Archives mensuelles : février 2014

Stan le miraculé

(Avec Gaëlle, Léandra, Léah et Andrew dans la fabuleuse Galerie des Dinosaures du Musée de l'Institut royal des sciences naturelles de Belgique. — Je me dis que si je devais accueillir à nouveau des Français de passage à Bruxelles, je leur ferais en tout premier lieu visiter ce muséum, ne fût-ce que pour les fameux iguanodons de Bernissart qui sont toujours installés dans la vieille aile conçue par l'architecte bruxellois Charles-Émile Janlet.) 

Il s'appelle BHI 30331, Stan pour les intimes. C'est un Tyrannosaurus rex âgé d'environ 65 millions d'années (datant de la toute fin du Crétacé supérieur donc) dont le squelette a été découvert en 1987 et exhumé en 1992 dans la formation rocheuse de Hell Creek, aux États-Unis. Sur l'un des panneaux explicatifs devant son moulage grandeur nature, je peux lire le texte suivant2 :

Stan le miraculé
Le squelette de Stan le T. rex porte les traces de nombreuses blessures : côtes cassées et ressoudées, vertèbres cervicales fusionnées ou immobilisées par un surplus d’os... Et puis, il y a ce trou à l’arrière de son crâne : il correspond parfaitement à une dent de T. rex ! En fait, la plupart de ces blessures ont pu être infligées par d’autres tyrannosaures (vivaient-ils en groupe ? se disputaient-ils les mêmes proies ?) mais il y a survécu : elles étaient guéries ou en voie de guérison. 

La description de ce tyrannosaure mutilé laisse planer un curieux (mais pas spécialement désagréable) sentiment d'étrangeté. — Pourquoi ? — Parce que c'est étrange ! — Pourquoi « étrange » ? — Parce ce que ce monstre-là, unique jusqu'à un certain point, était en vie il y a 65 millions d'années environ. Il a, selon toute vraisemblance, combattu avec d'autres monstres du même genre. Le combat a laissé des traces, au point que tout être humain normalement constitué peut aujourd'hui encore facilement constater, s'il observe les bons endroits du squelette (ou de la copie du squelette), que Stan le T. rex s'est battu mais n'en est pas mort : c'est étrange ! — Mais pourquoi donc ? Cela n'a rien d'étrange : cela montre simplement la persistance de minuscules indices à travers le temps, même à l'échelle géologique ! L'exercice de la paléontologie demande une enquête minutieuse. — Justement ! C'est étrange. Et c'est d'autant plus étrange que je peux me promener dans cette galerie et regarder ces squelettes sans trouver cela étrange. Comme si toute cette exposition était un simple divertissement. Nous trouvons tout normal, parce que nous sommes habitués à tout. En fait, nous traversons la vie sans nous rendre compte de sa totale étrangeté, de sa totale absurdité. — Absurdité ? — Mais oui ! Je vois cette carcasse et je l'imagine agiter ses petits bras, mordre, dévorer, etc. J'imagine ce squelette, qui partage tout de même de nombreux points communs avec moi, manger de la chair fraîchement tuée. J'imagine la viande descendre dans un œsophage et atteindre un estomac qui tous deux n'existent plus depuis des millions d'années. J'imagine son cerveau, ses yeux, etc. remplissant une partie de son crâne... — Et ? — Et c'est étrange et absurde à la fois que nous puissions observer tout cela, et aussi que nous puissions le comprendre et l'étudier. Autrement dit que la vie ait lentement évolué jusqu'au point où une espèce puisse observer et même s'auto-observer. Mais nous aussi, nous ne serons un jour qu'un lointain souvenir dans le laboratoire de l'évolution. Le simple maillon d'une chaîne (ou peut-être même pas !). À quoi bon donc toute cette dépense d'énergie ? Et pourquoi est-ce que je passe mon temps à réfléchir à tout cela, et pourquoi même est-ce que je passe une partie de mon temps à écrire, à étudier, etc. alors que cela n'a aucune importance ?

(Le dialogue intérieur continue longtemps de cette manière, au moins jusqu'à la salle des baleines, mais je ne le montre presque pas. À la fin de la visite, je me calme et achète un recueil d'essais écrit par le sympathique et intelligent Stephen Jay Gould, intitulé Comme les huit doigts de la main, ainsi que Le Hasard et la Nécessité de Jacques Monod, un texte que — comme le notera Andrew — tout le monde connaît mais personne n'a lu. J'achète aussi deux figurines de dinosaures pour Gaëlle et un mug à l'effigie de Stan le T. rex, mug dont la destinée est de devenir mon nouveau récipient à café au boulot : on a les destinées qu'on peut.)

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1 « BHI » pour Black Hills Institute of Geological Research. Voir notamment cette page du site Web de l'institution, où une réplique à l'échelle réelle de Stan peut être achetée pour la modique somme de cent mille dollars.

2 Repris du dossier didactique disponible en ligne, p. 26.

Yéti

Ce qui me frappe à chaque fois que j'écoute un album de Can : le mélange presque surréaliste entre décontraction et précision chirurgicale. — Can ? Le groupe de maniaques le plus cool du monde.

La voix de Malcolm Mooney dans « Father Cannot Yell » (Monster Movie, 1969) est une graine de punk semée sur un terrain encore relativement vierge. Quant au morceau phare « Soap Shop Rock » d'Amon Düül (Yeti, 1970), il contient en germe toute une pousse de « post-rock » qui ne sortira de terre que plus de vingt ans plus tard : il suffit pour s'en convaincre d'écouter la dernière partie du morceau en question, ce mouvement d'environ six minutes intitulé « Flesh-Coloured Anti-Aircraft Alarm » dont le violon tourbillonnant constitue en quelque sorte le lointain ancêtre du violon de Sophie Trudeau dans les longs fragments instrumentaux de Godspeed You! Black Emperor.

Ce qui me plaît chez des auteurs comme Wittgenstein, Kraus ou Musil : la minutie apportée au détail. Il n'y a chez eux aucun relâchement ; l'emplacement de chaque virgule est pensé avec un soin extrême. Et si je déplace une seule de leur virgule, je commets la pire des trahisons !

« Parfaire, jusqu'à l'excès, même ce qui est invisible — surtout ce qui est invisible ! » : voilà qui pourrait être le mot d'ordre d'un perfectionniste.

Presque plus personne ne semble se soucier de l'authenticité d'un texte. « L'auteur importe peu, seul compte le message », entend-on.  Ainsi retrouve-t-on, entre autres absurdités, Lao Tseu en spécialiste du burnout et Albert Einstein en chantre de l'astrologie. — À chaque fois qu'une corruption du langage est perpétrée (consciemment ou inconsciemment), une vérité flambe.

« Hyper, hyper, hyper... Hyper. »

Samedi 16 novembre 2013 en début de soirée, à la sortie de la Maison du Peuple, cette jeune femme s'adressant à un groupe de fumeurs : « Non, mais j'te jure, y a un gars, là, il était tout seul et voulait prendre une table pour quatre personnes, quoi ! J'étais hyper vénère ! J'avais envie de lui dire... »
Un jeune homme du groupe : « Ouais... "Mais casse-toi, quoi ! Mais casse-toi !" »
(Tant de violence verbale envers ma petite personne !)

Samedi 2 décembre 2013, cette conversation dans un tram. La jeune femme : « 1984 d'Orwell, c'est... Non mais c'est... C'est hyper, hyper, hyper intéressant. Hyper. 1984... Hyper intéressant. »
Le jeune homme : « Ouais, clair. Et y a aussi Le Meilleur des mondes de... Eh merde, je ne me rappelle plus de qui c'est ! Bref. C'est hyper cool aussi, ça, Le Meilleur des mondes... Et en plus, ça a été écrit dans les années soixante. Le mec, il était trop précurseur !
— C'est clair, c'est clair. Le mec, c'était une sorte de génie, quoi. »
(Un hypergénie ?)

Samedi 15 février 2014, sur un banc de la station de métro de la gare du Midi, cette jeune femme :
« Dans ma famille, la connerie touche une personne sur deux. Marion et moi, on est cools. Mes deux autres frères, ils sont chiants. »
(Une pensée : « Il ne faudrait pas grand-chose pour faire de cette phrase un double présupposé : que les gens cools ne sont jamais touchés par la connerie et que les gens chiants le sont toujours. C'est faux car il y a des cools intelligents, des cools cons [des coulcons ?], des chiants intelligents et des chiants cons [des chiancons ?], cette dernière catégorie étant sans doute la pire de toutes. Quoique. »)

Aujourd'hui, sur un banc de la même station de métro, à ma droite, une jeune femme parle longuement au téléphone de son voyage à l'étranger, et surtout des habitants qu'elle a rencontrés : « Ils ne sont pas comme nous. Ils détestent les prises de bec. Pour eux, si tu n'es pas d'accord, tu ne dois pas le montrer. Ils refusent le débat, la plupart du temps. Par contre, ils sont cools et vraiment très accueillants. Ha oui, et ils ont aussi beaucoup de difficultés avec les idées étrangères ! Ils comprendront avec beaucoup de peine un concept qui sort complètement de leur habitude... »
(Parle-t-elle des Québécois ? Non : des Taïwanais !)

Au même moment, au même endroit, à ma gauche, une jeune femme (encore et toujours) parle à son amie :
« Il est vraiment taré... Il m'envoie des messages sans aucun sens...
— Comme quoi ?
— Ben regarde : "Je vais te tuer puis je me suiciderai" !
— Ouais, bah, il est jaloux, quoi ! »

Parcimonie

Le mérite n'a rien à voir avec ça. — Petite réunion à Bruxelles, en mode automatique. J'ai l'impression de passer pour un gars méritant et travailleur mais pas très malin, alors qu'en réalité la description inverse me conviendrait sans doute mieux. Déjà durant mes études secondaires, j'étais confronté à ce quiproquo humiliant : en dernière année, j'avais même reçu le prix de « l'élève le plus méritant » (que je ne méritais pas) parce que mes professeurs croyaient généralement que j'étudiais beaucoup pour des résultats pas trop mauvais.

De la facilité de (mal) mentir. — Lorsque je ne suis pas convaincu par ce que je raconte, lorsque je joue la comédie, je ressens un profond malaise et je suis persuadé que ce malaise est directement détecté par mes interlocuteurs : la fausseté et le mensonge sautent aux yeux ! Mais de temps à autre, je me rends compte que ces mêmes interlocuteurs continuent de me parler normalement, comme si la conversation n'était pas du tout biaisée dès ses fondations. C'est sans doute pour cette raison — parce que la plupart des protagonistes d'une discussion superficielle sont incapables de dissocier le vrai du faux, ou parce qu'ils y arrivent mais qu'ils se fichent royalement que ce soit vrai ou faux — qu'il est si facile (et tentant) de mentir.

Un exemple de ressentiment. — À la Maison du Peuple, en début de soirée. Je n'ai pas d'autre choix que d'écouter la conversation des deux femmes assises à la table en face de la mienne. Le dialogue est fortement déséquilibré : l'une parle, parle, parle ; l'autre écoute, écoute, écoute. Parfois, celle-ci entrecoupe le monologue de la première par des « Hmmm », « Roooh ! », « Eh ben ! », « Ha bon ? », « Elle a osé ? », etc. (J'ai appris il y a peu que c'est ce que le linguiste Roman Jakobson appelait la « fonction phatique » du langage, c'est-à-dire une fonction qui n'a pas pour vocation de communiquer une information, mais seulement de faire en sorte que la communication se passe sans entrave : par ces quelques mots glissés ça et là, l'allocutaire montre qu'il est attentif au discours du locuteur.) — De quoi est composé ce monologue ? De ressentiment, uniquement de ressentiment ! J'ai rarement eu l'occasion d'observer un aussi bel exemple de ressentiment se prolongeant sur plus de deux heures. Tout le monde passe à travers la moulinette de l'aigreur de cette dame : collègues, amis, famille... Sa vie ne semble faite que de gens qui viennent à sa rencontre pour profondément la décevoir de par leur comportement inhumain, mauvais, hostile, voire sadique. « Peut-être est-ce le cas ? », me suis-je dit, « Peut-être tous ces gens sont-ils des "méchants" qui la tourmentent sans cesse ? » Mais il est beaucoup plus facile de comprendre la situation personnelle de cette dame si on lui applique une sorte de lex parsimoniae : c'est elle qui a un problème avec le monde et non le monde qui a un problème avec elle.

Dinosauria

À quoi tient une vocation. — À la Porteuse d'Eau, tandis que Léandra prend part à une assez longue discussion téléphonique avec Jonas à l'extérieur du restaurant, Andrew me raconte qu'enfant, il était passionné par les dinosaures. Il collectionnait les figurines qui à l'époque, précise-t-il, n'étaient souvent que d'une seule couleur en raison des contraintes de fabrication. Le Musée de l'Institut royal des sciences naturelles de Belgique n'a plus de secret pour lui : adolescent, il a même été jusqu'à assister à la diffusion de Jurassic Park dans le Muséum en compagnie d'un parterre de paléontologues amusés (voire hilares) des parti-pris scénaristiques du film. Plus tard, au cours d'un éphémère retour de lubie, il s'est procuré The Dinosauria, un livre de référence qui, contrairement aux habituels ouvrages de vulgarisation sur les dinosaures, ne présente aucune illustration fantaisiste, mais seulement ce que l'on sait vraiment sur ces animaux d'une autre époque : des informations taxinomiques, des représentations de squelettes, etc. Le jeune Andrew a un jour sérieusement pensé devenir paléontologue, mais il a abandonné l'idée. « Pourquoi ? » À cause... d'une expérience traumatisante de cours de dessin en école secondaire. Pour être paléontologue, il faut être bon en croquis, m'explique-t-il, et son expérience du dessin (et plus particulièrement du dessin à l'encre de Chine et au Rotring) est pour le moins douloureuse. « L'informatique n'aurait-elle pu résoudre le problème ? » Non, d'après Andrew, elle n'aurait pas réussi à supplanter le regard : quelqu'un sachant dessiner possède une vision plus juste d'un site de fouille, donc pour être un bon paléontologue (ou archéologue), il faut être un bon dessinateur : voilà qui est tranché pour l'instant.

Le temps long. — L'époque des dinosaures fascine en partie parce qu'elle est très lointaine. « Ces créatures ont existé, mais il y a tellement longtemps ! », « Certaines étaient si démesurément grandes ! » : voilà de quoi susciter l'intérêt d'un enfant, du moins d'un enfant éveillé. — Ensuite la discussion bifurque un court instant vers cette capacité de la vie à s'accrocher à tout prix, malgré les extinctions massives. Depuis qu'elle est apparue sur Terre, elle n'a jamais été entièrement détruite : la vie survit, et ce sous des formes adaptatives extrêmement variées. Il serait très présomptueux de considérer l'humanité comme un chef-d'œuvre téléologique, comme une finalité indépassable : peut-être l'humanité est-elle une branche vouée à disparaître à court terme ? Ou peut-être est-elle destinée à se transformer radicalement au cours du futur million d'années ? Ou peut-être... autre chose ? — Brève évocation du transhumanisme. (J'ai Nietzsche en tête, forcément). — Je mentionne le projet de Clock of the Long Now financé par ce surdoué maniaque de Jeff Bezos (patron d'Amazon)... puis Léandra revient.

L&J. — Comment est-il possible de s'empêtrer à ce point dans une histoire sentimentale qui, à travers les ans, a été une telle source de tensions à la limite du supportable ? (En matière de temps parcouru, cela donne : 1035 jours depuis leur première rencontre fulgurante et 1017 jours depuis la première évocation connue d'une situation relationnelle pour le moins conflictuelle.) La courbe tendancielle de leurs disputes et de leurs réconciliations ressemble à celle des fluctuations de la conjoncture dans une économie de marché, mais en plus rapide encore. (Actuellement plongé corps et âme dans l'histoire économique de la Belgique, j'ai tendance à comparer l'économie à un être vivant, et vice versa.) — Andrew la comprend et trouve tout cela « très triste » : c'est un monstre d'empathie qui s'inquiète beaucoup pour la santé physique et morale des gens qu'il aime. En ce qui me concerne, cela fait longtemps que je ne comprends plus le comportement de Léandra à ce sujet. Je passe sans doute parfois pour un être insensible (ce que je ne suis pas, du moins il me semble). Fidèle à une ancienne promesse, je ne commente plus en direct. Il n'empêche que je reconnais de moins en moins Léandra quand elle est dans cette fébrilité très pénible (pénible pour elle, pas pour moi) : elle qui en temps normal est si douée pour cerner les comportements humains perd tout sens de la mesure lorsqu'elle fait face à une situation personnelle à très haut potentiel émotionnel. L'absence de résignation lui pourrit l'existence : elle refuse de passer à autre chose et de prendre en ligne de compte cette simple idée qui me paraît pourtant la seule sensée aujourd'hui : si cela avait dû marcher, cela aurait marché depuis longtemps.

Ennemi

Une représentation théâtrale de L'ennemi, à Presles.

Il faut toujours qu'il y en ait au moins un dans le public. Je veux dire : un enfant idiot... Il a entre cinq et dix ans et ne comprend rien à la scène qui se joue devant lui. Il rit au mauvais moment et pose à voix haute des questions particulièrement stupides durant le spectacle. C'est déjà raté pour lui. C'est triste. Ses parents ne lui ont-ils jamais appris que c'était impoli de parler lorsque des comédiens jouaient ? Non, sans doute pas : en fait, ses parents semblent tout aussi stupides et imperméables. — Imperméables à quoi ?

« Il est très énervant, le garçon à droite  », me chuchote Gaëlle.
Je me sens moins seul.
Lorsque j'avais le même âge qu'eux, je les vouais déjà aux gémonies, ces petits cons.
Mais j'ai trente-quatre ans aujourd'hui.
C'est surtout moi qui ai un problème.

Surprise

Au « Flandre », à Namur. J'annonce à Gaëlle qu'une surprise va arriver, mais elle ne comprend pas. La surprise, c'est mon père : pour voir sa petite-fille, il est venu en train d'Armentières, petite commune française au nord-ouest de Lille surtout connue pour son passé textile. Il y habite désormais avec son compagnon qui, en ce moment même, est parti en Alsace pour accueillir ses parents. Ceux-ci ne savent pas qu'il est homosexuel : plus de douze ans qu'il leur cache cette vérité qu'ils n'accepteront semble-t-il jamais. D'ailleurs, « papa et maman » lui présentent ponctuellement... une femme à marier ! C'est d'un loufoque.

Il faudrait sans doute plus d'un article de journal pour démêler la trame de cette histoire ; pour expliquer de quelle façon mon père a fini, à presque soixante ans, par faire son coming out ; pour tenter de comprendre pourquoi il a quitté ma mère après plus de trois décennies de mariage, pour sortir avec un homme beaucoup plus jeune que lui. Lui-même affirme ne pas pouvoir l'expliquer complètement. Serait-ce... l'amour ? (Ha !) Quoi qu'il en soit, il laisse ma mère dans une belle bouse faite de problèmes financiers et, depuis peu, de santé défaillante.

Je me rends compte qu'il s'agit d'une situation très banale. Et aussi : que je suis incapable de juger, de prendre parti pour l'un ou pour l'autre. Et encore : que je ne suis absolument pas choqué par quoi que ce soit. Faudrait-il que je le sois ? Pour tout dire, ce n'est pas mon problème. — Je voudrais qu'on applique à ma propre personne les mêmes principes de non-ingérence, bien que je sois parfaitement incapable d'opérer un tel acte de destruction et de reconstruction. (Oui, je suis tenaillé par une sorte d'éthique incapacitante ; je suis un homme faible incapable de la moindre incartade. — Et ce constat ne fait absolument pas de moi quelqu'un de sympathique ou de fiable, bien au contraire !)

Colombophilie

Le « Mabille ». — De bon matin, Lodewijk : « Dans ton texte de 2012 sur le syndicat des employés, dans la partie consacrée à la question royale, tu dis qu'en 1951, Léopold III a abdiqué en partie à cause d'une "menace de sécession de la Wallonie" durant les événements de l'été 1950. Or, je ne retrouve pas l'information. Et il n'y a pas de note de bas de page pour ce paragraphe-là. »
(Sueurs. Où diable ai-je pu trouver cette information ridicule de sécession wallonne ?)
« Ce n'est pas une accusation, hein... Je n'arrive simplement pas à retrouver l'info. »
(Passage aux toilettes. Réflexion. Pas de note de bas de page ? Tilt.)
Je reviens dans son bureau : « C'est sans doute dans le "Mabille". Ils nous avaient demandé de supprimer les notes de bas de page qui faisaient référence au "Mabille", parce que l'ouvrage était trop généraliste et les événements connus de tous. Tu t'en souviens ?
— Non.
— Pas grave. C'est sans doute dans le "Mabille" ! »
De retour à mon bureau, je feuillette fébrilement La Belgique depuis la Seconde Guerre mondiale de Xavier Mabille et je retrouve rapidement l'extrait en question, page 41 : « Des témoignages existent, attestant le risque de sécession de la Wallonie dans cette phase ultime, particulièrement aiguë, du dénouement de la question royale. »
(L'honneur est sauf, mais pas entièrement car l'air de rien, dans mon article, je ne développe pas exactement la même idée que le politologue : il prend des pincettes et parle de l'existence de témoignages, alors que je contourne le problème en en faisant quelque chose de bien plus réel. Misère, encore une erreur !)

Colombophilie. — Ma collègue de bureau Wynka s'isole de plus en plus souvent dans « le pigeonnier », une pièce du deuxième étage où elle peut écrire sans être dérangée par la sonnerie du téléphone et par le va-et-vient des collègues et des visiteurs. J'ironise : « Désormais, si l'on me demande le métier que j'exerce, je pourrai dire que je suis colombophile, car je partage mon bureau avec une pigeonne. » Ce à quoi l'on me répond, à raison d'ailleurs, qu'utiliser le terme « colombe » serait tout de même plus seyant.

Nous sommes déjà oubliés. — Ce colloque auquel Charlotte doit participer en mars la hante. Elle ne veut sous aucun prétexte qu'on en fasse la promotion : mieux vaudrait qu'on l'oublie complètement et que personne n'assiste à sa communication qui sera, elle n'en doute pas un seul instant, « du grand n'importe quoi » (elle aussi souffre du syndrome de l'imposteur). Elle trouve toute prise de parole en public « irréelle » et ne veut pas laisser de trace dans le cours du temps. Elle se fait du souci pour rien car, un jour ou l'autre — et plus rapidement qu'elle ne le croit sans doute —, son vœu sera exaucé. Marc Aurèle constatait déjà à la fin du IIe siècle (Pensées pour moi-même, livre IV, paragraphe 191) que « [c]elui qui est avide de gloire posthume ne s'imagine pas que chacun de ceux qui se souviendront de lui mourra bien vite lui aussi, suivi aussitôt par son successeur, jusqu'à ce que tout souvenir de lui se soit éteint à petit feu. » L'inverse est tout aussi vrai : celui qui craint que la postérité n'accroche son nom au tableau d'honneur de l'humanité oublie qu'on l'oubliera bien vite, lui aussi, que ce soit dans dix, cent, mille ou dix mille ans ; et que par conséquent ses craintes de résister longtemps à l'érosion du temps sont elles aussi injustifiées.

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1 Nouvelle traduction de Frédérique Vervliet aux éditions Arléa, p. 48.

Méthodes

Au travail en ce moment, un exercice intéressant : dans le cadre d'une prochaine publication, nous devons résumer plus de 180 ans d'histoire de Belgique en très peu d'espace (quatre-vingt pages au grand maximum). Un exemple extrême : pour introduire un chapitre, je suis chargé de présenter les caractéristiques générales de la période 1914-1939 en... une demi-page ! (Pratiquement, cela signifie que j'ai dû synthétiser le déroulement de la Première Guerre mondiale, ses conséquences, les évolutions politiques et sociales de l'entre-deux-guerres, le suffrage universel, le krach d'octobre 1929, la Grande Dépression et la montée des totalitarismes en Europe en moins de 2000 caractères.) Certains de mes collègues, soucieux du petit détail superflu, en feraient des cauchemars. Quant à moi, grand adepte de l'explication synthétique et des grandes généralisations, je m'en délecte !

L'exercice paraît facile de prime abord, mais c'est un leurre : l'histoire, traversée par les exceptions et les contingences, supporte très mal l'induction. Plus je diminue la taille de mon texte, plus ce que je raconte risque d'être faux. Pour éviter pareil écueil, je dois être d'autant plus précis que mon texte est court. Il existe néanmoins un seuil de saturation au-dessous duquel je ne puis descendre. Par exemple, si je devais résumer les causes de la Première Guerre mondiale en un seul terme, je n'y arriverais pas. (Mais il est tout de même intéressant de noter que dans pareil cas, ma mémoire me ressort directement un de ces mots hérités d'un cours d'école secondaire, voire primaire : « Archiduc » !)

Pour le moment, mon bureau ressemble à un champ de bataille : des photocopies et des livres sur l'économie belge (un autre sujet qui m'a été attribué) se battent pour arriver au-dessus d'une pile de joyeux bordel. Curieusement, alors que je refuse qu'une fourchette soit de travers lorsqu'elle est posée sur une table, ce chaos-ci ne me dérange absolument pas (c'est un véritable paradoxe que je n'ai pas encore résolu). Curieusement aussi, je m'y retrouve parfaitement : j'ai feuilleté tous ces livres et je sais quelle page je dois lire pour avoir accès à tel ou tel type de renseignement. Et comme d'habitude, je ne prends aucune note. Un jour, je me noierai dans la marée d'informations que j'aurai moi-même engendrée (et ce sera bien fait pour ma gueule).

Technique de ma collègue Wynka lorsqu'elle rédige : elle écrit un premier jet, puis un deuxième, puis un troisième, etc. Et aussi : elle surligne des pans entiers de son texte (en évolution constante donc) en jaune/bleu/vert pour se rappeler de ce qu'elle doit encore revoir/corriger/développer. Je la vois travailler de cette manière depuis cinq ans. C'est efficace pour elle (elle travaille très bien) mais j'ai tout de même le plus grand mal à comprendre comment c'est possible. L'idée même de « premier jet » me répugne : soit une chose est finie, soit elle ne l'est pas ; il n'y aucune place pour un entre-deux. — Quand j'observe Wynka travailler, je me rends compte du contraste saisissant entre sa procédure et la mienne. Car si je veux passer à un nouveau paragraphe, il faut que celui d'avant soit clôturé, autrement dit qu'il n'y ait plus aucun problème en suspens. C'est à cette seule condition que je peux écrire un second paragraphe. Et lorsque celui-ci est rédigé, il faut que je relise le tout (le premier et le deuxième paragraphe donc) afin de voir si le texte forme un flux homogène. (C'est sans doute la raison pour laquelle écrire un long texte suivi est un calvaire : parce qu'il faut que je relise constamment tout ce que j'ai rédigé, du début à la fin).

Souvenir d'une vieille discussion à la Bibliothèque royale, concernant la rédaction de mon mémoire :
« J'en suis seulement à l'introduction.
— Mais l'introduction, tu dois l'écrire en dernier lieu !
— Non. J'écris tout en suivant, de la première à la dernière ligne.
— C'est une très mauvaise idée. Tu vas te planter. »
(Erreur, erreur !)

Bruit de fond

La force de l'habitude. — Malgré ma promesse solennelle de ne plus être esclave du temps qui passe, je suis troublé lorsque je constate que des jours vides s'intercalent dans mon journal. C'est comme si j'avais laissé derrière moi quelque chose d'inachevé ; un gouffre que je devrai coûte que coûte remplir de mots un jour ou l'autre.  Et il faut donc que je me convainque, à grand renfort de pensées rassurantes, que c'est comme ça, que je dois laisser couler. Je devrai me le dire un certain nombre de fois encore avant que la nouvelle habitude (celle de ne pas écrire tous les jours) ne remplace l'ancienne.

Évolution. — Je pensais ne pas avoir changé, mais maintenant que je relis ce que j'ai écrit il y a deux ou trois ans (les débuts de mon premier journal et aussi, pour je ne sais quelle raison, cette fameuse réponse que j'ai envoyée le 22 décembre 2010 à Annabelle — lui disant à quel point je l'aimais, qu'elle était belle, etc. alors qu'elle était déjà définitivement perdue), je perçois mieux le chemin parcouru. J'étais le même, mais en plus hésitant (j'abusais des points de suspension) et en trop prolixe (je détaillais tout ; j'étais incapable de condenser, de généraliser). J'étais aussi beaucoup moins froid : j'avais, je pense, une meilleure idée de ce que signifiait le partage et j'avais une vision plus chaleureuse de ce qu'était l'amour.

Bruit de fond. — Il y a quelque chose qui ne change pas : la Maison du Peuple de Saint-Gilles. Je suis l'étranger qu'on accepte mais qu'on ne voit pas vraiment. Tout au plus me demande-t-on parfois si la chaise devant moi est libre. C'est donc un endroit parfait car tout ce dont j'ai besoin pour me concentrer, c'est justement de cette solitude accompagnée, de cette tranquillité entourée d'un brouhaha incessant.