"Cométoutapal ?"

Dès les toutes premières secondes où elle a posé son regard sur moi, depuis une table contiguë à la nôtre, au Supra Bailly, j'ai su qu'elle allait m'emmerder et que j'aurais le plus grand mal à m'en dépêtrer. Espagnole, la cinquantaine, une Leffe blonde devant elle. Saoule, pour autant que je puisse en juger. Et, à moins que mon "radar" soit complètement bousillé — ce qui est tout à fait possible —, à la recherche d'un homme. Elle me regarde de biais. Je ne la regarde pas mais je sais qu'elle me regarde. Curieuse impression que celle de se sentir observé par quelqu'un qui se trouve à la limite de son angle de vision. Elle profite que Mary est partie aux toilettes pour tenter une approche. Elle me dit quelque chose comme :

« Comé... hé... Toutapal
—  Pardon ?
Cométoutapal ?
— Je suis désolé, je ne comprends pas.
Ta... ... nom ?
— Ha ! Je m'appelle Hamilton.
Anébo. Anébo.
— Je suis vraiment désolé, je ne comprends pas...
A-né-bo. 
— Euh...
Onébo ?
— Ha ? "On est beau" ? C'est ça ?
Onébo, si ! 
— Excusez-moi, Madame, mais je ne comprends rien, même quand je comprends tous les mots de la phrase. 
Sitouveu canarette, tou dis stop et onnarette. Papobrème. »
Elle me touche le bras. Je déteste quand on me touche le bras — du moins dans une circonstance pareille. Je lui dis : "D'accord ! Hé bien alors je vous dis stop !" Elle fait un geste de recul mais ne semble pas fâchée. Elle me montre ses mains comme pour me prouver qu'elle est au-dessus de tout soupçon. J'ai l'impression de voir une copie féminine de Vinge. "Papobrème. Onébo. Soiré !" Entretemps, Mary est revenue de sa pause pipi. Je lui fais comprendre mon exaspération à l'aide de mimiques dont moi seul ai le secret. C'est là que la dame repasse à l'attaque. Elle s'adresse à Mary désormais et répète sans cesse : "J'ai escantroisan. En Belgique doupui quotran !" Mary est sans pitié. Elle a une idée : "Hamil, je sais que c'est moche mais la seule manière de nous en débarrasser, c'est de faire comme si elle n'existait pas !" Je suis incapable d'agir comme cela.
La situation m'en rappelle une autre : une discussion avec Lewis à la terrasse du club de badminton. Un homme s'approche de notre table avec en main une cigarette éteinte. Il demande du feu. Je lui prête un briquet. Lewis me demande : "Hamilton, tu fumes ?" Je lui réponds : "Non, tu le sais bien, Lewis, que je ne fume pas, mais j'ai quand même toujours un briquet sur moi." Le gars qui a demandé le briquet s'insère alors dans la discussion et parle de sa vie : "Moi, je fume depuis que j'ai quinze ans..." Il n'a pas le temps de développer, le bougre, car Lewis se tourne vers lui, le regarde droit dans les yeux et lui lance, l'air très docte : "Pourriez-vous nous laisser à deux, s'il vous plaît, Monsieur ?" Le mec est reparti illico presto, sans broncher. 

Dans le cas présent, je dois choisir entre la négation pure et simple (je fais comme si elle n'existait pas), l'acceptation (je continue à l'écouter) et la franchise (je lui dis à nouveau d'arrêter). La troisième solution me semble la meilleure. Après cinq minutes, je lâche donc à la dame : "S'il vous plaît, pourriez-vous arrêter ça ? Je voudrais parler avec elle maintenant...", en désignant Mary.

* * *

Aujourd'hui donc, je passe la soirée avec Mary. Elle me propose de manger chez elle pour le souper puis d'aller boire un verre dans le coin. Deux de ses colocataires sont là : Jerry (dont l'humeur semble assez sombre ce soir) et Fabien. Au menu : des saucisses et une salade de pâtes aux concombres (!) et autres légumes.
Durant le souper, Mary et Jerry s'en vont fumer à intervalle régulier, dans le jardin. Fabien, qui ne fume pas, en profite pour développer son avis sur la cigarette : "C'est très curieux, quand on y réfléchit. On voit des gens fumer et on se dit que c'est normal, car ça fait partie de notre société. Pourtant, on sait qu'en fumant, on réduit son espérance de vie. La cigarette est nocive, mais les gens s'en foutent parce que les fabricants de cigarettes ont réussi à la rendre cool, à la rendre sympa..." (Le pouvoir de la propagande pro-tabac — je ne peux que le rejoindre sur ce point.)

Fabien finit par dire, sous forme de boutade, que "si les fumeurs étaient vraiment intelligents, ils ne fumeraient pas." J'ai un avis différent : "Ça n'a rien à voir avec l'intelligence. C'est une question de mise en balance. Les fumeurs mettent en balance l'instant présent, où ils sont en bonne santé et fument [parce ça leur fait plaisir, parce que ça les rend cool ou parce qu'ils sont intoxiqués] et l'éventualité d'une mort précoce dans l'avenir." Autrement dit : très peu de personnes réfléchissent en termes "rationnels" quand il s'agit de plaisir ; ils se disent : "Ce n'est pas parce que ma tante fumeuse a eu un cancer du poumon que je vais en avoir un..." Si je posais tous mes actes de manière rationnelle (pour autant que ce terme ait un sens), j'arrêterais de boire... Et je m'achèterais un appartement à la mer... Et je promènerais mon chihuahua sur la digue... Et je ferais tout plein de choses toutes aussi fun les unes que les autres.

* * *

Toutes ces péripéties ne m'empêchent pas de discuter avec Mary, que ce soit au Supra Bailly en compagnie de l'Espagnole collante ou au Bistro des Restos, où j'ai l'occasion de voir Ivanovic marquer un quatrième goal contre Naples à la 105e minute. Tout le café saute et gueule car Chelsea est qualifié. C'est chouette. J'en ai rien à foutre.

Une question de Mary pour terminer : quelle est la différence entre "persister" et "subsister" ? Les éventuelles réponses à cette épineuse question ne peuvent dépasser huit pages, merci.

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