Mon libraire est un poujadiste, épisode 7

À Liège, mon libraire attitré lit La DH et rumine dans sa barbe : « Pfff... J'les tuerais, moi... Grmbl... Camps de concentration... Grmf... » Il relève la tête : « Septante djihadistes débusqués à Bruxelles ! Rien qu'à Ixelles, en fait ! Ça devient grave ! » D'où tient-il cette information ? L'a-t-il lue dans sa DH ? C'est tout à fait possible. (Tout est possible quand on lit ce journal.) Je lui demande : « Septante djihadistes ? Mais d'où sortent-ils tout à coup ? » Je n'aurais pas dû poser cette question. Trop tard. « Du cul d'une Marocaine, ça ne fait aucun doute ! », répond-il. Se rend-il compte que son propos est d'une xénophobie crasse ? En tout cas, il se sent obligé d'ajouter : « Enfin bon, faut pas croire, il y a des Belges aussi là-dedans, qui se font endoctriner... »

Il continue sur sa lancée : « C'est à cause de l'éducation, tout ça. Tout fout le camp. On n'ose plus rien dire aux gosses. Veut-on les punir qu'ils ont directement recours aux pires menaces... » Comme pour me montrer le genre de menaces que les enfants sont prêts à proférer, il mime un égorgement à l'aide de son pouce. « Mais où va le monde, je vous le demande ? » Je lui dis : « Le monde, je ne sais pas, mais moi, en tout cas, je vais prendre mon train. » Il quitte alors son air sérieux et se met à rire aux éclats pendant un bref moment : « Au moins, vous, vous savez où vous allez ! Enfin, je n'en serais pas si sûr, avec la SNCB ! »

J'ai des amis qui, après avoir entendu de tels propos, auraient discuté des heures (façon de parler, quoique...) avec ce libraire ; j'en connais d'autres qui se seraient certainement énervés. Autrefois, je lui aurais sans doute sauté à la gorge (façon de parler aussi) pour lui dire tout le mal que je pense de ce genre d'épanchement. Autrefois, j'étais touché physiquement par les discours que je détestais, au point d'en avoir des nausées et de sentir ma fréquence cardiaque augmenter considérablement. — Et aujourd'hui ? Eh bien, j'ai les plus grandes difficultés à me sentir impliqué personnellement quand je lis ou entends des paroles que je désapprouve, même totalement. À force d'avoir retranché une bonne partie de mes émotions dans un recoin poussiéreux de mon esprit, suis-je devenu une sorte de coquille vide, amorphe, lâche et cynique ? Toujours est-il que je me comporte de plus en plus comme un « botaniste » des discours : je les recueille ici et là pour les ajouter à ma petite collection mentale, non sans les avoir au préalable catégorisés et soigneusement classés.

Le discours que je viens d'entendre est facile à cataloguer et tout aussi facile à repérer : c'est un discours d'extrême droite. Il s'agit d'un laïus aux vieilles racines, dont les branches reprennent tristement de la vigueur dans l'atmosphère délétère actuelle. C'est également un bloc monolithique : on repère un premier thème et on sait que d'autres vont suivre rapidement, en tout ou en partie. — Quelques thèmes, lus et entendus de nombreuses fois, en vrac : absence de sécurité, problèmes d'immigration, islamisation de l'Europe, féminisation de l'Occident, étrangers oisifs, jeunes racailles, chômeurs parasites, syndicalistes alcooliques, fonctionnaires fainéants, (socialo-)bobos hors de la réalité, gouvernement corrompu, administrations dysfonctionnelles, mauvaise éducation, déresponsabilisation des parents, manque complet d'ordre et de discipline, transports en commun défaillants, déliquescence généralisée de la société, monopole de la bien-pensance, etc. « Ils » disent grosso modo tous la même chose et ont leurs signes de ralliement : par exemple, sur les forums de presse, « ils » écrivent « P$ » au lieu de « PS » et placent des points d'exclamation partout. On pourrait croire qu'en raison de son côté monolithique, ce genre de discours est facile à démonter, mais il semblerait que ce soit justement l'inverse, au point que je me demande sincèrement s'il est possible de changer fondamentalement la conception du monde de quelqu'un qui a ces idées en tête (voire de quelqu'un tout court), et donc si argumenter sert à quelque chose (c'est un constat général).

Cela dit, quatre heures plus tard, je m'en veux de ne pas avoir réagi, autrement dit de ne pas avoir marqué mon total désaccord. Somme toute, le déballage de mon libraire s'est fait sans anicroche, et il a sans doute dû se dire en me voyant partir que j'étais globalement d'accord avec lui. C'est ce genre de non-intervention qui rend banal et ordinaire un discours haineux, selon la logique : « si personne ne réagit, c'est que j'ai raison ; je n'ai donc pas besoin de me remettre en question ». (Je ne suis sans doute pas cynique, mais je manque cruellement de courage.)

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