Quarante. — Tel est à ce jour, à l'intérieur de ce blog, le nombre d'articles dans lesquels est mentionné le nom de Ludwig Wittgenstein (ou, à défaut, ses initiales L.W.)... Et je ne compte même pas dans ce total le nombre de fois où il apparaît sans que je ne le cite, au détour d'une histoire qui lui est consacrée (comme « Pin-Pon ! ») ou bien encore d'une remarque que je n'aurais certainement pas faite si je n'avais pas été autant marqué par ce qu'il a écrit.
Je me targue assez souvent, sans doute à tort, de ne pas me laisser facilement influencer, de rester moi-même malgré les influences extérieures, malgré les circonstances. Dans ce cas-ci pourtant, il semblerait que j'aie littéralement été happé par quelque chose d'intellectuellement beaucoup plus fort que moi. (J'entends presque Flippo, moqueur, me dire : « Ça, ce n'est pas très difficile ! ») Ma seule consolation est que je ne suis pas le seul. Cet homme a eu une influence incroyable sur plein d'esprits. Un exemple surréaliste : lors de la soutenance de son Ph.D à Cambridge (la thèse défendue était le fameux Tractatus, publié sept ans plus tôt), c'est l'étudiant Wittgenstein qui mit un terme à la réunion, en donnant une tape amicale à ses examinateurs, G. E. Moore et Bertrand Russell, et en les rassurant de cette manière : « Ne vous en faites pas, je sais que vous ne le comprendrez jamais. » (Ray Monk, Ludwig Wittgensein. Le devoir de génie, Flammarion, 2009, p. 268-269.)
Il faut que je mette un terme à tout cela, du moins dans mon blog. Ça tombe bien : non seulement, je viens de terminer ma lente lecture de la superbe biographie du philosophe autrichien, signée Ray Monk (voir ci-dessus pour la référence), mais en plus, après-demain, je fête l'anniversaire de la création de ce journal. Après le 22 avril 2012, j'ai décidé de ne plus écrire ici une seule ligne sur Wittgenstein. (J'imagine Léandra, et sans doute d'autres, pousser un soupir de soulagement.)
Pour terminer la saga dans la bonne humeur, je me propose de consacrer un dernier article à ce penseur, en reprenant trois éléments biographiques, parfois anecdotiques, parfois comiques aussi, tirés de ma lecture du livre de Ray Monk.
La réparation miraculeuse de la machine à vapeur de la filature de Trattenbach. — Après avoir participé à la Première Guerre mondiale (durant laquelle il voulait être le plus proche possible du Front et de la mort !) et renoncé, à la fin de la guerre, à la totalité de l'héritage de son père (une immense fortune de capitaine d'industrie), Wittgenstein décida d'abandonner complètement tout travail philosophique pour devenir instituteur à Trattenbach, un pauvre petit village d'Autriche. Il donna une éducation rigoureuse aux gamins du coin, faite d'un « apprentissage sur le terrain » (observation des étoiles, des plantes, etc.) mais aussi de punitions corporelles (tirages de cheveux et d'oreilles à ceux et celles qui n'apprenaient pas assez bien).
Cette histoire est connue. Par contre, celle de la réparation du moteur à vapeur de la filature du village l'est beaucoup moins et vaut le détour. (Ray Monk, p. 199-200.) La biographie de Wittgenstein est truffée d'histoires de ce genre, qui pourraient presque faire partie d'une vie de saint : l'homme arrive, comprend le problème et le corrige, à l'instar de Jésus guérissant le lépreux — sauf que dans ce cas-ci, l'histoire est plus récente et le témoignage (celui d'une travailleuse de la filature) plus fiable... et qu'il ne s'agit pas d'un lépreux mais d'une machine à vapeur.
Donc la machine à vapeur de la filature tomba en panne. Aucun ingénieur n'arriva à la réparer. Par un jeu de bouche à oreille, Wittgenstein fut mis au courant du problème et demanda à voir la fameuse machine. Arrivé devant celle-ci, il fit un tour du moteur, sans dire un mot, puis demanda au directeur de faire venir quatre hommes. Wittgenstein donna à chaque homme un marteau, un numéro et un endroit précis de la machine où il devait taper. Puis il leur demanda de marteler la machine chacun leur tour, dans un ordre bien précis, à l'appel de leur numéro... Et la machine se remit en route !
Wittgenstein et l'anthropologie. — Lors de son retour à la philosophie, au début des années 1930, Wittgenstein s'est intéressé à l'anthropologie. (Ray Monk, p. 308-309.) Ainsi, en 1931, en compagnie d'un ami, le psychiatre Maurice Drury, il lut le premier volume du Rameau d'or de James Frazer, une étude systématique et comparative en douze volumes (3e édition, 1906-1915) des rituels religieux et mythologiques. Un des arguments de l'ouvrage de Frazer est, en résumé, qu'il existe une certaine progression linéaire de l'humanité, de la pensée magique à la pensée scientifique ; autrement dit l'idée que les rituels constitueraient une forme primitive, mal comprise, de la science moderne. Wittgenstein fut — rien d'étonnant — très critique vis-à-vis de la somme de Frazer. Ses pensées sur le sujet ont été compilées dans un recueil intitulé Remarques sur Le Rameau d’Or de Frazer (le texte intégral en version française se trouve notamment ICI). Ray Monk cite un passage fameux de la critique de Wittgenstein (passage qui est traduit différemment dans le lien donné ci-dessus) :
« Quelle étroitesse ! Qu'il est difficile pour lui de comprendre un mode de vie différent du monde de vie anglais de son époque ! Frazer ne peut imaginer un prêtre qui ne soit pas un curé anglais contemporain avec toute sa bêtise et ses faiblesses...
Frazer est bien plus sauvage que la plupart de ses sauvages, car eux sont plus capables de comprendre les affaires spirituelles qu'un Anglais du XXe siècle. Ses explications des pratiques religieuses sont incroyablement plus grossières que le sens de ces pratiques elles-mêmes. »
Ce que Wittgenstein reprochait à Frazer, on l'aura compris, c'est de tenter de donner une explication rationnelle et réductrice aux phénomènes religieux qu'il a collectés ; de les analyser à l'aune de la pensée scientifique britannique de son époque, alors qu'il aurait dû les montrer dans leur plus grande nudité, sans prendre parti en bien ou en mal. — Ou encore : Frazer aurait dû abandonner tout schéma téléologique pour se contenter d'un tableau synoptique, et bien se garder d'introduire une quelconque opinion sur la valeur du rite étudié.
Wittgenstein et l'amour. — Au cours de sa vie, Wittgenstein est tombé amoureux de quelques personnes. Au moins de trois hommes : David Pinsent, Francis Skinner et Ben Richards (quatre si l'on compte l'éphémère Keith Kurt) ; et d'une femme : Marguerite Respinger. Pour chacune de ces histoires, Wittgenstein resta apparemment sous l'influence des théories d'Otto Weininger, selon lesquelles tout rapprochement physique tue l'amour sur le champ, alors qu'au contraire l'éloignement rend l'amour plus fort (la forme inversée de l'expression « Loin des yeux, loin du cœur », en quelque sorte).
Wittgenstein comptait épouser Marguerite mais désirait à tout prix rester dans une relation de type platonique. Et dans de nombreux cas, il avait une relation fusionnelle et exclusive — ou du moins voulue comme telle — avec la personne élue : il partait en vacances avec Pinsent, envisageait de s'installer en URSS avec Skinner, etc. Cependant, il gardait ses distances (il se réfugiait en Norvège ou en Irlande). Par ailleurs, la question de sa sexualité n'est quasiment jamais abordée par son biographe (si ce n'est pour présumer — et c'est bien possible — qu'il n'en avait strictement aucune).
Le type d'hommes qu'aimait Wittgenstein était apparemment le suivant : doux, timide, naïf (presque candide), humble mais supérieurement intelligent. Ces hommes avaient, aussi curieux que cela puisse paraître, un rôle similaire à celui d'une muse : ils donnaient au philosophe la tranquillité et la force nécessaires pour écrire.
Durant ma lecture, j'ai surtout été frappé par l'histoire de Francis Skinner, un étudiant en mathématiques à Cambridge, présumé brillant, mais qui laissa très vite de côté toute forme de volonté pour vivre son amour avec (et pour) Wittgenstein. Ce dernier arriva par exemple à le convaincre qu'il n'avait pas sa place à Cambridge et qu'il devait renoncer à ses études pour faire un métier utile. Et c'est ce que fit Skinner, au grand dam de sa famille : il finit par prendre un travail de mécanicien. L'ouvrage de Ray Monk est parsemé de lettres de Skinner à Wittgenstein (le revers de la correspondance s'est hélas perdu). Ces lettres font peur, dans un sens, tellement elles sont remplies de dévotion béate (presque idiote) et de répétitions. Ci-dessous — et ce sera le mot de la fin ! — deux exemples représentatifs de lettres de Skinner à Wittgenstein, datant d'octobre 1937 (Ray Monk, p. 374-375) :
« Je pense souvent comme je me sentais bien quand j'étais avec vous et combien c'était merveilleux d'être avec vous et de regarder le paysage avec vous. Vous avez été merveilleusement bon avec moi. Cela m'a fait beaucoup de bien d'être avec vous... C'était merveilleux d'être avec vous. »
« Je pense beaucoup à vous. Je pense aussi combien c'était agréable de nettoyer votre chambre avec vous. [Wittgenstein détestait la saleté et nettoyait le plancher constamment, à l'aide de feuilles de thé mouillées absorbant la poussière, qu'il balayait ensuite.] Lorsque je suis rentré, j'ai décidé de me passer de mon tapis, qui avait été nettoyé, parce que je sais que je ne peux le garder vraiment propre. À présent, je dois balayer ma chambre. J'aime le faire parce que cela me rappelle quand j'étais avec vous. Je suis heureux d'avoir bien appris à le faire à ce moment. »