La route d'Abilene

Je suis de retour à Bruxelles vers 16h30. Gaëlle, toujours malade, est restée chez mes parents, qui la garderont durant une partie de cette semaine. J'ai rendez-vous avec Léandra au Potemkine, mais le café est déjà rempli quand j'y arrive : l'endroit est devenu le nouveau rendez-vous branchouille du quartier. C'était l'objectif voulu depuis le début par le propriétaire mais c'est néanmoins embêtant : j'aurais préféré en effet, pour mon confort personnel (ben voyons !), que ce café ne fasse pas autant d'émules. Léandra et moi nous retrouvons donc au Verschueren. Andrew ne tardera pas à nous rejoindre nous ne sommes pas à sa table favorite, mais presque...

Léandra ne va pas très bien. Elle voudrait discuter de tellement de problèmes — terriblement importants pour elle — avec Jonas mais n'y arrive que très partiellement : quand elle exprime une pensée de vive voix devant son compagnon, elle en garde trois ou quatre dans sa liste cérébrale de "choses à lui dire mais pas tout de suite" car elle doit, je suppose, préserver l'équilibre psychologique et nerveux du bonhomme. Léandra ne restera pas très longtemps parmi nous. Lorsque nous quittons le Verschueren pour nous installer à la Maison du Peuple (c'est la valse des cafés), elle nous laisse pour rentrer à son appartement.
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À la Maison du Peuple, les pages "Culture" du journal Le Soir et quelques pages du Monde traînent nonchalamment sur la table que nous occupons. Une page traite d'une rétrospective de cinéma Western : "Ce serait bien de revoir quelques Western !", lâche Andrew, enthousiaste, qui se met à rêver du Wyoming et d'autres territoires des États-Unis : peut-être étions-nous des cavaliers solitaires dans une autre vie ?
« Te souviens-tu de ce troupeau riche de 4000 têtes que nous avions amené à Abilene ?
Haaaa, oui, quelle épopée ! Avec le patron du saloon qui n'osait pas nous mettre dehors !
— Le bon vieux temps...
Ouaip ! La selle de notre cheval comme oreiller et le ciel étoilé comme seule et unique couverture ! »

On rigole de la réincarnation : lorsque nous étions cow-boys, nous ne faisions pas partie du système... Nous étions libres. Alors la vie, cette salope pleine d'ironie, nous l'a fait payer en nous catapultant aujourd'hui dans le corps de personnages toujours "hors système" (dans une certaine et toute autre mesure), mais qui s'ennuient beaucoup plus qu'au temps glorieux et sauvage du Far West américain.

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Walter arrive. Les sujets de discussion s'enchaînent. Andrew parle des sites Web de rencontre indiens, qui ne fonctionnent pas du tout comme ceux utilisés majoritairement en Europe. Dans les sites de rencontre indiens, le but est de trouver une épouse et ce qui compte avant tout, ce sont des informations primordiales comme la caste, la sous-caste ou le type d'alimentation (végétarienne ou non, par exemple) ainsi que d'autres critères assez précis. Pas question là-bas de "J'aime les films d'Orson Welles !" ou de "Ma passion ? Égorger des chats les nuits de pleine lune dans le bois de la Cambre, en toute simplicité."

Walter parle de psychologie et plus particulièrement d'un certain type d'individu et de relation, qu'il résume en deux mots : le pervers narcissique. Il mentionne un livre qui l'a beaucoup marqué (aidé ?) : Le pervers narcissique et son complice d'Alberto Eiguer (1996). Le pervers narcissique est une personne d'un égocentrisme absolu qui utilise les êtres humains de son entourage comme de simples objets afin d'assouvir son intérêt propre ou sa recherche de pouvoir. Pour ce faire, il a besoin au moins d'un complice, c'est-à-dire d'une sorte de "victime consentante", qui acceptera de rentrer dans le jeu du pervers :
« Les individus pervers narcissiques sont ceux qui, sous l'influence de leur Soi grandiose, essaient de créer un lien avec un second individu, en s'attaquant tout particulièrement à l'intégrité narcissique de l'autre afin de le désarmer. Ils s'attaquent aussi à l'amour de soi, à la confiance en soi, à l'auto-estime et à la croyance en soi de l'autre. En même temps, ils cherchent, d'une certaine manière, à faire croire que le lien de dépendance de l'autre envers eux est irremplaçable et que c'est l'autre qui le sollicite. » (Alberto Eiguer, cité par Martine Maurer)
Il peut être extrêmement utile de reconnaître le comportement d'un pervers narcissique car nous avons peut-être, sans le savoir, ce genre d'individus dans notre entourage. Après quelques recherches sur le Web (notamment ICI — où l'auteur, Serge Hefez, applique ce concept à Sarkozy, sans que cela ne tienne vraiment la route, je trouve), j'ai noté plusieurs comportements "classiques" intéressants :
- l'indifférence à la souffrance et le manque total d'empathie ; 
- la mise en scène théâtrale d'une (fausse) personnalité, à des fins de séduction (au sens large) ;
- l'absence de sincérité : peu importe que quelque chose soit vrai ou faux tant que l'objectif est atteint (une forme de "conséquentialisme individuel" poussé à l'extrême) ;
- la mégalomanie et le complexe de supériorité ;
- la diffamation, le mépris et la négation de l'autre à des fins de manipulation ;
- la froideur du regard porté sur le Monde et l'analyse sans émotion.

Le meilleur exemple que j'ai en tête est Cartman dans South Park, qui colle à merveille à la description. Un psychopathe, quoi.

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Walter me demande :
« Tu viens au badminton ce lundi ?
— Non, je n'ai pas envie d'y aller. Je n'ai plus la motivation, pour tout dire.
— C'est à cause de Lewis ? 
— Non, pas vraiment... C'est simplement que... c'est comme ça que je fonctionne : je suis à fond dans un truc et puis, du jour au lendemain, la passion n'est plus au rendez-vous...
Tu ne comptes pas revenir, alors ?
— Je ne sais pas. En tout cas, pour le moment, si je vais au badminton, c'est comme si je remontais une rivière à contre-courant : il faut que je fasse un gros effort pour y aller, pour jouer, pour me motiver... »
(Et comme je ne sais pas nager, remonter une rivière à contre-courant est loin d'être évident pour moi.)

Par contre, j'ai toujours autant envie de faire de l'Ultimate Frisbee, mais la chose demanderait beaucoup d'efforts : trouver un club, rencontrer de nouvelles personnes, apprendre les bases du jeu, etc. Et cet "etc." englobe beaucoup plus de non-dits qu'on ne pourrait le croire de prime abord.

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