Saut fatal

Chihiro. — Le Voyage de Chihiro de Miyazaki contient tellement de degrés de lecture différents qu'il peut être apprécié tant par des enfants jouant à se faire peur (par exemple Gaëlle aujourd'hui) que par des adultes (par exemple moi) qui, selon leur humeur, verront dans ce film d'animation ou bien un simple chef-d'œuvre de poésie mélancolique, ou bien une virulente critique sociale déguisée, ou bien mille autres choses encore ! — La petite Chihiro incarne à elle seule, sans vraiment le savoir, le courage et la non-résignation face à un monde fantastique tiraillé par les mêmes injustices que notre monde à nous : ouvriers aux conditions proches de l'esclavage, hiérarchie patronale sans scrupules (la sorcière Yubaba et ses subordonnés : des cadres, dirait-on peut-être de notre côté du miroir), prise en compte de l'individu sur base de l'épaisseur de son porte-monnaie... — Le Sans-visage milliardaire, qui dévore sans envie des montagnes de nourriture, offre à plusieurs reprises un monticule d'or à Chihiro, mais celle-ci refuse catégoriquement d'en prendre la moindre pépite : « Quoi que vous fassiez, jamais vous n'exaucerez mon souhait », lui répond-t-elle. Ce Sans-visage peut donc tout s'offrir avec sa fortune, sauf ce qui compte le plus pour lui : la considération et l'amour d'une petite fille, seule capable de vaincre sa terrible solitude de spectre. (L'or produit par ce monstre s'avérera par la suite n'être qu'un vulgaire artifice composé de terre : à nouveau tout un symbole !)

« Qui décide ? » — Même cinéma que la semaine dernière : Gaëlle déclare mieux se plaire à mon appartement (synonyme de jeux et de liberté) que chez sa maman (synonyme d'école et de devoirs). Elle pleure à chaudes larmes. Je la console : « Quand tu seras plus grande et plus autonome, tu pourras choisir chez qui vivre. En attendant, je ne peux pas te garder la semaine. Ce n'est pas moi qui décide...
— Si ce n'est pas toi qui décides, alors qui décide ?
(Bonne question !)
— À vrai dire, personne. »

Mort absurde, I : Franz Reichelt. — David Darriulat (que l'on peut écouter dans l'émission radiophonique Les inconnus de l'histoire sur France Culture) lui a consacré un livre joliment intitulé Un tailleur pour dames au temps des aéroplanes (Edilivre, 2010). Franz Reichelt, tailleur français d'origine autrichienne (encore un Autrichien !) est connu pour avoir testé, le matin du 4 février 1912, un vêtement-parachute de son invention, en se lançant du haut du premier étage de la Tour Eiffel et... en s'écrasant directement 57,63 mètres plus bas (un peu plus encore, en fait, car il était surélevé par rapport au plancher). L'événement fut entièrement filmé et enregistré sur un film Pathé (!) : on y observe d'abord un Reichelt tournant sur lui-même face à la caméra pour présenter son invention sous toutes les coutures ; on le voit ensuite hésiter pendant de très, très (trop, trop) longues secondes, debout sur une chaise installée au premier étage de la tour, avant de finalement sauter ; on le regarde enfin tristement tomber en chute libre (avec cette pensée qui traverse l'esprit : « Ha bon, il y avait deux caméras ! »). Mais sans doute la pire séquence est-elle celle qui suit, montrant des hommes emportant le cadavre pendant qu'un monsieur mesure froidement le trou formé par le malheureux lorsqu'il a percuté le sol. — Le positivisme était encore à la mode, à cette époque !

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