Archives mensuelles : octobre 2014

Le coucou au fond des bois

« Chacun soupire à part soi : que le son du coucou est triste, au fond des bois ! »

Mon papa, au téléphone avec un vieil ami syndicaliste, au sujet du nouveau gouvernement : « Je te l'avais dit, tu t'en souviens ? J'avais dit qu'il faudrait sans doute passer par là ! Il fallait que les gens se rendent compte de la différence entre un gouvernement de coalition, dans lequel les socialistes tempèrent les décisions, et un gouvernement de droite, un vrai. "Vous vouliez un gouvernement de droite ? Eh bien voilà vraiment un gouvernement de droite !" C'est comme ça et pas autrement : pour comprendre les erreurs d'un système, il faut le pousser jusqu'au bout ! » (Après ça, on se demandera encore à qui je ressemble.)

Martin Luther à la diète de Worms, en 1521, où il fut mis au ban du Saint-Empire, aurait dit (ou plutôt n'aurait pas dit, l'authenticité de cette phrase étant aujourd'hui considérée comme très douteuse) : « [...] l'on ne peut conseiller à personne d'agir contre sa conscience. Me voici donc, je ne puis faire autrement. Que Dieu me soit en aide. Amen. »1 — Oh oui, que Dieu nous soit en aide, à nous autres qui ne changeons jamais d'avis. Amen.

Discussion sur les musulmans à qui l'on demande — nouvelle lubie sur la Toile — de se prononcer sur les meurtres perpétrés au nom de l'Islam... et qui parfois se sentent même obligés de vraiment répondre à cette demande. « C'est complètement stupide. On n'est pas obligé de donner son avis sur un événement avec lequel on n'entretient aucun lien. » Mon père : « Oui, je sais que tu n'es pas d'accord avec cette façon de voir les choses. Ta petite-cousine Chelsea n'est pas d'accord non plus. Je sais tout cela. Sans doute que la démarche est stupide, mais il faut que vous compreniez que c'est surtout pour rassurer les idiots que la presse met en avant ces musulmans qui disent : "Pas en mon nom !"... Pour passer un message aux cons... "Vous voyez, les musulmans ne sont pas tous des intégristes assoiffés de sang ! Eux aussi condamnent les agissements des terroristes !" » Ce à quoi je réponds : « Tes idiots risquent de ne pas le comprendre de cette façon, parce qu'en plus d'être idiots, ils sont aussi très souvent foutrement tordus et illogiques. Ils vont le comprendre comme : "Ha, donc ces musulmans ont bien quelque chose à se reprocher !" »

« À l'école, mes copines ne me croient pas quand je leur dis que tu as écrit plein de textes sur moi.
— Eh bien elles ont tort ! J'ai beaucoup écrit sur toi. Tu apparais plus de 200 fois dans ce que j'ai écrit au cours de ces dernières années.
— Et on trouve tes textes dans un livre ? Tu pourrais photocopier les pages où tu parles de moi ?
— Non, c'est un blog... Un journal sur le Web.
— Mais tu pourrais les imprimer alors, pour que je leur montre ?
— Euh...
— Papa, il me faut une preuve, sinon elles ne me croiront pas !
— Et un lien Internet, ça n'irait pas ? »
Des petites filles dans une cour de récréation qui s'échangent des pages et des pages sur ma vie, celle de Gaëlle et celle des autres ; des petites filles dans une cour de récréation qui s'échangent des bouts de papier avec pour seule ligne d'écriture l'URL de mon ancien blog... De ces deux situations, laquelle est la moins ridicule ?

Dans le Carnaval des Animaux de Saint-Saëns, Gaëlle adore « Aquarium », parce que « la mélodie est mystérieuse ». Par contre, elle reste de marbre lorsque je lui fais écouter « Le coucou au fond des bois ». En musique, elle aime le mystère, mais pas encore l'ironie.

Aquarium by Camille Saint-Saëns on Grooveshark
Le coucou au fond des bois by Camille Saint-Saëns on Grooveshark

À « La Braise » à Saint-Gilles, rien ne change, si ce n'est que le restaurant est devenu... une adresse ! Il faut désormais à tout prix réserver pour avoir une table et également choisir, lors de la réservation, une des deux tranches horaires proposées par le patron. Souvenir des « premières fois » où nous étions seuls dans la petite salle tapissée de briques chaudes... À cette époque, Alizé et Pat n'étaient pas loin, Vinge habitait toujours Bruxelles, et aussi : on pouvait venir y manger à la dernière minute sans que le patron ne nous lance un : « Z'avez pas réservé ? Mais faut réserver, mon gars, tu le sais bien ! » — C'était l'âge d'or de « La Braise », mais pas pour « La Braise ».

Le serveur : « Boirez-vous de l'eau avec votre vin ? »
Mon père le regarde en silence, souriant et haussant plusieurs fois les sourcils.
« D'accord, d'accord, je n'ai rien dit, je m'en vais avec mes demandes ridicules ! »
La famille Evenvel a une réputation à tenir.

« Alors, Gaëlle, ce steak saignant ?
— Il est délicieux ! C'est une vraie caresse pour la langue ! »
Prends garde, guide Michelin, Gaëlle arrive !

Le patron n'est pas content : il y a eu un cafouillage dans une réservation et des clients s'en vont manger ailleurs. Moi : « C'est un sanguin ! » Mon père : « Oui, il est comme moi ! » — Dans le discours de mon paternel, beaucoup de gens sont comme lui. Pire : si on buvait ses paroles sans une once d'esprit critique, on parviendrait rapidement à une conclusion fausse et paradoxale, à savoir que l'humanité tout entière est comme mon père.

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1 Mémoires de Luther écrits par lui-même, traduits et mis en ordre par M. [Jules] Michelet, tome I, Bruxelles, Wouters Frères, 1845, p. 49. L'extrait est repris ici.

Âge de pierre

« J'ai achevé un monument plus durable que l'airain, plus haut que les royales pyramides, que ni la pluie qui ronge, ni l'Aquilon ne pourront détruire, ni l'innombrable suite des années, ni la fuite des temps. Je ne mourrai pas tout entier, et une grande part de moi-même évitera la Déesse funèbre. Je grandirai dans la postérité, rajeuni par la louange, tant que le Pontife gravira le Capitolium avec la vierge silencieuse. [...] »
(Horace, Odes, livre III, 30, extrait traduit par Leconte de Lisle.)

Cette salle de réunion est très certainement l'œuvre d'un architecte sadique ou stagiaire (ou les deux) : le plafond, oblique et majoritairement recouvert d'une surface vitrée, laisse passer trop de lumière, renvoie constamment l'écho des orateurs, amplifie le bruit de la pluie (ce qui est plutôt plaisant, tout compte fait) et ne nous protège pas de celui des avions. Mais la cerise sur le gâteau, la véritable touche finale de ce créateur déviant, c'est la passerelle qui nous surplombe. Oui : une passerelle ouverte qui traverse la salle de part en part et qui sert de couloir de passage pour les fonctionnaires de l'étage du dessus (mais est-ce réellement un nouvel étage ou bien seulement un demi-étage, comme dans Being John Malkovich ?). Lorsqu'une personne traverse, il faut arrêter de parler, car le bruit des pas et le claquement des portes entravent l'audition et la compréhension. « Si on remplissait cette salle d'eau, elle ferait un très bon aquarium : les visiteurs pourraient observer les gros poissons depuis la passerelle. » (Aujourd'hui, les gros poissons, c'est nous. Bloup, bloup !)

Quand je l'entends parler de pyrales, je sursaute (mentalement du moins). Parle-t-il de ces horribles petites bestioles, hésitantes dans leur vol, qui deviennent poussière lorsqu'on les écrase ? Mais quel rapport avec les supports audio ? Ha ! Ha ! Pyral ! Le spécialiste de l'enregistrement sur disques et bandes analogiques ! (Et comment dit-on « pyrale » en anglais ? « Borer », le foreur !)

« Les ouvertures de ces canettes d'Ice Tea ne sont pas alignées par rapport au dessin imprimé dessus. Elles sont percées n'importe où. C'est embêtant.
— Oui, en effet. C'est pour cette raison que je préfère cette canette de Fanta. »
Enfin quelqu'un de normal !

« Il ne devrait pourtant pas être difficile de synchroniser le processus, dans l'usine de canettes, de telle façon que l'ouverture soit toujours au même endroit et alignée par rapport au dessin. » Ce serait en quelque sorte le clin d'œil d'un ingénieur perfectionniste, un petit chef-d'œuvre de symétrie qui ravirait tous les amateurs de symétrie de par le monde, et ce serait par ailleurs du plus bel effet dans le rayon d'un supermarché.

Le monde est asymétrique, jusqu'à un certain point. Moi-même, je suis asymétrique ! Pourquoi ne serait-ce pas aussi le cas des canettes d'Ice Tea... jusqu'à un certain point ?

« Dernièrement, au rayon "bières" du Match, à Forest, j'aurais voulu prendre une photo, mais je n'avais pas d'appareil sur moi. Un obsessionnel était passé par là. Toutes les étiquettes étaient tournées dans le même sens. Toutes. J'aurais bien aimé découvrir qui était l'auteur de cette perfection.
— Sans doute un employé qui n'avait rien d'autre à faire...
— Oui, ou un client maniaque ?
— Ou un marchand de bières ? »
Le mystère reste entier.

Comment savoir si nous conservons des films en nitrate de cellulose au sein de nos collections audiovisuelles ? Il y a un moyen de vérification simple : il ne peut s'agir que de films 35 mm et la mention « Nitrate film » sera écrite sur la bande. Il y a un autre moyen : si on ouvre la boîte et si le film commence à s'enflammer tout seul, sans qu'on puisse arrêter la combustion, il s'agit d'un film nitrate. Donc il ne faut pas ouvrir la boîte... Mais si on ne peut pas ouvrir la boîte sous peine d'être brûlé, comment savoir si c'est un film nitrate ?

L'importance d'être constant.  — « Si on devait résumer, l'endroit où sont conservés vos supports audiovisuels doit respecter trois grandes règles : il faut qu'il y fasse froid, il faut qu'il y fasse sec et surtout, surtout, il faut que la température et l'humidité y soient constantes. Froid, sec et constant. Mais si vous ne pouvez respecter qu'une seule de ces règles, respectez la constance. » — Et si, au contraire, l'endroit est chaud, humide et instable ? Je n'ai pas posé la question, car je connaissais déjà la réponse, et elle est désagréable.

« Un des supports les plus pérennes, c'est la pierre. » Et de nous expliquer qu'on ne peut y stocker que quelques bits1 par centimètre carré (ce qui est vraiment très peu, comparé à une bande LTO par exemple), mais que le support peut être conservé et lu pendant très longtemps (dix mille ans sans peine, dans des conditions normales). La tendance générale est la suivante : plus on peut enregistrer de l'information sur un support, moins sa durée de vie est longue. Et ce n'est pas le seul problème : avec l'enregistrement numérique, c'est tout ou rien ; soit on peut récupérer toute l'information, soit on ne peut pas. Il n'y a pas de niveau de lecture intermédiaire, comme dans un enregistrement analogique. Non seulement la détérioration dans le temps de tout signal binaire (inscrit d'une manière ou d'une autre sur un support donné) est inéluctable, mais en plus ce signal n'est pas directement affiché en clair : il faut une machine et une batterie de couches logicielles pour le décoder, le comprendre, le lire. — Il y a là un gigantesque problème, et non pas seulement sur le court terme : lorsque notre civilisation technologique se sera complètement écroulée (ce n'est pas un « si », mais un « quand ») et lorsque les générations lointaines auront oublié, des siècles ou des millénaires plus tard, jusqu'à la grille de décodage de nos systèmes informatiques, elles ne pourront sans doute jamais récupérer l'information comme nous pouvons la récupérer aujourd'hui sur un papyrus ou une peinture rupestre. L'information importante nous concernant devrait donc à tout prix rester disponible sur un autre support que celui-là, qui est bien trop volatil et non directement lisible. Si je voulais (mais je ne le veux pas) que mon journal soit conservé jusqu'à l'an 8000, il faudrait que je le grave dans la pierre ou dans l'airain.

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1 Fondamentalement, un bit n'est rien d'autre que l'unité d'information la plus simple qui soit, un choix binaire entre un 1 et un 0, entre un « oui » et un « non », entre quelque chose et autre chose. Plus simple que le bit, ce n'est plus une information, c'est une certitude. (Oui, il faut absolument que je lise le fameux article de Claude Shannon, ainsi que d'autres ouvrages sur « tout ça ».)

Châteaux & industrie

« Qu'est-ce qu'un château d'industriel ? » — La question a été posée de nombreuses fois aujourd'hui lors d'une (très) longue, dense et foisonnante journée d'étude consacrée au sujet regroupant historiens, historiens de l'art, architectes, propriétaires, etc. Le cadre (le château Mondron à Jumet) est agréable et les interventions sont majoritairement de grande qualité. — Comme dans tout bon colloque réunissant une poignée de spécialistes sur un sujet assez pointu, cette question d'apparence simple en engendre d'autres. Par exemple : est-ce qu'un château dans lequel une activité industrielle s'est développée, sans la composante « habitation », entre dans la liste des châteaux d'industriel ? Ou : faut-il compter les financiers dont l'activité est indirectement liée à l'industrie (par exemple le gouverneur de la Société Générale, un des plus puissants holdings belges aux XIXe et XXe siècles) comme étant eux-mêmes des industriels, et par conséquent leurs châteaux comme étant des châteaux d'industriel ? Ou encore : qu'est-ce qui distingue un château d'industriel d'une autre construction comme une villa d'industriel ? Faut-il se baser sur des éléments quantitatifs (tels que le nombre de pièces ou la superficie des jardins) ou qualitatifs (tels que la manière dont le bâtiment est agencé, intérieurement et extérieurement) ? Mais peut-être se pose-t-on trop de questions et peut-on tout simplement appeler « château » tout bâtiment que les habitants des environs (les ouvriers notamment, qui vivent dans une maison bien moins imposante que celle de leur patron) appellent « château », même si techniquement ce n'en est pas un ? En tout cas, si le château Solvay à La Hulpe n'est pas un château d'industriel, alors je mange mon chapeau.

Typologie des châteaux d'industriel. — Ce vendredi donc, du matin au soir, nous bouffons de la typologie, de la typologie et encore de la typologie (avec une pause café de temps en temps et un « walking dinner » à midi, où certaines personnes continuent de parler de typologie, de typologie et aussi de typologie). Les nombreux cas exposés sont classés, mis dans des cases (ce n'est pas déplaisant). Sans s'être concertés, de nombreux intervenants font appel aux mêmes critères (c'est rassurant). Beaucoup ont recours à une typologie croisée. Ainsi, par exemple, il est possible de classer un château d'industriel selon (1) qu'il est proche de la zone industrielle proprement dite (forte dimension de contrôle) ou (2) éloigné de celle-ci (dimension de plaisance) ; mais il est également possible d'établir un classement en prenant en compte non pas le rapport au lieu, mais plutôt la façon dont le château a été acquis (si on triture le concept, il s'agit presque d'un rapport au temps) : certains capitaines d'industrie (A) font construire leur château, tandis que d'autres (B) rachètent à la vieille aristocratie une demeure déjà construite (il y a là souvent, de la part de la bourgeoisie industrielle naissante, une volonté d'accéder à une classe supérieure en récupérant les apparats de l'ancienne noblesse foncière). Si l'on croise ces critères, on se retrouve avec quatre types de châteaux différents : (1A) ceux construits non loin de l'usine, (1B) ceux rachetés à l'aristocratie, autour desquels se développe une usine, (2A) ceux construits en dehors de la zone de production et (2B) ceux rachetés à la noblesse, situés en pleine campagne, isolés du bruit et de la pollution. Il existe, pour chacun de ces types, de nombreux exemples emblématiques. Par exemple, le château Cockerill à Seraing est une demeure aristocratique rachetée au tout début de la révolution industrielle en Belgique (1817) par James et John Cockerill pour y développer leur industrie (type 1B), tandis que le château de la Croix Saint-Hubert, à l'orée du bois de Rognac, entre Seraing et Neuville-en-Condroz, est un château que les banquiers Chaudoir ont fait construire à l'abri de l'agitation du bassin industriel liégeois (type 2A, du moins si l'on étend l'industrie à l'activité bancaire). C'est un sujet tellement passionnant que je détaillerai sans doute tout cela une autre fois, dans d'autres articles.

Un petit monde d'apparences. — Avec l'expérience, j'ai appris à connaître comment fonctionnait ce genre de journée d'étude et à être beaucoup moins tendu qu'auparavant. Tout cela me demande néanmoins toujours beaucoup d'efforts : être moins tendu ne signifie pas être complètement à l'aise, et certainement pas être naturel. Je suis en représentation et, à la fin de la journée, je suis fatigué d'avoir porté un masque si longtemps. Curieusement, ce qui augmente mon stress n'est pas de prendre la parole devant un parterre impersonnel (quand le sujet me passionne — ce qui est le cas en l'occurrence —, j'adore ce genre d'exercice et je peux même me mettre en scène), mais bien l'idée d'interagir avec des gens, de manière individuelle, personnelle. Il me faut, aujourd'hui encore, énormément d'énergie pour dire bonjour/au revoir à des dizaines de personnes, discuter, prendre des nouvelles, parler de tout et de rien (le small talk — « Ha, quelle magnifique journée pour un début de mois d'octobre, n'est-ce pas ? » — est jusqu'à un certain point inévitable lors de ces rencontres)... Le pire est de devoir décrire où je travaille et ce que je fais dans la vie. Quelle importance ? Les gens s'intéressent-ils vraiment à cela ou est-ce seulement de la politesse ?

Typologie des orateurs. — Il y a, d'un côté, les orateurs dont les yeux ne décollent jamais d'un texte préparé à l'avance et, de l'autre, ceux qui n'y ont jamais recours. Entre ces deux extrêmes, une série de comportements : les orateurs qui lisent leur texte mais qui lèvent souvent les yeux vers l'assistance, ceux qui parlent en s'aidant d'un simple plan, ceux qui ont tout étudié par cœur (ils sont rares), etc. — Celui que j'admire le plus, c'est mon ancien collègue Alain : quand il parle, tout coule avec tellement d'aisance et de douceur... Il a aussi une très bonne mémoire et il arrive à ornementer son discours de petits détails et d'anecdotes donnant du corps et des aspérités à une histoire qui, racontée par d'autres, serait terriblement fadasse. Il y a aussi Claude, qui met tout de suite l'assistance à l'aise avec son air bonhomme et ses traits d'humour pince-sans-rire. — Quant à moi, c'est comme toujours un peu chaotique. Je ne changerai jamais : j'ai posé sur le pupitre onze pages A4 manuscrites rédigées dans l'urgence la veille au soir. Et je n'en ai évidemment pas lu la moindre ligne. Dès le début, je me suis rendu compte que toutes ces phrases n'étaient pas naturelles. Je me suis donc mis à parler de tout ce qui me passait par la tête. Même devant un public, je ne peux pas m'empêcher de réfléchir tout haut. Il a même existé, dans le passé, des occasions où je découvrais, au moment même où je parlais, une nouvelle façon de voir les choses qui m'avait échappée lors du travail « en chambre », et que j'ai développée « en direct » sans trop savoir ce que je disais. Parfois ça passe, parfois ça casse. Aujourd'hui, ça s'est bien passé. C'était beaucoup trop court (« J'avais encore tellement de choses à vous dire ! »), mais ça s'est bien passé quand même.

Typologie du public. — Dans ce genre de rassemblement, je fuis comme la peste les rapaces du gagnant-gagnant, ces personnes qui commencent par vous demander quel est votre diplôme, où vous travaillez et ce que vous faites. Ce n'est pas qu'ils s'y intéressent vraiment, c'est surtout qu'ils veulent savoir si ça vaut la peine de perdre du temps avec vous. Comme à chaque fois, je les observe placer leurs pions (« Puis-je avoir un autographe ? ») et c'est pathétique. (Quand je dis que je les fuis, c'est un travestissement de la réalité où je me donne le beau rôle : je ne les intéresse pas, donc c'est surtout eux qui m'évitent.) Fort heureusement, dans les colloques d'historiens, il y a aussi beaucoup de gens désintéressés, simplement passionnés. C'est avec ceux-là que j'essayent de traîner la plupart du temps, et avec lesquels je me sens beaucoup plus en confiance.