Schrödinger 1

Absorption d'ordre. — « Pourquoi mangeons-nous ? » À cette question de prime abord triviale, d'aucuns répondraient sans doute : « Pour récupérer de l'énergie ». Mais que répondrait un physicien ? Un physicien raisonne rarement de la même manière qu'un non-physicien ; un physicien va se poser des questions qui ne nous viendraient même pas à l'esprit, comme : « Comment la vie peut-elle se développer et se maintenir sans bafouer le deuxième principe de la thermodynamique ? » Et tant qu'il ne les a pas résolues, ces questions reviendront probablement le hanter. — Pourquoi mangeons-nous, donc ? Dans son essai Qu'est-ce que la vie ?1 (publié pour la première fois en 1944), Erwin Schrödinger, physicien de son état, bat en brèche cette histoire de « se nourrir pour gagner de l'énergie », qu'il trouve particulièrement saugrenue : « Dans un certain pays progressiste [...], on pouvait trouver dans les restaurants des cartes indiquant, en sus du prix, le contenu énergétique de chaque plat. Il est inutile de dire que, pris littéralement, cela est tout aussi absurde. Pour un organisme adulte, le contenu énergétique est aussi stationnaire que le contenu matériel. Comme, incontestablement, une calorie quelconque vaut autant qu'une autre, on ne voit pas comment un simple échange pourrait servir. » (Dans une longue note de fin de chapitre, il précise néanmoins que cette raillerie sur les cartes de restaurant était hors de propos et que « le contenu énergétique de nos aliments a réellement de l'importance ».) — Mais alors quoi ? Pourquoi un être vivant, s'il veut rester en vie, a-t-il à tout prix besoin de boire, manger, assimiler des nutriments ? Réponse de Schrödinger : si nous mangeons, c'est avant tout pour nous débarrasser de l'entropie que nous produisons immanquablement par le simple fait de vivre. Mais qu'est-ce que l'entropie ? (On croirait presque entendre Madame Betheil dans le Le Bal des casse-pieds avec son fameux « Qu'est-ce qu'un fjord ? ») Selon le deuxième principe de la thermodynamique, l'entropie est la mesure (parfaitement quantifiable) du degré de désordre d'un système : dans un système isolé, l'entropie ne peux jamais diminuer ; elle ne peut que rester stable ou augmenter. Tout système thermodynamique isolé a tendance à se désorganiser (à tendre vers le chaos) jusqu'à atteindre un niveau maximum d'entropie (appelé aussi « équilibre thermodynamique »). Dans un système ouvert (échangeant de l'énergie et de la matière avec le milieu extérieur), l'entropie peut localement diminuer, mais cette diminution sera alors contrebalancée par une augmentation de l'entropie du milieu extérieur. Lorsque l'équilibre thermodynamique d'un système est atteint, plus aucune transformation n'est observée. Chez un être vivant, cette situation d'équilibre est constamment repoussée, du moins jusqu'à la mort et la dégénérescence des cellules : le corps humain est une machine ordonnée qui lutte à tout moment contre le désordre. D'où la réponse de Schrödinger : la matière vivante « évite la décomposition vers l'équilibre » en se nourrissant de ce qu'il appelle de l'« entropie négative », tout en précisant que ce terme est impropre (s'il s'était adressé à des seuls physiciens, il lui aurait préféré celui d'« énergie libre », explique-t-il en note). Autrement dit, pour préserver notre très haut degré d'ordre (notre faible entropie), nous avalons des « états extrêmement bien ordonnés de matière » (de faible entropie aussi donc) : des végétaux ou bien des animaux qui ont eux-mêmes mangé des végétaux ou d'autres animaux. Par la suite, nous les rejetons sous une forme beaucoup plus désordonnée. En dernier ressort, si les végétaux (et donc la vie) ont pu se développer sur Terre, c'est grâce à la lumière du soleil, puissant réservoir de faible entropie. Le fait que les êtres vivants arrivent à réduire leur entropie n'est pas en contradiction avec le deuxième principe de la thermodynamique, puisque la Terre n'est pas un système isolé et échange de l'énergie avec le système environnant (le système solaire et au-delà), de telle manière que si l'on prend le système dans sa globalité, l'entropie ne diminue pas. — Cette réponse de physicien est très intéressante, car elle permet de balayer toute tentative d'explication vitaliste, selon laquelle la vie serait mue par une sorte de force vitale, surnaturelle, inexplicable physiquement parce que contredisant le deuxième principe de la thermodynamique. En ramenant la vie à quelque chose de mesurable et en accord avec les principes de la physique, Schrödinger dit en quelque sorte chercher.

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1 Erwin Schrödinger, Qu'est-ce que la vie ? De la physique à la biologie, Christian Bourgois Éditeur, 1986. [Première édition anglaise : What is life?.] Les extraits repris ici sont tous issus du chapitre VI intitulé « Ordre, désordre, entropie », p. 123-134.

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