La théorie de la bulle

Ce matin au réveil, en relisant mon texte d'hier à la recherche d'éventuelles fautes d'orthographe (je suis vraiment atteint – comme la tarte), je me dis que la principale critique – ou en tout cas la plus facile – qu'un contradicteur pourrait me faire quand je mentionne l'intérêt d'une "démocratie économique socialiste" (pour résumer) est la suivante : on a l'impression que j'en parle comme si, en Europe, le monde n'était constitué que d'une majorité d'ouvriers "exploités par le Capital" ; comme si je mettais de côté toute la société de service, le secteur tertiaire : le monde est multipolaire mon bon monsieur, il n'y a plus deux blocs distincts, nous sommes dans l'ère post-moderne et tout cela est très complexe. Je n'ai pas de réponse toute faite à pareil commentaire et je ne vais pas en inventer une maintenant juste pour faire le malin. Hier, je parlais d'ArcelorMittal et du secteur sidérurgique : normal donc que je mentionne l'anarcho-syndicalisme et la prise en main des moyens de production par les travailleurs... Mais après ? Il serait en tout cas intéressant de réfléchir à des ajustements théoriques (mais pas aujourd'hui).

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Ce matin, une anecdote... Un nouveau coup de fil de Lewis et un nouveau message vocal : "Hamilton, c'est Lewis... [Gros blanc] Cela fait au moins dix fois que j'essaie de te téléphoner et tu ne réponds toujours pas. Tu sais comme je suis : je vais finir par devenir anxieux... Que se passe-t-il ?". Raaaaaah nondidjû ! Ben il ne se passe rien ! Pourquoi se passerait-il forcément quelque chose de nouveau depuis une semaine ? Je finis donc par suivre le conseil d'Emily et de ma collègue Wynka : j'envoie à Lewis un message pour lui expliquer la situation. Mot pour mot, cela donne : "Salut. Pas besoin de sombrer dans l'anxiété. Tout va bien... Je n'aime simplement pas quand on me téléphone trop souvent. Ça m'oppresse." Est-ce froid ? C'est la stricte vérité en tout cas. 
Car oui, ça m'oppresse. Lewis ne comprendra jamais pourquoi, je pense. Le lui expliquer est très pénible car il ne pige rien. Ce n'est pourtant pas très compliqué : c'est une chose à laquelle j'ai beaucoup réfléchi depuis l'adolescence et que j'appelle "la théorie de la bulle". Autour de moi (comme autour de tout le monde, je suppose ?), se déploie une sorte de "bulle symbolique", c'est-à-dire une sphère au seuil de laquelle une personne entre clairement dans mon espace personnel. La bulle est physique : je n'aime pas les grandes marques d'affection, ni les contacts corporels appuyés – sauf exception ; mais aussi mentale : je n'aime pas quand quelqu'un est trop présent dans mon monde, quand je ne peux pas le fuir, quand je ressens un besoin trop grand de la part cette personne, besoin que je conçois souvent comme une énervante privation de ma propre liberté. Ce que je viens de dire est très résumé et donc faux : dans la réalité, il y a certaines personnes qui peuvent sans problème franchir cette cloison imaginaire, mais il y en a d'autres qui doivent s'arrêter beaucoup plus loin de moi... Lewis est un de ceux qui a le plus de mal avec ce concept, car il est à l'opposé de ma façon de réagir : il lui faut toujours un contact. Par exemple, il aime bien prendre la main des gens quand il leur parle ou bien faire des accolades chaleureuses, choses qu'il étend au domaine auditif et visuel : il faut qu'il entende, qu'il voit les personnes qui comptent (?) pour lui, sinon il se sent abandonné (j'en ai déjà parlé précédemment)... Bref : autant de choses dont j'ai horreur...

Mais qu'importe ! Après ce message, Lewis ne m'a plus rappelé.

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L'après-midi, au travail, je me prends la tête pour un projet que je vais devoir mettre en place alors que je suis en totale contradiction avec l'idée. Explications : en tant que centre d'archives, mon boulot va bientôt recevoir la visite d'une dizaine d'étudiants en histoire, qui devront dans le cadre d'un travail de fin d'année dépouiller des journaux clandestins de la Seconde Guerre mondiale, journaux que nous conservons et que nous allons devoir leur communiquer. Deux solutions : soit fournir aux étudiants les documents originaux en salle de lecture (de loin la pire solution car ce sont des documents fragiles et de valeur), soit leur donner accès à une version digitale, sur un ordinateur. Nous avons choisi la seconde solution car nous avons déjà numérisé ces journaux.

Mais mon chef Lodewijk voit dans le fait de donner libre accès à cette version numérique une série de problèmes. Problème principal : les étudiants vont pouvoir copier ces fichiers sur une clé USB ou se les envoyer par Internet (à leur place, c'est en effet ce que je ferais si j'en avais l'occasion). Problèmes secondaires : en faisant cela, ils ne devront venir qu'une seule fois dans notre salle de lecture (ce qui ne fera pas du bien à nos statistiques de fréquentation) et, par ailleurs, ils pourront diffuser après coup les fichiers qu'ils auront préalablement copiés. Vu que je suis une sorte de "Monsieur informatique" improvisé, Lodewijk me demande de trouver une solution aux problèmes susmentionnés, autrement dit de trouver une façon de cadenasser ces documents numériques, d'en interdire toute copie.

J'ai beau tourner le problème dans tous les sens, il est tellement loin de ce que je conçois en matière de libre circulation d'informations que je le trouve absurde dès l'origine. D'abord, tout simplement, je me mets forcément dans la peau de l'étudiant : si j'étais encore étudiant et que je travaillais sur un sujet donné, je ferais tout pour disposer personnellement des sources dont j'ai besoin et ainsi être indépendant des centres de documentation, car c'est ce qui est le plus logique, le plus pratique. À l'époque de mon mémoire en histoire, je photocopiais et photographiais tout ce que je pouvais (et ne pouvais pas) photocopier et photographier, histoire de ne pas me déplacer trop souvent à Arlon, Namur, voire Paris... En disant cela à mon chef, il m'a regardé assez sévèrement : "Ça ne va pas, ça : si on te dit que tu ne peux pas, tu ne peux pas !" Ha bon ? Si l'archiviste avec qui j'étais en contact aux Archives de France m'avait dit que je ne pouvais pas photocopier "mon" compte du XVe siècle microfilmé, je pense que je serais clairement devenu fou et que j'aurais pris en douce une centaine de photos dudit compte quand même, sans aucun remord... 
Mais passe encore ! Pour moi, le problème est plus général et rejoint la question du libre accès à l'information. L'informatique est une alliée et non un monstre à combattre. Pour cette raison, j'ai le plus grand mal à concevoir la mise en place d'une quelconque barrière informatique... Pour Lodewijk, une telle protection permet à notre métier (l'archivistique) de subsister car le numérique non contrôlé serait un danger : il s'imagine presque la fin de notre institution parce que nous aurions été trop débonnaires dans la libre diffusion de nos collections. Pour moi, c'est exactement l'inverse : c'est le numérique qui nous permettra de subsister. Empêcher des étudiants de copier un fichier et les obliger à venir travailler sur place est presque un non-sens : c'est une lutte perdue d'avance contre une évolution technologique positive en ce qui concerne l'accès au savoir.

Mais bon : ma vie n'en dépend pas et je pense que je vais tout de même arriver, dans ce cas-ci, à faire taire ma conscience et à trouver une solution pas trop horrible, faute de convaincre qui que ce soit...

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De retour chez moi, en soirée, je trouve une deuxième carte postale d'Amy et Zapata dans ma boîte aux lettres. Elle vient du Canada. Amusant : je reçois cette carte après celle de New York, pourtant envoyée plus tard... Ha, les aléas des longs courriers ! (Cette dernière phrase contient un jeu de mots mal foutu et même pas marrant).

Je me souviens que je dois encore réaliser la cartographie de leur court périple aux États-Unis (New York - San Francisco - Yosemite National Park). Cette activité me prend une partie non négligeable de la soirée. Idée : lorsque leur voyage sera terminé (dans six mois environ), j'écrirai dans ce blog un article que je nommerai – simple exemple "Des cartes & des cartes postales", reprenant toutes les cartes que j'ai réalisées pour eux, avec en vis-à-vis le recto des cartes postales qu'ils m'ont envoyées...

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