Gare de Bruxelles-Midi, sur l'escalator menant au quai, une dame m'interpelle : « Ha, c'est toi ? Comment ça va ? Tu vas à Mons toi aussi ? Mais pourquoi tu vas à Mons ? » « Je participe à une journée sur les plans d'urgence à mettre en œu... » « Je me demandais : lors de ta communication de la dernière fois, tu avais parlé d'un annuaire permettant de retrouver les noms et adresses de tous les financiers belges. Où peut-on le trouver, cet annuaire ? » « Ce n'est pas moi qui en ai parlé, c'est... » « Parce que j'en aurais besoin pour... Tiens, tu marches vers ce côté-là du quai ? Parce que moi je vais plutôt de l'autre côté. C'est une meilleure idée. Je t'explique : à cause des passerelles à la gare de Mons, c'est mieux de monter dans le train de ce côté-là. On est plus près de la sortie. » « Ha oui, les passerelles, j'ai d'ailleurs eu l'occ... » « Mais qu'est-ce que tu vas faire à Mons, toi ? Donc, concernant cet annuaire dont tu parlais lors de ta communication, je t'explique : j'en aurais besoin pour une étude que je réalise en ce moment sur un type particulier de mobilier, créé par [etc.] » — Un si grand flot de paroles, si tôt le matin, alors que je bois mon tout premier café de la journée, c'est difficile, très difficile. Que faire ? Mais voilà que le train arrive en gare et qu'elle voudrait être encore plus proche de la queue de ce très long véhicule. Quand je lui dis au revoir, elle s'est déjà remise à marcher et je la vois seulement de dos secouer la tête en guise de salut. (Cette femme fonctionne à très grande vitesse : comparé à son train de pensées, je suis un omnibus.)
Quelle clarté dans son exposé et aussi quel travail que d'avoir mis en place tous ces protocoles ! Elle a classé les principaux risques pouvant survenir à l'intérieur de cette grande bibliothèque, les a « priorisés » (un néologisme qui sera souvent entendu aujourd'hui) et a placé dans des tableaux tout ce qu'il fallait faire en matière de prévention des risques et d'intervention en cas de sinistre... Mais dans ce métier, rien n'est acquis ; il faut être dynamique, revoir constamment les routines établies et ne jamais se reposer sur ses lauriers. On voit qu'elle a beaucoup réfléchi. Elle parle même des nouveaux risques pouvant surgir à la suite d'une intervention pour un autre risque : par exemple, si des livres qui ont été victimes d'une inondation doivent sortir de la bibliothèque pour être restaurés, il faut alors prendre aussi en compte le risque de vol. Mais a-t-elle tout prévu ? Non, c'est impossible de tout prévoir : « Si un avion s'écrasait sur la bibliothèque, je ne pourrais pas faire grand-chose pour empêcher la catastrophe ! » — Plus tard, durant le temps de midi, elle nous explique comment elle a constitué sa petite équipe : en allant chercher les compétences et les intelligences là où elles se trouvent réellement. « Celui-là, il travaillait à la cafétéria et j'avais déjà remarqué qu'il était très méticuleux et soigné dans tout ce qu'il faisait. Un jour, je l'ai invité à aller prendre un café et je lui ai demandé s'il voulait faire partie de mon équipe. "Pourquoi pas", m'a-t-il répondu, "mais que devrai-je y faire ?" Je voulais qu'il réalise les nouveaux plans de la bibliothèque avec le logiciel AutoCAD. "Mais je n'ai jamais travaillé sur AutoCAD !", s'est-il exclamé. "Ce n'est pas grave, tu vas apprendre !" Et il a appris. »
« Tout d'abord, je voudrais vous préciser que nous sommes dans un lieu de culte. C'est très important. Oui, c'est aussi un élément patrimonial. Oui, c'est aussi un musée. Mais c'est avant tout un lieu de culte... » Le conservateur de la collégiale Sainte-Waudru ressemble un peu à mon père : il a le front haut et carré typique de la famille Evenvel. Le pauvre homme n'a que vingt minutes pour faire sa visite et, manifestement, il en souffre beaucoup. « Je vais vous parler de l'histoire des reliques de sainte Waudru, en une petite minute seulement, parce qu'on n'a pas le temps. » Son explication dure un quart d'heure environ. La visite continue... « Ha, les grandes orgues, je vais quand même vous en dire un mot, même si on n'a pas trop le temps. » « Le Car d'Or, il faut quand même que je vous en parle. Oui, je sais, votre temps est compté. » « Il est très important de comprendre l'esprit de communion dans lequel les Montois, catholiques ou non, vivent les festivités du Doudou. Je pourrais vous en parler des heures, mais nous n'avons pas le temps. » « Est-ce qu'on a encore un peu de temps pour aller voir un bas-relief de Du Brœucq ? Oui ? Parfait ! » « Le trésor de la collégiale ? Je vais vous le montrer. En quelques minutes, oui, parce que nous n'avons pas le temps. » — Je n'ai pas eu le temps de le remercier.
L'après-midi, je participe au deuxième atelier, où une archiviste française nous propose de simuler une situation de crise. Plusieurs bassines remplies d'eau sont placées devant nous, dans lesquelles baignent divers types de documents : archives papier, photographies, brochures... « Pour cet exercice, il faut imaginer que vous êtes dépêchés en tant que spécialistes dans un centre d'archives qui a subi une grave inondation. Ou bien que des volontaires ont récupéré les archives sur le lieu du sinistre, puis vous les ont apportées telles quelles dans un autre centre pour que vous les traitiez. Que faites-vous ? » — Dans son atelier, L. a quant à lui dû jouer avec des Legos !
Je connaissais le concept de résilience, vulgarisé notamment par Boris Cyrulnik (voir l'article du 21 septembre 2011, très mal écrit, bouh !), mais je n'avais jamais pensé qu'on pouvait l'appliquer à une institution (c'est pourtant évident) : « La résilience d'une institution », nous dit-il en conclusion de cette journée, « c'est sa capacité à retrouver un fonctionnement normal — ou plus ou moins normal — après un sinistre. » Et il parle en connaissance de cause : peu de temps avant, ont en effet été mentionnés les cas de la Bibliothèque nationale de Haïti, secouée par un terrible séisme en 2010 (la vidéo), et des Archives historiques de Cologne, qui ont presque littéralement été englouties dans le sol de la ville en 2009, semble-t-il à la suite de la construction d'une nouvelle ligne de métro : quand on sait que le bâtiment contenait plus de mille ans d'histoire, ça fait mal. — Forcément, la capacité de résilience d'une institution dépend aussi de celle des personnes qui y travaillent. Une dame explique : « À Cologne, certains archivistes sont encore aujourd'hui en dépression nerveuse, non seulement parce qu'ils se sont dit au moment de l'effondrement qu'ils allaient mourir, mais aussi parce qu'ils ont vu des archives qu'ils avaient inventoriées patiemment pendant des années — voire des dizaines d'années — réduites à néant. »
Il fait la promotion du Bouclier bleu, sorte de « Croix-Rouge du patrimoine » dont un des slogans est : « Pas de futur sans culture ». Il nous rassure : « Au Bouclier bleu, on pratique une politique d'échange, de partage et de mise en commun des informations. En parlant de nos erreurs de manière collective, nous empêchons d'autres institutions de les commettre. Ici, au Bouclier bleu, on peut parler de tous nos problèmes, en toute franchise, sans jugement. » Puis il ajoute : « Bon, je sais, dit comme ça, ça fait un peu "Alcooliques anonymes", je l'avoue ! » (Rires dans l'assemblée.)
Ce soir, de retour à la Maison du Peuple de Saint-Gilles, je suis un centre d'appel à moi tout seul. Lorsque je me reconnecte avec le monde après cette journée d'étude sans accès à Internet, je me rends compte que plusieurs personnes m'ont contacté. C'est toujours plus ou moins en rapport avec Léandra ou avec Andrew. — Vite, un plan d'urgence !
Je suis exténué, mais j'ai encore un peu de force, que je peux canaliser à bon escient. La priorité est toute trouvée.
Principe des vases communicants : ils maintiennent un pont, je détruis le mien ; je reconstruis mon pont, ils détruisent le leur. Mais c'est loin d'être aussi simple.
Cette peau que j'ai revêtue ces dernières années, je l'ai retournée. C'est toujours la même peau, mais elle est retournée désormais.