Dinosauria

À quoi tient une vocation. — À la Porteuse d'Eau, tandis que Léandra prend part à une assez longue discussion téléphonique avec Jonas à l'extérieur du restaurant, Andrew me raconte qu'enfant, il était passionné par les dinosaures. Il collectionnait les figurines qui à l'époque, précise-t-il, n'étaient souvent que d'une seule couleur en raison des contraintes de fabrication. Le Musée de l'Institut royal des sciences naturelles de Belgique n'a plus de secret pour lui : adolescent, il a même été jusqu'à assister à la diffusion de Jurassic Park dans le Muséum en compagnie d'un parterre de paléontologues amusés (voire hilares) des parti-pris scénaristiques du film. Plus tard, au cours d'un éphémère retour de lubie, il s'est procuré The Dinosauria, un livre de référence qui, contrairement aux habituels ouvrages de vulgarisation sur les dinosaures, ne présente aucune illustration fantaisiste, mais seulement ce que l'on sait vraiment sur ces animaux d'une autre époque : des informations taxinomiques, des représentations de squelettes, etc. Le jeune Andrew a un jour sérieusement pensé devenir paléontologue, mais il a abandonné l'idée. « Pourquoi ? » À cause... d'une expérience traumatisante de cours de dessin en école secondaire. Pour être paléontologue, il faut être bon en croquis, m'explique-t-il, et son expérience du dessin (et plus particulièrement du dessin à l'encre de Chine et au Rotring) est pour le moins douloureuse. « L'informatique n'aurait-elle pu résoudre le problème ? » Non, d'après Andrew, elle n'aurait pas réussi à supplanter le regard : quelqu'un sachant dessiner possède une vision plus juste d'un site de fouille, donc pour être un bon paléontologue (ou archéologue), il faut être un bon dessinateur : voilà qui est tranché pour l'instant.

Le temps long. — L'époque des dinosaures fascine en partie parce qu'elle est très lointaine. « Ces créatures ont existé, mais il y a tellement longtemps ! », « Certaines étaient si démesurément grandes ! » : voilà de quoi susciter l'intérêt d'un enfant, du moins d'un enfant éveillé. — Ensuite la discussion bifurque un court instant vers cette capacité de la vie à s'accrocher à tout prix, malgré les extinctions massives. Depuis qu'elle est apparue sur Terre, elle n'a jamais été entièrement détruite : la vie survit, et ce sous des formes adaptatives extrêmement variées. Il serait très présomptueux de considérer l'humanité comme un chef-d'œuvre téléologique, comme une finalité indépassable : peut-être l'humanité est-elle une branche vouée à disparaître à court terme ? Ou peut-être est-elle destinée à se transformer radicalement au cours du futur million d'années ? Ou peut-être... autre chose ? — Brève évocation du transhumanisme. (J'ai Nietzsche en tête, forcément). — Je mentionne le projet de Clock of the Long Now financé par ce surdoué maniaque de Jeff Bezos (patron d'Amazon)... puis Léandra revient.

L&J. — Comment est-il possible de s'empêtrer à ce point dans une histoire sentimentale qui, à travers les ans, a été une telle source de tensions à la limite du supportable ? (En matière de temps parcouru, cela donne : 1035 jours depuis leur première rencontre fulgurante et 1017 jours depuis la première évocation connue d'une situation relationnelle pour le moins conflictuelle.) La courbe tendancielle de leurs disputes et de leurs réconciliations ressemble à celle des fluctuations de la conjoncture dans une économie de marché, mais en plus rapide encore. (Actuellement plongé corps et âme dans l'histoire économique de la Belgique, j'ai tendance à comparer l'économie à un être vivant, et vice versa.) — Andrew la comprend et trouve tout cela « très triste » : c'est un monstre d'empathie qui s'inquiète beaucoup pour la santé physique et morale des gens qu'il aime. En ce qui me concerne, cela fait longtemps que je ne comprends plus le comportement de Léandra à ce sujet. Je passe sans doute parfois pour un être insensible (ce que je ne suis pas, du moins il me semble). Fidèle à une ancienne promesse, je ne commente plus en direct. Il n'empêche que je reconnais de moins en moins Léandra quand elle est dans cette fébrilité très pénible (pénible pour elle, pas pour moi) : elle qui en temps normal est si douée pour cerner les comportements humains perd tout sens de la mesure lorsqu'elle fait face à une situation personnelle à très haut potentiel émotionnel. L'absence de résignation lui pourrit l'existence : elle refuse de passer à autre chose et de prendre en ligne de compte cette simple idée qui me paraît pourtant la seule sensée aujourd'hui : si cela avait dû marcher, cela aurait marché depuis longtemps.

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