lui donne une consigne, il va d'abord la "retourner" pour lui donner un aspect personnel.
— Il va toujours faire plus qu'on ne lui demande, peaufiner chaque petit détail...
— Comme M., il n'accepte que les travaux qui font sens pour lui. Si ça n'a pas de sens, impossible de le faire bouger, il s'en fout et il reste sur sa décision. »
Puis-je donner mon avis, s'il vous plaît ?

« Ma fille [de sept ans] a beaucoup pleuré quand une de ses copines lui a dit qu'elle était laide. Mon fils [de neuf ans], par contre, prend ce genre de commentaire avec un flegme assez impressionnant. Un jour, il m'a déclaré : "Je sais bien que je ne suis pas beau. C'est comme ça." Quand j'ai essayé de lui faire comprendre qu'il disait des sottises, il m'a rétorqué : "Mais enfin, tu le sais bien : c'est la réalité. Mon visage est banal. Ce n'est pas grave." L'affaire était réglée. [...] Par contre, oui, il se considère comme très intelligent et il dit d'ailleurs souvent à sa sœur, presque en soupirant : "Tu ne comprends jamais rien. Qu'est-ce que tu peux être bête !" »

« Le bouchon de sa gourde était resté ouvert dans son cartable et l'eau s'est mise à couler. Son cahier de dictée est devenu illisible. Évidemment, il jure qu'il n'y est pour rien, que ce n'est pas lui qui a oublié de refermer la gourde.
— Est-ce qu'il oublie souvent son écharpe et son bonnet à l'école ?
— Oh oui, tout le temps !
— J'en étais sûr. »

Dans le train de retour, arrivé en gare de Bruxelles-Nord, elle s'installe en face de moi, regarde l'essai et me demande : « C'est bien ? » « Oui. Vous connaissez l'auteur ? » « Oui. » « Donc oui, c'est "bien". En tout cas, ça me touche. Ça parle notamment de l'art de tenir un journal et aussi de ce qu'est ou devrait être une attitude vraiment religieuse. [...] C'est apparemment la troisième pièce d'un triptyque consacré à la croyance, mais je n'ai pas lu les deux autres. ». « Je peux regarder la quatrième de couverture ? » « Bien sûr. » Elle écrit la référence de l'ouvrage dans un grand carnet rempli de notes, puis elle change de place : « Ce n'est pas que je veux vous nier, mais j'aime être dans le sens du déplacement. »

À la Maison du Peuple ce soir, en fond sonore : « Dance Cleopatra » de Prince Buster. Le 45 tours faisait partie de la collection de mes parents et il tournait souvent en boucle quand j'étais tout petit, sur le tourne-disque Pioneer massif qui me fascinait et m'épouvantait (j'en faisais des cauchemars, de ce tourne-disque). — Écouter cette chanson me remet en tête l'époque durant laquelle le salon se trouvait encore dans la salle à manger et la salle à manger encore dans le salon. « Oh, great Caesar! Could you kindly let Cleopatra dance this dance one more time? The people of Rome wants this dance! Dance, Cleopatra! »

Dance Cleopatra by Prince Buster on Grooveshark

J'ai choisi la solution de facilité : j'ai repris les mêmes habitudes d'écriture qu'auparavant. Maintenant que je suis (re)lancé, je pourrais à nouveau tenir très longtemps. Cela ne demande qu'un certain intérêt pour l'observation et une discipline quotidienne (à savoir, pour les jours de la semaine, deux heures de train auxquelles il faut toujours ajouter un peu de temps, entre une demi-heure et trois heures — à peine un quart de ma journée donc, étant donné que je ne dors pas). Mais est-ce que cette activité a un sens ? C'est le même problème qu'il y a un an, deux ans, trois ans : rien ne change, si ce n'est peut-être que j'ai gagné en clarté et en concision. Amen. Et peut-être, tout compte fait, est-ce justement le premier objectif... d'être plus clair ? — Actuellement, je n'ai en tout cas pas suivi le conseil de Léandra qui était de changer complètement de média, d'explorer de nouvelles pistes (de m'enregistrer, par exemple !). Je me repose sur mes lauriers ! Je veux... Je veux que Cléopâtre se mette à danser une fois encore ! L'avis de Léandra : « Il faut bien te remettre en jambes, puis tu testeras d'autres trucs. » (Je remarque avec beaucoup de satisfaction que nous nous sommes remis à discuter de tout, comme avant.)

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1 Cité par Jacques Bouveresse, Le danseur et sa corde. Wittgenstein, Tolstoï, Nietzsche, Gottfried Keller & les difficultés de la foi, Marseille, Agone, 2014, p. 205-206.

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