J'observe le pompier déployer son échelle en contrebas de la fenêtre donnant sur mon bureau. Je me ronge les sangs. Toutes les secondes ou presque, je scrute subrepticement le plancher qui soutient mon corps afin d'être certain, absolument certain — mais est-ce possible ? — que le sol est toujours là, qu'il n'a pas disparu d'un seul coup sous l'effet d'une quelconque modification de la réalité. Pour joindre l'action au regard, je tape de temps en temps des pieds afin de me convaincre qu'un gouffre n'est pas soudainement apparu sous mon être. Peut-être le sol s'est-il subtilisé mais a-t-il directement été remplacé, sans que je ne m'en rende compte, par un sol qui avait exactement la même apparence ? Peut-être cela arrive-t-il tout le temps ?
L'échelle est en place et le pompier ne tarde pas à apparaître dans l'encadrement de la fenêtre. C'est un type mince au visage émacié et aux yeux démesurément vifs. Il ne ressemble pas vraiment à un pompier — mais un pompier ressemble-t-il à quelque chose de déterminé ? Il passe par l'ouverture, entre dans la pièce, cherche du regard quelque chose qu'il ne semble pas trouver et finit par m'inspecter bizarrement.
Après un long silence, il me dit :
« C'est toi qui as appelé ?
— Mais oui !
— Que se passe-t-il ?
— Je n'arrive plus à sortir de mon bureau.
— Pourquoi ?
— Pour ce faire, il faut que j'emprunte l'escalier.
— L'escalier a-t-il un défaut de fabrication ? S'est-il écroulé ?
— Non... Pas que je sache.
— Quel est le problème alors ?
— Et si... Et si jamais je posais mon pied mais que l'escalier n'était pas là ? Et si jamais je rencontrais du vide ? Comment être certain que l'escalier est matériel, qu'il existe ?
— Ce problème est mal posé. Reformule ta question. »
Sa réponse m'énerve, alors je le prends par le bras et l'emmène après de grands efforts de déplacement (car je doute à chaque pas de la solidité de l'espace sur lequel je marche) devant une autre fenêtre, celle qui donne sur la cour de récréation de l'école secondaire qui jouxte mon travail. Je lui montre la cour du doigt et lui lance, furieux :
« Il y a une demi-heure, une montagne se dressait dans cette cour ! Maintenant, elle n'est plus là mais peut-être va-t-elle réapparaître à nouveau dans une seconde, dans une heure ou dans un an ?
— Ton énoncé est tellement curieux qu'il m'est très difficile de comprendre ce que tu veux dire.
— Je ne peux le prouver. Pourtant, tout, absolument tout, me dit qu'une montagne se dressait là !
— Ton système est trop différent du mien. Si un lion pouvait parler, nous ne pourrions le comprendre.
— Ma mémoire me jouerait-elle des tours ? Est-il possible que tout m'assure que j'ai vu là une montagne dans un passé proche et que ce ne soit pourtant pas le cas ?
— Je dirais plutôt, dans ce cas précis, que tu es fou.
— Cela ne peut-il être l'inverse ? Le monde ne pourrait-il être entièrement fou et ne pas mettre en doute ce qu'il faudrait absolument qu'il mette en doute ?
— Écoute ceci : ce dont tu as le moins besoin, c'est d'un pompier. Le pompier ne t'est d'aucune utilité dans ta situation. Ce qu'il te faut, c'est un psychiatre ou un neurologue... »
Sur ces dernières paroles, il se dirige vers la fenêtre, se faufile à nouveau dans l'entrebâillement et disparaît.
Ce pompier est du genre « pyromane » : il met le feu à certaines questions qui n'existaient pas a priori. Ensuite, il tente de les éteindre du mieux qu'il peut mais n'y arrive que très partiellement. Il est très fort, très intelligent : c'est un génie. Pourtant, il ne termine presque jamais son travail car c'est aussi un éternel insatisfait, un perfectionniste, un radical. À sa mort, le pompier laisse donc une œuvre inachevée dont les derniers mots se rapportent au rêve et au bruit de la pluie. Il va falloir que je m'en contente.
* * *
Ce soir, pour passer le temps, je cherche sur le Web des exemples de blogs mis à jour quotidiennement ; ou plutôt, pour être précis, des exemples de blogs contenant au moins une entrée par jour... Je ne trouve pas vraiment ce que je cherche. Par contre, je tombe sur deux articles consacrés à la rédaction quotidienne d'un blog : « Écrire tous les jours est-il la solution pour vous ? » et « Comment travailler sur votre blog tous les jours ? ». J'y trouve une série de conseils que je ne suivrai sans doute jamais ou alors que très partiellement... Parmi ceux-ci :
1) Définir le contenu des articles en fonction des lecteurs : c'est un des critères principaux entraînant le succès d'un blog journalier et qui, paraît-il, permet d'augmenter son audience. Il faut parler de ce qui intéresse les internautes, se servir de son expertise pour apporter des réponses dans une matière donnée... — Oui, mais pourquoi devrais-je faire cela ? — Pour augmenter ton audience, pardi ! — Oui, mais pourquoi voudrais-je augmenter mon audience ? — Eh bien pour que ton blog soit utile à d'autres personnes ! (On tourne en rond.) — Mais si je veux être utile à d'autres personnes, je n'écris pas un journal personnel !
2) S'ouvrir aux autres, avoir le sens du partage, par exemple en commentant d'autres blogs ou en s'impliquant dans la vie d'un ou plusieurs forums. C'est un conseil que me donnait de temps en temps Léandra, au début, mais elle a abandonné depuis longtemps. Elle me disait souvent : « Tu devrais vraiment t'impliquer plus sur le Web, te faire connaître... C'est triste que tu ne sois lu que de manière très confidentielle, par une poignée de personnes... » Et si je n'étais lu par personne, à l'exception évidemment de moi-même, serait-ce si grave ? Non : à ce moment, mon blog, bien qu'en ligne, deviendrait une sorte de « journal intime par défaut de lecteurs » qui n'existerait que pour lui-même. Ce serait d'une certaine manière assez grandiose.
3) Mettre en place un stock de textes pour pouvoir les réutiliser plus tard en cas de manque d'inspiration : c'est une bonne idée mais l'expérience m'a appris qu'il s'agit là d'une pratique très difficile à mettre en place lorsque la production est journalière. À moins de ne poster qu'un bête lien ou de n'écrire que quelques paragraphes par jour, produire quotidiennement quelque chose d'un tant soit peu construit demande une certaine forme de discipline (comme dirait Amy) et donc du temps. En conséquence, écrire à l'avance en demande encore beaucoup plus. À moins de ne pas avoir de travail, de vivre dans une hutte en Norvège ou de remplir ses soirées uniquement à rédiger des textes, je ne vois pas comment prendre réellement de l'avance. Et il y a autre chose de plus fondamental : il faut que mon journal colle avec une certaine « réalité quotidienne » ou à tout le moins ne s'en échappe pas totalement. Je ne peux donc pas tout le temps recycler de vieilles idées extérieures à ce que je vis au jour le jour car ce serait de la triche pure et simple (et je déteste la triche).
4) Lire des livres afin d'y trouver de nouvelles idées, d'améliorer son écriture, d'en faire des comptes rendus : sur ce point, au moins, je garde le cap, moussaillon !