Paris [8/16] — L'affaire des strapontins

À chaque fois que nous allons au théâtre de la Madeleine, c'est pour voir une pièce avec Niels Arestrup dans un des rôles principaux. Il y a quatre ans, c'était pour Diplomatie de Cyril Gély (2011), où il jouait le rôle du général allemand Dietrich von Choltitz, gouverneur militaire du Grand Paris à la veille de la Libération. Aujourd'hui, c'est pour Le Souper de Jean-Claude Brisville (1989), où il campe Talleyrand.

À chaque fois que nous allons au théâtre de la Madeleine, c'est pour assister à une confrontation imaginaire entre deux figures historiques. Dans Diplomatie, le général von Choltitz s'entretenait du sort de Paris (suivre les ordres de Hitler et détruire la ville, ou bien désobéir et la préserver ?) avec le consul de Suède Raoul Nordling, magistralement interprété par André Dussollier. Dans Le Souper, Talleyrand, vieil animal politique, discute du sort de la France (restauration ou république ?) avec le féroce Fouché (Patrick Chesnais), le 6 juillet 1815, soit dix-huit jours après la défaite de Napoléon à Waterloo.

À chaque fois que nous allons au théâtre de la Madeleine, nous sommes placés à un endroit saugrenu. C'est que dans ce théâtre, le moindre espace disponible est converti en siège, parfois au détriment de la qualité de l'expérience. En 2011, installés au second balcon, notre angle de vision était tellement plongeant que nous avions une vue imparable sur la chevelure grise des deux acteurs. Quant au décor, il se présentait comme celui de certains jeux vidéo de la franchise Zelda : un environnement vu de haut. Aujourd'hui, nous sommes installés dans l'un des « foyers » du théâtre, de longs corridors étroits situés en hauteur de part et d'autre du parterre et des balcons. Léandra et moi nous asseyons sur de simples fauteuils amovibles disposés en file indienne. Le point de vue n'est pas idéal : il est oblique et il faut se pencher légèrement pour voir toute la scène. On est très loin du carré d'or. Voilà ce qui arrive quand on réserve des places de troisième catégorie à vingt-deux euros quatre-vingt, mais de quoi vous plaignez-vous, mon bon Monsieur ?

À chaque fois que nous allons au théâtre de la Madeleine, nous oublions de « remercier » l'ouvreuse. (Ou peut-être pas ? Je ne me rappelle plus si nous lui avons donné un pourboire la dernière fois. Andrew, plus au courant des convenances, y avait peut-être pensé, lui.)
Dialogue amusant, démarré par Léandra :
« On a oublié de donner quelque chose à la dame !
— Ha bon ?
— Oui, regarde ! Les gens donnent tous quelque chose après qu'elle les a installés.
— Ha, merde.
— Tant pis, c'est trop tard.
— Mais comment aurait-on pu savoir qu'il fallait donner quelque chose ?
— C'est comme ça, il aurait fallu donner quelque chose. »
Par la suite, j'observe le protocole bien huilé consistant à installer le public en échange d'une petite rétribution. Combien faut-il donner ? Rien n'est dit, tout doit se faire au feeling. Cela se déroule si facilement, pourtant : la plupart des spectateurs semblent coutumiers de la pratique ; l'échange est fluide et ne dure que quelques courtes secondes. Je me sens quelque peu gêné de ne pas avoir saisi ce rituel codifié et d'y être resté insensible... jusqu'au moment où une ouvreuse au premier balcon installe un jeune homme qui ne donne rien non plus ! (Je ne comprends pas l'utilité de ce système de pourboires. Ce serait tellement plus simple, plus facile et surtout plus équitable si tout était compris dès le départ dans le prix de la pièce. Je suppose qu'il s'agit d'une tradition et que tout le monde s'y retrouve plus ou moins, sans vraiment savoir pourquoi.)

* * *

Ils se trouvent pile à notre gauche, un peu en contrebas, au premier balcon. On remarque tout de suite qu'il y a quelque chose qui ne va pas. Le monsieur reste debout dans les escaliers, en retrait, comme un petit enfant qui aurait quelque chose à se reprocher. La dame, elle, est déjà assise. Elle lui lance, agacée : « Allez, viens t'asseoir enfin ! », mais l'homme est particulièrement rétif. La situation ne s'éclaircira qu'un peu plus tard : en fait, ils ne doivent pas être assis là ; ce ne sont pas les places qui sont inscrites sur leur billet. Ils devraient être assis sur les inconfortables strapontins placés contre le mur de l'escalier tout proche ! Léandra et moi ne comprenons pleinement la situation qu'au moment où d'autres personnes arrivent sur les lieux et veulent s'installer aux places qui leur ont été attribuées... et qui sont donc déjà prises.

La dame déjà assise entre alors en action : elle explique aux nouveaux venus que normalement, elle et son mari (?) devraient être assis sur les strapontins, mais bon, enfin, voyez-vous messieurs-dames, « si nous restions à vos places et que vous vous installiez aux nôtres, sur ces jolis strapontins donc, vous pourriez rester ensemble. Je dis ça, je ne dis rien, n'est-ce-pas... » Elle arrive ainsi à les convaincre assez facilement de l'utilité de ce changement de dernière minute, gardant un emplacement plus confortable pour son petit cercle. C'est très gros. C'est pour tout dire de la malhonnêteté pure et simple, mais enrobée dans tellement de miel que ça passe sans problème. — Seraient-ce des manières bourgeoises couramment admises au théâtre le soir ? Une sorte de poing dans la gueule donné élégamment à l'aide d'un gant de velours ? « Nous vous prenons votre place, très chère ! » « Oh, bien sûr, cela va de soi, chère Madame, il n'y a pas de problème ! Et je vous souhaite une très bonne soirée, bien installés sur les sièges plus confortables qui nous étaient à l'origine destinés ! » « Oh comme c'est aimable ! Viendrez-vous prendre le thé dimanche prochain, avec votre fille ? Nous le prendrons au jardin, si les cieux sont cléments... Nous vous réserverons les chaises en plastique. »

J'aurais tellement aimé être à la place des nouveaux arrivants, seulement pour pouvoir retourner l'argumentation de ce grossier personnage comme on retourne une vieille chaussette sale. Même pas besoin d'argumenter, somme toute : il aurait suffi d'invoquer le sacro-saint droit de s'asseoir à l'endroit que l'on a réservé au préalable, au besoin en faisant appel au personnel du théâtre. « Oh non Madame ! Ce sont nos places, pas les vôtres. Allez ouste, sur les strapontins ! »

* * *

Je serais bien embêté si l'on me demandait de raconter (voire même simplement de résumer) cette pièce. Du spectacle en tant que tel, je n'ai presque rien retenu, si ce n'est le décor (la cour intérieure de l'hôtel particulier de Talleyrand, à dominante bleue) et un instant précis, à la fin de la représentation, où de la « pluie » s'est mise à tomber : de la vraie eau semble-t-il, rendant très bien l'ambiance d'une nuit orageuse, amplifiée par les bruits de fronde populaire de l'autre côté des murs. À ce moment, je n'écoutais plus du tout ce que les deux acteurs déclamaient, j'étais plutôt perdu dans mes pensées et captivé par l'eau ruisselante. — J'adore l'eau ruisselante, comme je l'expliquais encore tout récemment d'ailleurs : par exemple, quand je prends un bain, je fais couler constamment un mince filet d'eau froide ; enfant, il fallait même que de l'eau coule sans arrêt dans le lavabo lorsque j'étais présent dans la salle de bain (bonjour l'écologie ; un Fremen n'aurait pas hésité à me tuer s'il avait vu un pareil gaspillage).

Toujours est-il que c'est un problème récurrent quand je vais au théâtre : il y a toujours des instants plus ou moins longs durant lesquels je perds le fil de l'intrigue. Qu'une phrase particulière résonne dans mon esprit ou que la configuration de la pièce se transforme soudainement et voilà que je me mets à réfléchir à tout autre chose, à décliner tout un tas de pensées sans rapport direct avec le thème de la soirée. Dans le cas de la pluie, par exemple, je me suis évidemment demandé quel genre de mécanisme ils avaient installé dans les hauteurs du décor. C'était bien foutu, ce n'était certainement pas un simple machiniste muni d'un bête arrosoir ! Mais je me suis tout de même surpris à imaginer un gars mal assis avec son arrosoir quelque part sur une poutre entre deux projecteurs. Puis j'ai pensé à ce qui arriverait si cet hypothétique arroseur venait à tomber platement sur la scène... « Oh mon dieu ! Y a-t-il un kinésithérapeute dans la salle ? » Alors que mon imagination dérivait, la pièce s'est terminée et il a fallu applaudir. Un peu plus tôt, je me suis rendu compte que cette œuvre s'appelait Le Souper et non Le Dîner et ça m'a fait réfléchir, en plein cœur de la représentation, à l'utilisation du mot « souper » (encore très utilisé en Belgique aujourd'hui pour désigner le repas du soir) en France au XIXe siècle. À un autre moment, je regardais les gens dans le public. Et à un autre moment encore, je pense que je me suis endormi (en tout cas j'ai fermé les yeux) pendant quelques minutes. Ça n'aide pas à suivre, ha non, ça n'aide pas, parbleu !

Pour résumer et conclure... — Je peux dire que la pièce traitait d'un souper fictif entre Talleyrand et Fouché, mais pour le reste, je ne compte pas mentir : je m'en suis complètement (et assez tristement) désintéressé. Je n'ai pas suivi les subtilités de langage utilisées par les deux acteurs et je n'ai sans doute pas compris un dixième des allusions insérées dans le dialogue par Brisville. J'en suis incapable, à moins bien sûr de lire le texte au calme chez moi. Je suis quelqu'un de très lent et de très vite déconcentré. — Le théâtre, ce « machin » qui se passe en direct, ce n'est pas pour moi.

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