L'amertume du canari

Léandra et moi nous asseyons à la terrasse de la Maison du Peuple. Elle me montre son nouvel appareil photo : un bridge. « Ouais, je sais, toi tu n'aimes pas trop les bridges ! », me lance-t-elle. Je n'ai encore rien dit, mais il est vrai que, pour en avoir reçu un en cadeau d'anniversaire il y a des années, je ne suis pas un fanatique de cette gamme hybride coincée entre le compact et le reflex.

Un bridge, c'est un peu comme un ornithorynque. Queue de castor, bec de canard et pattes de loutre ? Non : assemblage hétérogène et contre-nature.

« Oh, mais c'est un objectif Leica tout de même !
— Oui, et il y a un zoom de malade. Tiens, essaie !
— Mazette ! Un zoom optique 24x !... Et avec un bon stabilisateur ! »
(Ha, ces progrès que l'on fait constamment en optique...)

« Tu peux jouer sur la profondeur de champ en modifiant l'ouverture du diaphragme... Plus la valeur ici est petite, plus le diaphragme est ouvert et plus la netteté de l'image est réduite dans l'espace...
— Romain m'a déjà expliqué tout ça plusieurs fois, mais à chaque fois j'oublie !
— Là, par exemple, je vais te photographier en laissant l'arrière-plan flou. Ha ben merde, ça ne marche pas ! »

Si je vois Léandra aujourd'hui, c'est aussi pour l'échange : je lui rends son petit ordinateur portable et elle me passe, en attendant, son vieil ordinateur dépourvu de batterie, dont le ventilateur, faisant autant de bruit qu'un système de ventilation d'une salle informatique des années soixante, énerve apparemment tellement Jonas, le puriste linuxien, que ce dernier en soupire de mécontentement à chaque fois qu'il voit la bête. Léandra me prévient : « Il faut beaucoup de temps pour le démarrer. Souvent, je le laisse branché pour ne pas avoir à le rallumer. Et j'ai rien nettoyé, hein... Il y a plein de trucs assez personnels sur le bureau... » ― Je suis curieux de nature mais j'ai sans doute trop de conscience morale pour essayer de chercher activement les « trucs assez personnels ».

Léandra part demain, seule, à Marseille avec son ornithorynque bridge récemment acquis. Elle logera à L'Estaque, le quartier portuaire peint à de nombreuses reprises par Cézanne.

Mary, deuxième du nom, est à nouveau de service au bar. Si elle avait disparu de la circulation depuis plus d'un mois, me dit-elle, c'est parce qu'elle préparait ses examens d'architecture à La Cambre... A-t-elle réussi ? Je ne sais pas, j'ai oublié de lui demander... Mais elle continue de sourire en tout cas !

« Chez mes parents, j'ai regardé une émission sur les aquariophiles, me raconte Léandra.
— Ha ?
— Y a des Européens qui vont jusqu'en Thaïlande pour acheter des poissons combattants !
— Ha.
— Là-bas, le combat de cette espèce de poisson est un vrai sport national... Ils mettent deux Combattants dans un petit bocal et les deux poissons commencent par se tourner autour... Ensuite ils s'attaquent en s'agrippant par la bouche, parfois pendant très longtemps, jusqu'à ce qu'un des deux ne meure. C'est celui qui a la mâchoire la plus développée qui survit.
— Bigre ! »

J'explique à Léandra : « Quand j'étais petit, on avait un canari à la maison. Un jour, mes parents l'ont mis dehors, au milieu de la terrasse, dans sa cage... Soudain, une buse s'est précipitée sur lui : depuis le ciel, elle avait vu la petite proie ― ça a une de ces vues, ces animaux-là ! ― mais pas la cage, qui est tombée lourdement par terre... La buse fut surprise et s'en alla, et le canari fut sain et sauf... Mais plus jamais il ne chanta comme avant ! Il devint aigri et mourut quelques mois plus tard... » (Je me demande jusqu'à quel point ma mémoire est fiable à ce sujet : plus tard, ma mère confirmera l'histoire de la buse, mais ne se souvient absolument pas du reste.)

« Je suis allée voir avec Jonas à la Cinematek un vieux film japonais intitulé La Femme des sables... L'histoire d'un gars, du genre "scientifique", qui fait une pause dans un village en plein désert. Les habitants l'hébergent pour la nuit. Ils le font descendre à l'aide d'une échelle dans une des maisons, où vit une femme seule. Le lendemain, il se rend compte que l'échelle a disparu et qu'il est prisonnier... » Léandra se contrefiche de garder secrète l'intrigue et me révèle donc la fin du film. Ça me donne envie de le voir !

Certaines personnes seraient-elles toxiques ? Entraîneraient-elles les autres dans leur sillage personnel fait de tristesse, de déprime, de mauvaise humeur et de misanthropie ? ― Je n'en sais rien mais si la chose est humainement possible, je dois avoir un très haut taux de toxicité ! (Et c'est que j'en serais fier, en plus...)

Mais peut-être est-ce justement l'inverse ? En me lisant, peut-être certains se disent-ils avec bonne humeur : « Eh bien ! Je croyais être mal en point, mais regarde donc celui-là ! »

Je suppose que pour de nombreuses personnes sensibles, Cioran constitue le comble de la toxicité.

Mais j'ai lu quelque part que le philosophe roumain, pourtant si désabusé et pessimiste dans ses écrits, aurait été dans la vie de tous les jours d'un abord très agréable, voire joyeux. Si c'était effectivement le cas, quoi de plus naturel, tout bien réfléchi ?

Jamais nous ne sommes obligés de lire quoi que ce soit ; par contre, nous ne décidons pas toujours spécialement de nos rencontres physiques. ― Ne pas avoir peur d'être toxique/pessimiste par écrit, mais se retenir dans les contacts sociaux ?

Le soir, je fais croire à Gaëlle que je ne la vois pas. Comme tous les petits enfants, mi-amusée, mi-apeurée, elle tente d'attirer mon attention par des gestes, des touchers, des appels. À la fin du jeu, je lui demande : « Croyais-tu que tu n'existais plus ? » Pour toute réponse, elle me montre sa main droite (!) et me dit : « Non, je savais très bien que j'existais, car je voyais encore ma main ! » (Elle reprend sans le savoir l'argument de G.E. Moore dans Preuve d'un monde extérieur.)

Des groseilles et des framboises ! Donnez-moi des groseilles et des framboises par milliers et je serai le plus heureux des hommes ! (Et de la rhubarbe aussi, si possible.)

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