« Mon âme de papier »

« Le motif principal qui m'a conduit à la tenue [d'un journal] réside dans la façon dont il me permet de m'occuper de moi-même. Le journal sera pour moi un refuge pour tous les jours qui passent pour moi souvent dans l'apathie et l'inactivité, et disparaissent sans laisser de traces dans le crépuscule du passé où ils s'éteignent. Ces jours-là sont les jours où l'on se laisse aller comme dans un rêve, empêché par de minimes circonstances externes contraires, souvent misérables, ou par l'épuisement interne, l'impuissance, le manque de courage, sans pouvoir prendre la décision ferme de se remettre au travail. [...] Il y a des moments dans lesquels on n'a même pas sous la main un livre vivant qui vous réchauffe, encore moins un être humain chaleureux, auprès desquels on pourrait s'enrichir et se réconforter. Dans les moments de cette sorte, le journal doit être ma consolation ! Lorsque dans une longue et aimable journée je n'ai rien fait de durable, je veux au moins consigner cela par écrit, et alors le livre ou bien me donnera quelques pensées ou bien m'en soutirera quelques-unes, de sorte que quelque chose tout de même, que quelques mots malgré tout subsisteront de la bulle d'air, du temps. » (Gottfried Keller, cité par Jacques Bouveresse1.)

Ce matin, dans le train entre Bruxelles et Leuven, j'ai pris la décision de mettre un terme au principe de non-quotidienneté mis en place au commencement de ce blog et de revenir à l'ancien système : celui, assez terrifiant, de l'écriture strictement journalière, avec son lot de difficultés et son aspect beaucoup plus brut et radical, sans fioriture ni préparation préalable. Car comme je devais m'y attendre, l'absence de discipline ne me mène nulle part : pour avancer, j'ai absolument besoin du fouet de la quotidienneté.

Cette décision, qui se trouvait dans un coin de mon esprit depuis dix jours, doit beaucoup au Danseur et sa corde de Jacques Bouveresse (voir l'article précédent) et plus particulièrement au chapitre 6 de cet essai, intitulé « Le journal comme moyen de voir clair en soi-même et de tenir à jour ses comptes moraux ». On y trouve entre autres les raisons pour lesquelles des personnalités comme Ludwig Wittgenstein, Gottfried Keller ou encore le critique littéraire Charles Du Bos considéraient comme vital le fait de tenir un journal en bonne et due forme, du moins à certains moments de leur existence : notamment pour comprendre et sublimer leur vie, même dans ce que celle-ci pouvait avoir de plat, morne, voire anti-héroïque.

Au commencement de son journal, au 1er janvier 1902, Du Bos compare sa démarche avec celle d'un comptable : « Je commence aujourd'hui ce journal — sur un livre de comptes ! Au fait, n'est-ce pas de comptes moraux qu'il s'agira ici ? Dresser chaque soir le bilan de la journée, dire sur cette journée toute la vérité, se mettre en face de soi-même résolument, et ne jamais reculer par préjugé ou convention devant une confession intégrale, tel doit être mon but. Il faut que j'établisse les recettes de ma conscience, et que je m'efforce de les convertir en dépenses fécondes pour les autres hommes2. » Du Bos reprend également à son compte une expression de l'historien Jules Michelet, l'« âme de papier » : « [...] Il y a des jours où notre "âme de papier" n'est plus qu'une âme sur le papier, dans l'acception critique de la formule, mais même alors il ne faut pas se décourager, car à force d'être mise sur le papier, l'"âme de papier" finit par renaître ; — et à ces jours-là succèdent ceux où l'absence se résorbe, où la présence de l'âme est telle que l'"âme de papier" se tait, s'abîme au sein de cette présence même3. [...]  »

Il me semble particulièrement évident qu'écrire un journal est avant tout un exercice que je pratique pour moi-même, pour donner un sens à toutes les contingences de ma vie ; et il est particulièrement évident aussi que la tenue d'un tel journal est d'autant plus importante qu'il ne se passe justement pas grand-chose dans cette vie et que je risque par conséquent fortement de me dissiper. En ce qui me concerne, cette activité ne peut — la chose semble définitivement acquise désormais, pour le meilleur et pour le pire — être réellement fructueuse qu'en la présence d'une contrainte quotidienne : c'est au fil des jours, à force de mettre systématiquement par écrit des séquences de pensées et d'événements dispersés, que mon journal peut prendre forme et faire sens.

Il est également important de tenter d'expliquer pourquoi je ressens le besoin de diffuser ces informations sur ma vie, car je pourrais très bien tenir un journal pour moi seul, sans rien partager (c'est, je pense, ce que fait Andrew). Jacques Bouveresse résume le problème de cette façon : « Celui qui écrit son journal non pas simplement pour son propre compte et son propre usage, mais également pour d'autres et avec l'intention de rendre un jour public son contenu, ne peut échapper à l'obligation de se demander, comme l'a fait Keller, en quoi ce qu'il y raconte peut être susceptible de les intéresser et de les instruire4. » Je peux trouver intéressante ou émouvante la succession des entrées d'un journal que je rédige scrupuleusement, car ces entrées se rapportent à des événements que j'ai vécus et à des pensées que j'ai pensées. Mais que peuvent bien y trouver des lecteurs qui n'ont pas assisté à ces événements et, pire encore, n'ont évidemment pas pu penser ce que j'ai pensé — des lecteurs qui, en tout état de cause, ne sont pas capables de se remémorer tout ce qu'un texte est censé remettre en mémoire — ? En quoi donc les « recettes de ma conscience » peuvent-elles devenir des « dépenses fécondes » pour autrui ? Voici ce que j'ai compris, retenu et extrapolé de ce qu'en dit Wittgenstein : en tant que tel, un morceau de vie n'a ni plus ni moins d'importance ou d'intérêt qu'un autre morceau de vie. Ce qui détache ce morceau d'un d'ensemble terne d'autres morceaux — ce qui le rend différent, captivant, unique ; ce qui l'entoure d'une aura particulière —, c'est la perspective, le point de vue qu'on lui donne. Pour qu'un journal personnel soit un havre et un enseignement pour autrui, il doit, en plus d'être sincère, participer à une sorte de projet esthétique qui consiste à rendre beau ce qui est banal, à placer un événement quelconque sous un éclairage singulier. (Pourquoi ai-je stupidement tenté de retenir mes larmes devant le David de la Galleria dell'Accademia, alors que sa copie conforme installée sur la Piazza della Signoria ne m'a fait aucun effet ? Pourquoi l'emplacement d'un tableau de Rothko est-il presque aussi important que le tableau lui-même ?)

Quand je déclare que ma décision de reprendre un rythme d'écriture beaucoup plus soutenu (d'arrêter de vivoter donc) doit beaucoup au Danseur et sa corde, je ne dévoile qu'une moitié de vérité. Car si l'idée de me remettre à écrire quotidiennement me traverse l'esprit depuis plus d'une semaine, la décision de le faire ici et maintenant tient quant à elle beaucoup plus à un message que Léandra m'a envoyé peu après minuit, dans lequel elle me reproche beaucoup de choses, et notamment celles-ci : de ne pas affronter la vie et de ne pas arriver à me dégager de ces « trucs stupides » que je pense sur moi-même (le discours n'est pas nouveau). — Dire que Léandra et moi sommes en froid est un exemple de déformation de la réalité que je ressors à chaque fois qu'un ami me demande comment elle va ou comment nous allons. La vérité est beaucoup plus triste et prosaïque : je ne peux plus la supporter en ce moment. (C'est quelque chose de physique : j'ai peur de recevoir un message d'elle, message dont j'imagine par avance le contenu, à savoir que je ne suis pas quelqu'un de bien, que je ne me comporte pas comme il faudrait que je me comporte, que je rate quelque chose, etc.) Ce constat ne m'empêche pas de reconnaître qu'elle a raison sur beaucoup de points à mon sujet : je suis quelqu'un qui porte une carapace et j'ai très certainement perdu Maïté parce que j'ai été incapable de réagir à la moindre de ses sollicitations, me réfugiant dans la pornographie et les jeux vidéo (et aussi dans l'alcool, mais elle ne le mentionne pas). Je me demande seulement pourquoi Léandra me balance ces évidences dans la figure presque sept ans plus tard et aussi en quoi de tels propos pourraient améliorer sa situation comme la mienne. Est-il possible qu'elle pense m'apprendre quelque chose en déclarant que j'ai des problèmes relationnels et des addictions ridicules, ou en sous-entendant que si Maïté m'a quitté, c'est en grande partie de ma faute ? Bien sûr que non : si elle m'écrit tout cela, c'est par analogie avec la situation présente où, comme avec Maïté, je perds, par mon absence de réaction, un joyau, une personne qui compte pour moi. C'est donc tout simplement un rappel de ma situation déplorable. Cela ressemble à une attaque, mais cela n'en est pas du tout une : c'est en fait une façon directe de me renvoyer à mes propres contradictions. Je respecte cela. Et je sais que je suis bizarre. Je sais que je peux donner l'impression d'avoir une pierre à la place du cœur. Je sais que je suis à côté de la plaque pour certaines choses de la vie. Je sais ce que mes absences de réaction peuvent avoir de choquant. Je sais tout cela, mais c'est à prendre ou à laisser. Il y a sur cette Terre assez de gens qui ne me ressemblent pas pour redonner de l'espoir à ceux et celles qui désapprouvent mes comportements. —

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1 Jacques Bouveresse, Le danseur et sa corde. Wittgenstein, Tolstoï, Nietzsche, Gottfried Keller & les difficultés de la foi, Marseille, Agone, 2014, p. 142-143.
2 Ibidem, p. 145.
3 Ibidem, p. 146.
4 Ibidem, p. 157.

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