Long John Silver à Charleroi

Cet après-midi, je repars vers Bruxelles. Rien à signaler si ce n'est, sur le quai de la gare de Charleroi-Sud, la présence d'un pigeon unijambiste. Le pauvre animal fait son possible pour marcher droit mais boite à la manière d'un pirate à la jambe de bois. Arbitrairement, je décide de l'appeler Long John Silver, à la mémoire de l'ancien quartier-maître du Walrus dans L'Île au trésor de Stevenson. La ressemblance s'arrête au détail morphologique car, contrairement à Silver, mon pigeon unijambiste n'a pas un perroquet sur l'épaule. Mais peu importe... Si jamais je recroise un jour l'animal sur les quais de la gare, nous irons boire des grogs et nous encanailler dans les bas-fonds de la ville industrielle déchue, en nous remémorant le bon vieux temps de la piraterie.

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Ce soir, Walter nous a invités à une petite soirée dans son appartement en l'honneur de son quart de siècle. Étaient présents : Emily, Léandra, Andrew, Annabelle, Charles-Henri et Frédéric (l'ami historien de Walter), mais pas son ami sarkozyste de la dernière fois. Walter ne sait pas (et ne veut sans doute pas) faire à manger. Tout est donc préparé par les invités : Annabelle et Charles-Henri ont apporté des baguettes et diverses préparations Delhaize (de l'Houmous piquant, de la tapenade d'olives...) pour un copieux apéro ; Emily et moi avons chacun amené une salade ; Léandra et Andrew se sont occupés du dessert (une fondue au chocolat). La maman de Walter avait également préparé une sauce bolognaise, mais personne n'en mangera, à l'exception de Frédéric et d'Andrew, arrivé en retard.

À plusieurs reprises, passe en fond sonore le « Concerto pour une voix » de Saint-Preux, ou plutôt une version légèrement remaniée...

Niveau boisson, je bois lentement deux Leffe triple et un verre de vin rouge, qui me font vite tourner la tête. Ha ! Si ça pouvait continuer comme ça – autrement dit : si je ne pouvais ne boire que trois verres d'alcool en une soirée et être un peu ivre – jusqu'à la fin de ma vie, je serais le plus heureux des hommes ! Je suppose néanmoins que cette non-résistance inhabituelle à l'alcool est tout simplement liée aux molécules de tramadol et de paracétamol qui se promènent encore dans mon sang.

Léandra est très énervée, et ce depuis le début de la soirée. Faut pas l'emmerder ce soir ! Elle a peut-être envie d'être ailleurs ? Walter l'énerve parce qu'il ne fait rien et reste constamment à la fenêtre à fumer ses cigarettes ; Andrew l'énerve parce qu'il commente de manière légèrement critique la présence (rare à la télévision !) de l'économiste Frédéric Lordon à Ce soir ou jamais, l'émission de Frédéric Taddeï sur France 3 ; même moi, je l'énerve apparemment !

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Grosse digression sur Frédéric Lordon vu chez Taddeï : alors celle-là, elle est quand même très poilante ! À tel point que lorsqu'Andrew me dit qu'il a vu l'économiste à Ce soir ou jamais, je me suis vraiment demandé si mon ami se foutait de ma poire, ayant clairement en mémoire une ancienne vidéo du même Lordon démolissant de manière gentiment sardonique la même émission et disant en substance qu'il n'y mettrait jamais les pieds.

Ai-je rêvé ? Non, je n'ai pas rêvé... Plus tard, de retour chez moi, je retrouverai ladite vidéo :  un petit reportage, intéressant au demeurant, intitulé « La stratégie de la vaseline » (2009) dans lequel Lordon explique entre autres – et je suis totalement d'accord avec lui – que développer une analyse alternative (c'est-à-dire sortant de ce que les spectateurs ont l'habitude d'entendre dans les médias) demande du temps et que, de ce fait, c'est une chose quasiment impossible à mettre en œuvre dans le cadre d'un débat télévisé, dont le format est forcément très limité dans le temps. Par ailleurs, les débats télévisés sont très souvent emplis de « contradicteurs professionnels », qui n'ont pas grand chose à dire mais qui n'arrêtent pas de casser et de couper les invités. Pierre Bourdieu en avait d'ailleurs déjà fait à la fois la démonstration et les frais dans l'émission Arrêt sur images, interrompu à tout bout de champ par l'horripilant Jean-Marie Cavada. Mais c'est une autre histoire...

Dans « La stratégie de la vaseline », reportage qui mélange des extraits d'un débat d'Acrimed (datant du 5 février 2009) et une interview de Lordon, ce dernier lance à un moment, faisant rire son auditoire : « Taddeï ? Ha non, non, non ! Mais ça j'ai dit tout à l'heure que non, non ! (...) Non, non, je ne vais pas chez Taddeï. Chez Taddeï, (...) si vous voulez, c'est la variante chic de ce que j'appelle "les talk-shows de pochtrons", quoi. (...) Vous avez RTL : [grosse voix grasse] "Ouaaaais, euh" ; chez Taddeï, c'est [voix pincée] "Oui, euh", mais c'est pareil... Fondamentalement c'est pareil (...). Ce n'est pas tout à fait les mêmes, mais c'est tout aussi inintéressant » (l'extrait ICI).

J'aime bien Lordon : je le trouve souvent très clair, très intéressant et très réfléchi. J'aime également son humour acerbe. Je suis aussi clairement du même bord politique que lui (mais ça, ça ne veut rien dire : je connais plein de gens de gauche qui m'énervent prodigieusement). N'empêche, sur Taddeï, en deux ans, l'ami Lordon a fait un virage à 180 degrés. Ça arrive, me dira-t-on : qui n'est jamais revenu sur une décision, sur un jugement à l'emporte-pièce ? C'est vrai, mais ce qui est vraiment rigolo ici, c'est la comparaison de ce revirement avec le sujet même du débat d'Acrimed dans lequel Lordon prend la parole : pendant une dizaine de minutes, l'économiste s'est royalement foutu de la tronche de tous ces intellectuels, journalistes, critiques qui ont retourné leur veste après le passage de la crise des subprimes, tous ceux qui ont affirmé tout et son contraire dans un intervalle de temps somme toute assez réduit...

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La soirée se termine relativement tôt, un peu après une heure du matin. Léandra et moi nous faisons débarquer en voiture au Cimetière d'Ixelles par Emily, pour prendre un taxi que nous ne prenons pas immédiatement : nous allons boire un dernier verre à la Bécasse. J'ai un énorme mal de tête, je n'ai pas la forme. Léandra, par contre, n'est plus du tout énervée : elle parle beaucoup de Jonas (la vie est-elle un éternel recommencement ?). Après un café (pour moi) et une infusion (pour elle), nous reprenons le taxi vers chez nous.

De retour chez moi, dans mon lit, je m'endors sur... Ce soir ou jamais. Ha !

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