Feuillage persistant

DANS les toutes premières pages de Société et Solitude (Society and Solitude, 1870), Ralph Waldo Emerson dresse le portrait d’une personne rencontrée lors d’un voyage, un humoriste qui devint au fil des conversations un ami tout aussi intéressant qu’étrange. Après avoir donné un rapide aperçu des qualités de ce nouveau compagnon de route (commentaires pertinents, caractère bienveillant, personnalité sans vice...), Emerson pointe son principal défaut :

« [...] il était incapable de se mettre au diapason d’autrui. Sa volonté était comme paralysée, de sorte que quand il se trouvait en compagnie d’autres gens, dans des relations de tous les jours, sa conversation était indigente et déphasée, comme une jeune fille évanescente. »1

Cette incapacité d'entrer en résonance avec d’autres êtres humains — incapacité dont il était par ailleurs parfaitement conscient — obligea l’ami maladroit à se replier sur lui-même et à quitter la ville pour la campagne. Mais même en cet endroit reculé, « la rivière solitaire ne l’était pas assez pour lui » ; même là, « le soleil et la lune le dérangeaient » :

« Quand il a acheté une maison, la première chose qu’il fit, ce fut de planter des arbres. Il ne parvenait pas à se cacher autant qu’il l’aurait voulu. Mettez des chênes par-ci, des chênes par-là — des arbres derrière les arbres et surtout, mettez des feuillages sempervirents, car ils garderont le secret tout au long de l’année. »2

Comment ne pas être marqué par cette description d’un homme qui, dans le but d’effacer lentement de sa mémoire chaque maladresse commise en société, « parcourait des miles et des miles pour que s’estompent les contorsions de son visage, les tressautements de ses bras et ses haussements d’épaules »3 ? Comment ne pas ressentir de l’empathie pour ce personnage d’humoriste anxieux, pour ce Don, aman du XIXe siècle ?

Si ce blog était un logement de campagne, je ferais en sorte, à l’instar de l’ami d’Emerson, de l’entourer de plusieurs rangées d’arbres au feuillage persistant afin de le préserver minutieusement de tous les regards — de presque tous les regards. Non pas, comme on pourrait le croire de prime abord, parce que je considère que ce que je dis est d’ordre privé ; non pas par élitisme — bien que l’idée d’être accompagné par une horde de juges, de commentateurs, de bornés, d’inquisiteurs, d’analphabètes, d’experts et d’idiots ne m’enchante guère —, mais seulement pour être un tout petit peu plus libre.

J’ai rarement été assez seul pour être exactement ce que je devais être : en compagnie d’autres humains, je ne suis souvent que l’ombre bégayante, fausse, malhonnête, confuse et comique de moi-même. (Ces moments durant lesquels je ne le suis plus du tout ; durant lesquels, au détour d’une conversation d’apparence anodine avec un ami ou une amie, je peux enlever mon masque et parler sans l’intermédiaire d’une opinion préétablie : ces moments sont rares et précieux !) — De la même façon, j’ai rarement été assez seul pour écrire : si je suis lu par plus de deux ou trois personnes, je commence aussi à « bégayer », à être faux, malhonnête, confus, comique.

C'est la raison pour laquelle j’ai voulu avec ce blog éviter à tout prix le risque d’être trop lu. Fort heureusement, aujourd'hui, nul besoin de planter des arbres et d’attendre qu’ils poussent pour disposer d’une cachette confortable : le bruit assourdissant des informations qui se déversent quotidiennement sur le Web submergera très rapidement une prise de parole qui a dès l'origine pour vocation (pour ne pas dire pour volonté) de rester oubliée. — Nous vivons une époque formidable, du moins en ce qui concerne les possibilités de noyade. 

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1 « [...] he could not speak in the tone of the people. There was some paralysis on his will, such that when he met men on common terms he spoke weakly and from the point, like a flighty girl. » (La traduction française utilisée ici est celle de Thierry Gillybœuf aux Éditions Payot & Rivage, 2010. On trouvera la version originale, ainsi d’ailleurs que d’autres textes d’Emerson, à cette adresse).
2 « When he bought a house, the first thing he did was to plant trees. He could not enough conceal himself. Set a hedge here; set oaks there, —trees behind trees; above all, set evergreens, for they will keep a secret all the year round. »
3 « He had a remorse running to despair of his social gaucheries, and walked miles and miles to get the twitchings out of his face, the starts and shrugs out of his arms and shoulders. »

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