Tout a commencé jeudi dernier. Arrivé à Liège, je suis sorti du train en voulant vérifier comme d'habitude l'heure sur mon téléphone portable et je me suis rendu compte que l'écran à cristaux liquides était fendu de part en part. Je suis certain qu'il n'était pas cassé une heure plus tôt (je vérifie l'heure sur mon téléphone à chaque changement de lieu et j'aurais remarqué à coup sûr la cassure en montant dans le train à Bruxelles). Un écran peut-il rendre l'âme sans aucun choc, simplement en restant dans la poche d'un pantalon ? — Deux jours plus tard, samedi donc, chez ma maman, Gaëlle m'appelait d'une voix tracassée, en me montrant sa petite tablette. L'écran à cristaux liquides était également complètement fendu. Elle m'a juré que l'appareil se portait à merveille lorsqu'elle l'avait posé dix minutes plus tôt. Pourquoi mentirait-elle ? Elle sait très bien que je ne me fâcherais pas de toute façon (c'est juste un objet). Elle s'est mise à pleurer comme une Madeleine : qu'allait devenir sa partie de Minecraft ? Et ses captures d'écran de Ratchet et Clank ? Ma mère et moi lui avons promis de lui racheter une tablette de meilleure qualité, avec je ne sais quel argent, mais passons ! — Hier, c'était mon appareil photo compact qui clamsait : je prenais des clichés pour mon travail et entre deux prises, l'objectif s'est bloqué en faisant un bruit de craquement, comme si un grain de sable obstruait le mécanisme. Aujourd'hui, j'ai démonté méticuleusement l'appareil : j'ai pu observer l'intérieur de la bête (ce qui est toujours sympathique et intéressant), mais je n'ai pas réussi à débloquer quoi que ce soit. — Enfin, mon réveille-matin (branché sur secteur) avance trop vite depuis plusieurs jours : il gagne environ une heure et demie en vingt-quatre heures, de telle façon que je ne peux absolument plus compter sur lui pour me réveiller à une heure précise.
En plus, je sais que je vais être malade. J'ai mal aux articulations, à la main droite, au dos, je commence à tousser et, pour couronner le tout, je suis très sensible des yeux, en tout cas plus que d'habitude : la moindre lumière vive (éclairage, écran d'ordinateur trop lumineux) laisse de vilaines rémanences dans mon champ de vision. Je suis aussi beaucoup plus sensible qu'à l'accoutumée à la musique : voilà au moins un point positif ! (Je me suis mis à réécouter des airs de banjo, un vieille routine qui me redonne du tonus quand je suis malade ou à plat.)
Je sais que c'est ridicule, mais je ne peux m'empêcher de relier ces informations disparates à mon état psychologique déplorable... Un peu comme si l'extinction et le déréglage de toutes ces machines constituaient une expression de mon propre laisser-aller. Ça m'a tout de même trotté dans la tête pendant plus d'une journée, d'hier midi (heure approximative à laquelle mon appareil photo s'est bloqué, sans doute à jamais) à aujourd'hui.
Alors, ce soir, comme pour conjurer le mauvais sort (même si je ne crois pas au mauvais sort), en rentrant du boulot, je me suis mis à nettoyer mon appartement compulsivement, de fond en comble... Rangement général, poussières, passage d'aspirateur (pardon, madame la voisine du dessous), nettoyage à l'eau du sol, frottage des éviers et du lavabo, lavage des meubles, triage des vieux papiers, vidage des poubelles, réajustement des symétries...
J'ai terminé il y a peu. Mon appartement ressemble enfin à quelque chose. Je me sens mieux. Je me suis fait couler un bain avec de la mousse. Si je règle mon réveille-matin sur la bonne heure aujourd'hui soir, sera-t-il à nouveau décalé à mon réveil demain matin ?