Quand, au cours de sa carrière syndicale, mon père parlait de la Centrale générale, il plaçait souvent dans la conversation que c'était la plus riche de toutes les centrales professionnelles de la FGTB. Métallurgiste dans l'âme (et donc appartenant à une autre centrale), il ne pouvait s'empêcher de rajouter à chaque fois avec une pointe de moquerie : « C'est normal qu'ils sont riches : ils ne font jamais grève ! » — Ce congrès statutaire que je vis aujourd'hui de l'intérieur, s'il ne me donne pas une estimation de la richesse en question, me fera en tout cas dire que les organisateurs ont, un peu comme John Hammond dans Jurassic Park, « dépensé sans compter » (le film me laisse de marbre, mais j'adore l'expression !) : le simple fait de loger et de nourrir midi et soir environ 800 participants pendant trois jours a déjà dû en tant que tel coûter un pont1. — Mais il y a autre chose de plus impressionnant que ces ridicules histoires d'argent : l'organisation générale du congrès. Tout coule, l'exemple le plus incroyable étant sans doute cet énorme restaurant où les quelque 800 personnes mentionnées plus haut mangent au même moment et où une cohorte de serveurs débarrasse les tables et distribue les plats à très grande vitesse, sous le regard vigilant d'un manager qui, en présence de cet incessant va-et-vient, reste d'un calme olympien. (Aucun doute : ces gens sont des professionnels.)
Tout le monde ici a le tutoiement facile : c'est franc, c'est direct. J'aime ça et j'ai l'habitude : de par mon éducation, je passe moi-même très (trop ?) rapidement au tutoiement. — C'est un très vieil usage dans les syndicats : on est entre nous, on fait partie du même camp ; il n'y a pas de « vous », mais un « tu » ; il n'y a pas de « madame » ou de « monsieur », mais simplement un « camarade ». À ce sujet, une anecdote amusante, reprise par l'historien des idées Marc Angenot2 : celle de Jean Jaurès, bourgeois malgré lui (mais essayant alors de se soigner), prenant la parole lors d'une assemblée ouvrière à Carmaux, en 1889 :
« Il débute de sa voix de professeur :
– Messieurs !
Quel froid cela jette ! Un silence confondant, un mépris à vous tuer net suivi immédiatement de murmures houleux. Du fond de la salle, une voix avait clamé :
– Il n'y a pas de messieurs ici... »
Lors du repas du soir, Henri l'archiviste me fait part de ses réflexions sur la direction de son équipe. En résumé : « Quand on dirige une équipe, il ne faut pas gérer tous les problèmes spécifiques, il faut prendre de la hauteur. C'est très difficile de s'y tenir, mais c'est pourtant absolument nécessaire. Il faut aussi connaître la personne à qui tu confies un travail et avoir toute confiance en elle, même si tu sais qu'il peut toujours y avoir des problèmes... Il faut lui expliquer ce que tu veux comme résultat, ce que tu attends d'elle. Par après, je ne veux pas savoir comment cette personne va gérer son temps, je ne veux pas savoir non plus comment elle va travailler : c'est son problème et je ne vais pas tout le temps être derrière elle. Il faut que chaque travailleur sente qu'il a une responsabilité, que son travail servira à quelque chose et qu'il dispose d'une marge de manœuvre pour le mener à bien. Après qu'il a fourni le résultat, il faut être totalement franc : si le travail n'est pas satisfaisant, il faut voir ce qui ne va pas, mais surtout pas le récompenser. Tu vois ce que je veux dire par "récompenser" ? Ça signifie qu'il ne faut pas dire au travailleur : "OK, on va te donner autre chose à faire !" Lui dire ça, c'est une forme de récompense, parce que c'est un peu comme si tu lui disais : "Tu n'y es pas arrivé, mais ce n'est pas grave." Et ça, ça ne va pas : il faut essayer de trouver à quel endroit se situe le problème et y remédier ; essayer ensemble de rendre le travail meilleur... à moins évidemment que tu te rendes compte que ce type de travail n'est vraiment pas fait pour cette personne. Alors, il ne faut pas trop insister. »
L'espace ouvert en fin de soirée ressemble un peu à une salle des fêtes universitaire : tu vas au bar et tu demandes des bières... Mais c'est mieux organisé qu'une soirée universitaire et tu n'attends donc que quelques secondes... Et ils ont aussi des bières spéciales (de la Westmalle !)... Et tout est gratuit... — Tout compte fait, ça n'a pas le moindre rapport avec une soirée universitaire.
Ils passent « Les Sunlights des tropiques » de Gilbert Montagné, puis « Smalltown Boy » de Bronski Beat (ce qui est déjà beaucoup mieux). Au centre de la piste, des syndicalistes dansent : il y a beaucoup plus d'hommes que de femmes. — Henri : « Tout à l'heure, ils étaient très sérieux avec leur congrès. Et maintenant, tout le monde se lâche, c'est la fête ! C'est amusant, non, comme contradiction ? »
Aujourd'hui, je n'aurai pas vu la mer. —
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1 Apparemment, l'expression est un belgicisme, de même que « coûter un os ». Si je veux me faire comprendre de tous, il vaut mieux que j'utilise les analogies suivantes : « coûter la peau des fesses » ou « coûter les yeux de la tête » (on remarquera en passant que beaucoup de ces expressions, locales comme générales, utilisent des parties du corps comme points de comparaison). Par ailleurs, j'apprends ici que les Québécois utilisent entre autres l'expression « coûter une beurrée », tandis que les Suisses préfèrent « coûter le lard du chat » ! Et les Français ? Ha, mais on s'en fout de savoir comment la métropole s'exprime !
2 Marc Angenot, Citoyen, Camarade, Compagnon : sur les formules d'allocution de la Deuxième Internationale, Montréal, CIADEST, 1992, p. 5 (le texte complet est disponible en ligne ici). La source d'Angenot est en l'occurrence La Vie de Jean Jaurès de Marcelle Auclair... ce qui fait, une fois encore, beaucoup d'intermédiaires entre moi et la source d'origine.