Odieux, insensible et paranoïaque (ou pas)

Rêve de philosophe. — J'ai dit ici même que je ne mentionnerais plus jamais Wittgenstein dans mon journal, mais la promesse tient-elle toujours s'il s'agit d'un rêve ? On va dire que non ! (De toute façon, je fais ce que je veux.)
Je suis à une conférence donnée par Ludwig Wittgenstein en personne, qui a lieu dans une salle coupée en deux par un mur percé d'une fenêtre sans vitre et d'une petite entrée (un peu comme dans une cuisine américaine). D'un côté du mur, une sorte de sas d'accueil des visiteurs ; de l'autre, la petite salle de conférence en tant que telle. Il ne s'agit pas d'un auditoire : le sol est horizontal et Wittgenstein reste debout au milieu de la salle, encerclé par un public restreint. Le visage rêvé est celui du Wittgenstein tardif, la cinquantaine bien entamée.

À la fin de la conférence, dont je ne me rappelle pas un traître mot, Wittgenstein reste pour répondre aux questions du public. Contre le mur en partie ouvert, se trouve un tréteau sur lequel sont exposées les dernières parutions du philosophe. Je feuillette un volume richement illustré, intitulé De la nouvelle géographie (ou quelque chose d'approchant). Je n'ai pas d'argent sur moi et me dis que je l'achèterai une autre fois. Par contre, je me souviens avoir pris les Recherches philosophiques dans mon sac à bandoulière.

Après quelques secondes d'hésitation, je prends mon courage à deux mains et décide de me diriger vers le philosophe, qui semble perdu dans ses pensées... Tout le monde a déserté la salle. « Professeur Wittgenstein ! Professeur Wittgenstein ! Excusez-moi, est-ce que je pourrais avoir un autographe ? » Et je lui tends les Recherches. « Mais très certainement », me répond-il, et il prend le livre pour y écrire quelques mots. Je lui dis : « J'ai fait l'histoire à l'université mais j'ai longtemps hésité avec la philo. Cependant, à vous lire, j'ai bien fait de ne pas avoir choisi la philo... » Il me regarde avec de grands yeux interloqués : « Mais non ! Pourquoi donc ? » Je ne sais pas ce que je dois lui répondre.

Après avoir signé mon exemplaire des Recherches, il sort une série de cartes de visite sur lesquelles sont inscrits les noms de diverses personnes qu'il a côtoyées. « À vous de m'aider maintenant ! », me lance-t-il, et il me tend une carte sur laquelle sont notées les coordonnées de Maurice Drury. Je comprends que je vais devoir signer toutes ces cartes en sa compagnie et que ça va durer très, très longtemps...
« Ça te pose un problème ? » — À l'une des deux seules caisses ouvertes du Match de la chaussée d'Alsemberg, en fin de matinée, la file se prolonge jusque dans les rayons. Un vieux monsieur portant des lunettes nasales arrive perpendiculairement à la file et reste planté devant moi avec son caddie. Veut-il passer avant tout le monde ? Un jeune homme derrière moi lui lâche : « La file commence là-bas dans le fond, Monsieur... » Et le vieux d'aboyer : « Je sais ! Mais moi je reste ici ! Ça te pose un problème ? Ça te pose un problème ?... Non ? Ça va alors ! » — Vieux, malade... et désagréable en plus...

Manipulation. — Et voilà qu'il faut que je recontacte Lewis en urgence ce soir. Après un mois de silence, il m'a téléphoné à deux reprises cet après-midi, mais j'avais coupé mon téléphone, comme de plus en plus souvent en ce moment. Voyant que l'appel ne menait à rien, il a téléphoné à Mary pour lui demander de me dire qu'il fallait absolument que je le recontacte. Tout ça pour quoi ? Pour me proposer, une fois au bout du fil, de le voir demain midi... Il sera seul toute la journée... Il a des choses à me dire... « J'ai eu de graves problèmes de santé pas chouettes du tout il y a peu, tu sais... Des neurones qui s'en vont... Ce n'est pas grave si on ne se voit pas, mais ça me ferait tellement plaisir... » Connaissant le spécimen, je sais pertinemment que j'ai devant moi un cas particulièrement appuyé de manipulation : il joue sur la corde sensible (« Je vais très mal ») pour m'apitoyer. Du coup, je me crispe et je n'ai pas envie de le voir. Demain, je ne lui téléphonerai pas. (Mais peut-être suis-je un odieux et insensible paranoïaque qui voit de la manipulation partout alors qu'il n'y a qu'un besoin humain très réel ?  — Mais non !)

Potemkine-Cabraliego. — Mary me rejoint à la Maison du Peuple vers 20 heures. Nous partons directement prendre un verre à la terrasse du Potemkine. L'endroit est curieusement désert  — de menaçants nuages couvrent l'entièreté du ciel, ceci explique sans doute cela —  et le serveur, comme d'habitude, ne pige rien à ce que je lui raconte (j'ai l'impression d'être à Londres).

De la puissance de l'habillement : Mary porte un pull marin du plus bel effet, et force est de constater que ça lui va très bien. À côté des siens, mes vêtements noirs sans aucun style forment un contraste négatif. (Oui, oui, moi aussi je peux tenir un discours superficiel, en me forçant.)

Mary s'est beaucoup investie dernièrement dans une fulgurante relation d'amitié qui a très vite tourné au vinaigre. Pour résumer, et sans entrer dans les détails, elle avait mis beaucoup d'espoir en une femme rencontrée récemment : « Elle disait qu'elle voulait changer le Monde... Pas par petites couches successives mais en s'attaquant directement au sommet de la pyramide... » Samedi dernier, la dame en question est arrivée dans une soirée organisée par Mary et ses colocataires. Elle a fait bande à part avec des amis invités en dernière minute, s'est montrée très désagréable et a même failli passer à la bagarre... Mary est très déçue par toute cette histoire.

Plus tard, Mary m'explique qu'en amour, elle est souvent attirée par des individus qui, inconsciemment, lui font du mal car ils sont dans une phase d'autodestruction. Elle ne tombe jamais sur des personnes stables et équilibrées. Pourquoi les relations sont-elles toujours si compliquées ? — Parce que si ce n'était pas le cas, on s'emmerderait encore plus dans la vie, hé, couillon !

Nous terminons la soirée dans les Marolles, au Centro Cabraliego de Bruselas, une cantine servant de point de rencontre pour les Espagnols et un des seuls endroits de la Capitale où boire de l'alcool n'est vraiment pas un luxe (la Maes est à UN euro !).

« Et toi, de nouvelles rencontres ?
— Non.
— Et la stagiaire, là, à ton boulot ?
— Bof... Je n'essaierai jamais rien de toute façon...
— Pourquoi ?
— Bah !
— Et tu vois encore du monde ?
— Non.
— Léandra, ça va ?
— Je pense que ça peut aller, oui...
— Walter, des nouvelles ?
— Non.
— Emily ?
— Non, non...
— Andrew ?
— Non... En fait je ne vois plus personne, hein...
— Tu ne leur enverrais pas un message ?
— Non, non...
— Vu ta vie actuelle, tu ne risques pas de faire de nouvelles rencontres, en fait, ou alors par hasard, dans un bar... »

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