Brand

Brand, acte I

Ce matin, je reçois par la poste trois des cinq ouvrages que j'avais commandés : Brand (1866) et Peer Gynt (1867) de Henrik Ibsen1, ainsi que la biographie de Paul Dirac signée Graham Farmelo2. J'ai l'occasion de lire presque d'une traite le premier acte de Brand, malgré les diverses sollicitations familiales et l'incessant babillage de Bob l'éponge sur Nickelodeon.

La scène se déroule en Norvège. Brand, simple vicaire tout de noir vêtu, marche vers l'ouest, le long d'un glacier, en compagnie d'un paysan et de son fils. Il veut rejoindre son village natal. Le haut-plateau (le fjeld) est recouvert de neige et le brouillard est tellement épais que le soleil peine à percer. La personnalité de Brand est révélée dès les premières lignes. Il s'agit de quelqu'un qui ne renonce jamais (et ce « jamais » prend ici tout son sens) : il doit avancer, coûte que coûte, il a « l'ordre d'un grand maître », Dieu lui-même ! Brouillard, crevasses, torrents : rien ne l'arrêtera. Il ne peut renoncer, et si quelque chose ou quelqu'un l'empêche d'accomplir son destin — il se rend à « l'enterrement du dieu des esclaves sur la glèbe », qui agonise depuis mille ans ! —, s'il doit mourir dans l'aventure, alors c'est qu'il devait en être ainsi.

Durant sa marche vers le village, Brand fait trois rencontres, trois « trolls » qui symbolisent ce contre quoi il devra apparemment lutter tout au long du récit : l'esprit veule, l'esprit insouciant et l'esprit sauvage.

L'esprit veule : le paysan et son fils qui accompagnent Brand au début du récit symbolisent le renoncement. Ils finiront effectivement par faire demi-tour, par abandonner la marche pour regagner leur foyer, leur petit confort, laissant Brand continuer seul vers l'ouest. Père et fils rebrousseront chemin au nom de la... mesure, cette horrible mesure ! « Je serai bien au chaud ce soir », tels seront les derniers mots du paysan. Mais avant même de rebrousser chemin, autrement dit avant même de signifier leur renoncement par un acte, le père comme le fils feront savoir à demi-mot qu'ils ne veulent de toute façon pas continuer en compagnie de Brand : « Non, c'est un fou, un enragé ! », « Père, allons-nous-en ! Tout présage du pire mauvais temps et de la pluie ! ». Pourtant, la fille du paysan, habitant près du fjord, est proche de la mort ; elle va décéder d'un instant à l'autre et, pour son salut, elle a besoin de la présence de son père. Ce dernier donnerait sans problème sa fortune, son bétail et sa maison pour la sauver, mais pas sa vie. « Rentre chez toi », lui dit Brand, « ta vie mène à la mort. / Tu ignores Dieu et Dieu t'ignore. »

L'esprit insouciant : Brand continue seul son chemin vers l'ouest, malgré les propos alarmants du paysan et de son fils. Peu après le désistement de ces deux-là, le brouillard se lève enfin et « un clair matin d'été brille sur le fjeld » (tout un symbole). Brand rencontre alors Agnès et Einar, deux amoureux qui se sont promis cent ans de bonheur, rien de moins ! Chez eux, tout est joie, allégresse, danse et réjouissance. Ils viennent de quitter des amis qui ont fait la fête avec eux sans discontinuer. Ils croient sincèrement avoir la possibilité de bannir entièrement le malheur de leur vie. Brand leur crie : « Arrêtez ! Il y a un gouffre derrière vous ! » — Ha, cette ligne est à la fois simple et magnifique ! Je ne pense pas qu'il soit nécessaire d'en expliquer le double sens assez flagrant.

L'esprit sauvage : il s'agit de Gerd, adolescente extravagante et bizarre qui vit en marge du bourg, dans les hauteurs du fjeld. Elle chasse à coup de pierres un vautour qu'elle est la seule à voir. Elle a sa propre église : pas celle, vilaine et trop petite, qui se trouve en contrebas, mais une grande église naturelle, une église de glace qu'elle tient pour véritable lieu de culte et où elle peut se réfugier : « Là-haut, l'avalanche dit l'office ; / le vent prêche sur le glacier, / tu en brûles et frissonnes à la fois ; / Et jamais le vautour n'y pénètre ; / [...] » — Il est possible d'avoir de la sympathie pour cette Gerd. D'ailleurs, Brand lui-même semble lui trouver un certain charme, tout en marquant sa désapprobation : cet esprit sauvage « ferait presque paraître beau son mal ». (Le personnage de Gerd est plus difficile à cerner : pourquoi Brand considère-t-il son comportement comme un égarement ? Est-ce l'absence de culture, de discipline ? Il faudra que j'y revienne.)

Post-Noël

« Deux cavas ? Ha, on voit bien que c'est Noël ! », me lance un des serveurs de la Maison du Peuple. Léandra et moi buvons un apéritif avant de nous rendre à la soirée d'après-Noël organisée par Andrew et Léah chez eux à Ixelles (ils habitent désormais tous les deux dans le même appartement, celui d'Andrew).

Le père de Léandra désapprouve beaucoup de choses dans la vie de sa fille : il trouve que ses amis sont trop intellectuels, qu'elle a deux bras gauches (qu'elle s'y prend mal lorsqu'elle monte un meuble avec sa maman), qu'elle ne tient pas parole (« Tu avais dit que tu ferais un gâteau pour la soirée chez Andrew. Et maintenant tu as décidé de simplement l'acheter ? »), etc. « Il se permet ce genre de jugements avec certaines personnes seulement, notamment avec un vieil ami qui aime bien l'alcool sans être vraiment alcoolique, un peu comme toi en fait ! Chaque fois qu'il le voit, il revient avec cette histoire d'alcool. À un moment, ça ne sert plus à rien ! Faut passer à autre chose... Si seulement il était parfait, mais c'est loin d'être le cas ! » J'apprends par ailleurs qu'il se comporte un peu comme ma mère. En tout cas, lui non plus ne dort plus jamais dans son lit, mais dans un fauteuil de salon. Paraît que c'est un signe de dépression nerveuse...

Lors du souper chez Andrew, je revois Simon, une vieille connaissance universitaire. Il se souvient à peine de moi, mais moi, je me rappelle de lui : à l'époque, il apprenait la guitare et passait certains de ses temps de midi au Cercle d'histoire. Il avait lu un de mes articles dans La Colonne (le journal des historiens) consacré à Godspeed You! Black Emperor et m'avait demandé si j'étais musicien. Aujourd'hui, il est auteur-compositeur-interprète et est de retour en Belgique après un long séjour à Montréal. Il a ramené avec lui son épouse, une conservatrice de musée qu'il a rencontrée là-bas. Une femme intelligente, qui semble s'intéresser à beaucoup de choses.

Chacun a apporté un petit cadeau qui est distribué par tirage au sort en milieu de soirée. Andrew reçoit celui de Léandra : un livre de poche intitulé Osez 20 histoires de sexe aux sports d'hiver. À la demande générale, il se met à lire le début d'une des nouvelles, « Apocalypse fondue », racontant l'histoire d'une femme, Claire, ayant une soif insatiable pour la fondue savoyarde (comprendre : le sperme). Depuis qu'un certain Louis l'a quittée, elle se languit. Avec l'aide d'une vieille dame, elle se met à la recherche d'un certain... Kurtz (un nom qui rappelle le colonel à moitié fou d'Apocalypse Now, d'où le nom de la nouvelle, évidemment). Ce dernier est une véritable légende vivante, une sorte de Néandertalien à la prostate énorme qui n'aurait été repéré ni par la NASA, ni par Google Earth (je n'invente rien, c'est dans la nouvelle). L'histoire n'ayant pas été lue jusqu'au bout, je ne connais pas le destin de Claire : a-t-elle été ensevelie sous une avalanche de... fondue ?

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1 Henrik Ibsen, Brand. Un poème dramatique, traduit du norvégien par Eloi Recoing, Arles, Actes Sud, 2005 ; Peer Gynt, traduction et édition de Régis Boyer, Paris, Flammarion, 1994. Ce qui m'a amené à Ibsen n'est rien d'autre qu'une note de bas de page d'un livre de Jacques Bouveresse tournant autour de la devise radicale de Brand : « tout ou rien ». Comme souvent, une lecture en amène une autre. (Voir ici.)
2 Graham Farmelo, The Strangest Man: The Hidden Life of Paul Dirac, Quantum Genius, London, Faber & Faber, 2009. C'est La partie et le tout de Werner Heisenberg qui m'a amené à Dirac (voir ici).

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