Jodorowsky's Dune

Vu ce dimanche dans la nuit : Jodorowsky's Dune de Frank Pavich, un documentaire qui retrace l'extraordinaire aventure que fut, au milieu des années 1970, la réalisation (non aboutie) du film Dune d'Alejandro Jodorowsky.

Un créateur mégalomane, voilà ce qu'est ce « Jodo » : il voulait faire de ce film quelque chose d'énorme, une œuvre d'art à part entière qui toucherait l'humanité en plein cœur. Il explique la genèse du projet : « Michel Seydoux [producteur français de cinéma et fondateur de la société Camera One] m'a appelé de Paris et m'a dit : "Holy Mountain est un succès. Je veux faire un autre film avec toi. Fais ce que tu veux !" Il a dit : "Je produirai n'importe quoi. Que veux-tu faire ?" J'ai répondu : "Dune !" Et il a dit oui. Je n'avais pas lu Dune, mais un ami l'avait adoré. J'aurais pu dire Don Quichotte ou Hamlet. J'aurais pu dire n'importe quoi. J'ai dit Dune. » Ce que voulait avant tout Jodorowsky, si j'ai bien compris, c'était adapter au cinéma une immense fresque romanesque épique, un récit intemporel dont l'auteur n'est qu'une simple courroie de transmission. Et dans le monde de la science-fiction, Dune de Frank Herbert est effectivement l'exemple par excellence de ce genre de chose — avec peut-être Fondation d'Isaac Asimov (saga intelligente mais sans aucun style) et plus récemment les formidables Hypérion et Endymion de Dan Simmons (qui eux révolutionnent le genre et sont d'une autre trempe) —, une sorte d'Iliade des temps modernes, de Guerre et Paix futuriste.

Jodorowsky ne parle pas vraiment d'adaptation, mais de réappropriation totale de l'univers de Dune. Il avait une vision très personnelle de l'intrigue. Il voulait par exemple faire du duc Leto un castré qui, pour avoir un fils, aurait donné à sa concubine Jessica, à défaut de sperme, une goutte de son sang ; et il voulait également faire mourir Paul à la fin du film, physiquement du moins, car spirituellement, son esprit aurait essaimé l'ensemble de l'humanité. Dans le documentaire, Jodorowsky a recours à une analogie très étrange et assez dérangeante, celle du « viol de la mariée » : « Pour faire un film, on ne doit pas respecter le roman. C'est comme quand on se marie : on part avec la femme tout en blanc. Si on respecte la femme, on n'aura jamais d'enfant. Il faut ouvrir la robe et... violer la mariée ! C'est pareil avec un film. J'ai violé Frank Herbert, mais avec amour ! »

Pour réaliser sa vision, Jodo a recruté une petite armée de guerriers d'élite (ses Fedaykins ?) entièrement dévoués à sa cause et à qui il a laissé une grande marge de manœuvre. Il faut dire qu'il ne s'est pas entouré de manchots. Pour le storyboard, il a reçu le précieux concours du talentueux Jean Giraud, alias Mœbius, rencontré par hasard chez son agent : « J'ai utilisé Mœbius comme une caméra. Je lui disais : "Tu avances. Tu fais un travelling. Tu fais un gros plan." [...] Il n'était pas seulement un artiste de grand talent, il était aussi très rapide. Il était surhumain. » Comme technicien, Jodo voulait Douglas Trumbull, surtout connu à l'époque pour les impressionnants effets spéciaux de 2001, l'Odyssée de l'espace. Mœbius et lui sont allés le voir, à Los Angeles, mais le courant n'est pas passé : « [Trumbull] se donnait trop d'importance. Pendant qu'on parlait, il a répondu quarante fois au téléphone. Quarante ! Il parlait de lui avec beaucoup de vanité. C'était un grand technicien, mais pas un homme spirituel. Il ne pouvait travailler à la création d'un film prophétique. Il aurait fait un film technique. [...] J'ai dit : "Je ne peux pas travailler avec vous." Et on est partis. » Mais Jodorowsky ne s'est pas découragé : il était dépositaire d'une vision, il ne pouvait donc pas échouer. Alors qu'il était à Hollywood, il a visionné Dark Star, le premier long métrage de John Carpenter, dont le montage et les décors étaient l'œuvre d'un jeune inconnu du nom de Dan O'Bannon. Ça en jetait beaucoup moins que les effets spéciaux de 2001, mais qu'importe : Jodo a directement flairé le talent et il a tout de suite su que cet O'Bannon était l'homme de la situation ! La première rencontre entre les deux hommes fut surréaliste et psychédélique, et O'Bannon rejoignit rapidement le projet. Jodo ne s'est pas arrêté en si bon chemin : pour la conception des vaisseaux spatiaux et des bâtiments, il a recruté Chris Foss, illustrateur de couvertures de romans de S.-F. : « Ses vaisseaux avaient des âmes, comme des êtres. » Enfin, pour le côté sombre de l'histoire, il est tombé, encore une fois par hasard, sur le travail de l'illustrateur Suisse Hans Ruedi Giger : « C'est incroyable ! C'est ce que je cherche pour les Harkonnen. La planète gothique, les personnages gothiques... Alors je suis parti chercher Giger. »

Mais ce n'est pas tout. Jodorowsky voulait aussi que chaque ambiance du film (chaque planète) soit jouée par un groupe particulier. Pour le duc Leto Atréides et la planète Caladan, il pensait à Pink Floyd, qui venait alors de sortir le mythique The Dark Side of the Moon. Jodorowsky les a rencontrés mais, très vite, s'est mis en colère : « Ils étaient en train de manger. Quatre types en train de manger des hamburgers. Ils nous ont dit bonjour. Je ne pouvais pas parler, ils mangeaient. J'ai commencé à les insulter : "Vous ne comprenez pas que je vous offre le film le plus important de l'histoire de l'humanité ! On va changer le monde ! Et vous mangez... Vous mangez des Big Macs. Je rêve ?" Ils ont arrêté de manger et ils m'ont parlé. On a discuté d'un grand album avec la musique de Dune. Ça aurait été fantastique. » Pour les acteurs, Jodo voulait entre autres Salvador Dalí dans le rôle de l'Empereur Padishah Shaddam IV, Mick Jagger dans celui de Feyd-Rautha et Orson Welles dans celui du baron Vladimir Harkonnen. Rien de moins, et il a réussi à avoir leur accord ! Dans le rôle de Paul Atréides, il pensait à son propre fils : « J'ai préparé mon fils à jouer le rôle, exactement comme le duc Leto prépare son fils : "Tu dois apprendre le karaté, les acrobaties et ton esprit doit se développer. Tu dois être un génie." Je lui ai trouvé un professeur. Un homme très fort, Jean-Pierre Vignau. Il a appris à se battre avec ses mains, au couteau, à l'épée... » C'est vrai que le fils en question, Brontis Jodorowsky, aurait particulièrement bien convenu pour le rôle de Paul Atréides.

Finalement, ce film n'a jamais été tourné. Ils ont envoyé un luxueux storyboard à tous les grands studios (un livre que, adolescent, je rêvais de posséder sans savoir à quel point il était rare). Tous ont refusé de se lancer dans l'aventure et d'avancer les quelque millions de dollars nécessaires à la phase finale du projet. La durée du film (Jodo parle d'un minimum de douze heures !) y est peut-être pour quelque chose ; la personnalité excentrique et originale du metteur en scène une autre ; et il y a sans doute aussi, de manière générale, l'aspect inconnu, non formaté, qui a inquiété les ténors d'Hollywood. Interrogé à ce sujet, le réalisateur Richard Stanley donne son interprétation : « Hollywood préfère les idées qui lui parlent, comme une association de deux films. Si on dit que c'est Jurassic Park croisé avec Twilight, ou The Hobbit avec The Killing Fields, c'est plus parlant. Arriver avec une idée plus complexe, des thèmes adultes, une certaine ambiguïté, avec un film spirituel et métaphysique, ça fait peur à la majorité des studios. »

Ironie de l'histoire : beaucoup de scènes contenues dans ce storyboard ont par la suite été récupérées par Hollywood, comme les combats de sabres-laser ou la sphère d'entraînement Marksman-H dans Star Wars (qui s'inspire du robot-combattant de Dune) ; quant à Giger et O'Bannon, ce projet a littéralement lancé leur carrière cinématographique : c'est eux qu'on retrouvera un peu plus tard en plein cœur de la conception du film Alien, le huitième passager de Ridley Scott (1979), reprenant des concepts qu'ils avaient développés quelques années plus tôt avec Jodorowsky. Enfin, pour ce qui est de ce dernier, il ne s'est pas laissé abattre par l'abandon du projet : ce film qu'il n'a pas pu tourner, il l'a transformé en plusieurs séries de bandes dessinées, notamment les six tomes centraux de L'Incal avec Mœbius (un chef-d'œuvre qui a marqué mon adolescence !) et La Caste des Méta-Barons avec Juan Gimenez. Un bel exemple de résilience : coupez les deux bras d'un génie et il ne lui faudra que quelques années pour qu'il lui en repousse de nouveaux.

À la fin du documentaire, Jodo exprime une très bonne idée : faire renaître cet incroyable (mais maudit) storyboard grâce à un film d'animation : « Dune sera fantastique si quelqu'un prend ce script, même si je suis mort, et en fait un film d'animation. C'est possible maintenant. Ils peuvent faire mon film après ma mort. » C'est une idée qui me traverse également de temps à autre l'esprit depuis que j'ai lu le livre pour la première fois il y a un peu plus de vingt ans : grâce à l'animation (ou le dessin animé), Dune pourrait devenir un bijou de cinéma, ou à tout le moins de télévision. Avec l'animation, on contournerait assez facilement tous les problèmes liés à la transposition de cet univers compliqué dans un film classique, et on pourrait aussi en faire une série au long cours... Ne reste plus qu'à trouver le directeur téméraire et génial capable de mettre tout cela en place sans en faire une nouvelle daube. Les deux dernières tentatives de mises à l'écran (le film de David Lynch de 1984 et la mini-série télévisée de 2000) étaient en tout cas complètement ratées. La troisième éventuelle adaptation sera-t-elle... la bonne ?

Jodorowsky's Dune.
Un documentaire de Frank Pavich (2013).
Avec A. Jodorowsky, M. Seydoux, H.R. Giger, B. Jodorowsky, R. Stanley...
Durée : 90 minutes.
Site Web officiel.

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