Le petit monde

Brand d'Ibsen, c'est, toute proportion gardée, un avant-goût de Zarathoustra. Quand, au début du deuxième acte, Brand s'adresse pour la première fois aux habitants fades et résignés du petit bourg dont il deviendra le prêtre, on croirait presque lire l'évocation nietzschéenne (et plus tardive) des « derniers hommes », ces êtres prudents qui se contentent d'un petit bonheur, d'une petite vie et qui ne veulent ni se surpasser, ni être un pont vers quelque chose de plus grand qu'eux. — Et puis, Brand aussi se rend à l'enterrement d'un Dieu : il ne dit pas que Dieu est mort, mais que leur Dieu est mort. Le Dieu de Brand, quant à lui, est un Dieu impitoyable, jeune, indomptable, qui cisèle l'humanité à l'aide de très lourdes épreuves : « [...] Voyez, Dieu veut vous tirer de la fange – / un peuple vivant – fût-il faible et dispersé – / puise dans l'adversité vigueur et force ; / l'œil vague acquiert une vue d'aigle, / et il voit loin et il voit juste, / la volonté se forge dans la lutte / et mène le combat, sûre de triompher ; / mais si la détresse n'engendre pas l'action, / la masse ne vaut pas d'être sauvée ! »1 Vers la fin du cinquième et dernier acte, Brand, au sommet de son charisme, parvient à « détourner le troupeau » du discours mielleux et circonspect des administrateurs de la ville (principalement le bailli et le doyen) et à emmener une foule nombreuse vers le fjeld, dans une sorte de croisade destinée à libérer le peuple de Norvège de sa léthargie. Mais l'aventure tourne court, car très vite l'exaltation s'estompe. Les hommes perdent alors patience et commencent à se plaindre : combien de temps cela va-t-il durer ? Qu'a-t-on à y gagner ? Etc. Ils veulent bien donner un peu d'eux-mêmes pour une grande cause, mais pas tout. Alors le bailli et le doyen reprennent le contrôle de la foule et Brand... est chassé à coup de pierres !

Andrew me salue en me disant quelque chose comme : « Ha ? Tu t'intéresses au post-romantisme du grand Nord ? » Mais j'ai peut-être mal compris à cause du bruit ambiant. — Lui se promène avec Comment peut-on être Coréen (du Nord) ?, un essai de Robert Charvin : nous, Européens bercés depuis des siècles par la lancinante berceuse du capitalisme, aurions apparemment les plus grandes difficultés à comprendre une société aussi différente que la Corée du Nord, à tel point qu'en Occident, détracteurs comme partisans du régime nord-coréen ne seraient jamais très loin de la caricature. « Dès les premières pages, il nous avertit que si on n'est pas d'accord avec lui, c'est qu'on n'a rien compris. »

Léah et lui se passionnent en ce moment pour House of Cards.
« C'est une série sur de viles manœuvres politiciennes, si j'ai bien compris ?
— Oh, c'est bien pire que ça ! »

Andrew a lui aussi ses endroits fétiches, évidemment : il a par exemple sa table au Verschueren, celle qui se trouve dans le coin situé à l'angle du mur et de l'extrémité du bar, où l'on peut apercevoir le petit dessin d'un homme à chapeau accompagné d'une bière. Dans le quartier « Louise », rue Jourdan, Andrew a son restaurant italien. Mais celui-ci est rempli aujourd'hui : à l'entrée, des clients attendent déjà qu'une place se libère. Alors nous allons manger dans un autre établissement situé à deux pas, Al Piccolo Mondo. C'est le branle-bas-de combat dans ce petit monde pas si petit que ça : la porte d'entrée vomit des clients et il leur faut ouvrir d'urgence une salle supplémentaire.

Un vieux monsieur bien habillé, l'air inquiet, fait d'incessants allers-retours dans le restaurant, discutant en italien avec certains clients, servant de temps à autre quelques boissons, nettoyant les tables... Il ne semble pas faire partie de l'armada des serveurs. Qui est-ce ? « Ha ça ! Je me suis toujours demandé quel était le rôle de ce vieux monsieur qui faisait des tours dans le restaurant ! », me répond Andrew. — Est-ce le patron ? Est-ce un capitaine ? Est-ce une sorte de vénérable doyen ? (Non, c'est Superman !)

Pendant qu'Andrew parle de Tolkien et de Bilbo le Hobbit, à la table d'à côté, ils discutent des Rosicruciens et de leurs rites initiatiques. L'un des deux hommes en fait partie, si j'ai bien suivi. L'autre lui déclare : « Oui, je sais que ce n'est pas une secte ; qu'il est difficile d'y entrer, mais qu'on peut en sortir sans problème... » Plus tard dans la soirée, le premier s'excite : « Mais bon, sang, heureusement ! Heureusement que Christophe Colomb s'est trompé et a découvert l'Amérique ! » — Ha, je tiens là un bon début de scénario de roman à succès.

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1 Henrik Ibsen, Brand, Actes Sud, 2005, p. 37.

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