Georges Seurat, Le Cirque, 1890-1891
À chaque fois que je vois Le Cirque de Seurat, je me mets à rire. Si je ne me retenais pas, je rirais même aux éclats. Je peux dire sans problème ce que j'aime dans cette œuvre ; par contre, je ne peux pas expliquer pourquoi je ris à chaque fois que je la vois (j'ai essayé d'exprimer la chose en direct à Léandra, mais ça n'a rien donné). — J'aime la façon dont ce tableau est divisé. Je trouve qu'il est merveilleusement bien construit : tout ce qui se trouve à l'avant-plan, sur la piste, est constitué de courbes très maîtrisées représentant parfaitement le monde virevoltant du cirque, tandis que par contraste, les gradins à l'arrière-plan forment une séquence de segments horizontaux beaucoup plus rigides. Ces gradins évoquent très clairement la société hiérarchisée de l'époque, qui assiste calmement au spectacle sans y participer : les bourgeois ont les plus belles places, en bas près de la piste, et les classes populaires sont (mal) installées tout au fond, en hauteur. Il y a également une très belle mise en abyme à droite ; un cadre dans le cadre, à l'intérieur duquel tout redevient courbe. Ce cadre rouge m'est salutaire : si je suis perturbé par la foule des gradins ou par le chaos contrôlé de la piste, je peux réfugier mon regard dans le joli espace désert qu'il contient.
Rosa Bonheur, Labourage nivernais, 1849
D'habitude, je n'aime pas les scènes champêtres et animalières. Celle-ci fait office d'exception. Ce qu'il y a de plus frappant en l'occurrence, c'est qu'il n'y a justement rien de frappant : il s'agit seulement d'une représentation très réaliste (presque photographique) d'un moment particulier de la vie des campagnes, le sombrage (ou premier labour). Le tableau est par ailleurs assez gigantesque (deux mètres soixante de long) et peut recouvrir tout mon champ de vision si je me tiens à la bonne distance. Le paysage représenté m'est curieusement familier. En remplaçant les deux cortèges de bœufs par des tracteurs, je retrouve presque un panorama typique de ma région natale, qui n'est pourtant pas la Nièvre, mais la partie rurale de l'Entre-Sambre-et-Meuse : mêmes terrains légèrement vallonnés et même découpage du territoire, où l'espace disponible est partagé entre surfaces boisées et exploitations agricoles.
Félix Vallotton, Le Ballon, 1899
J'ai fait à deux reprises demi-tour pour revoir ce petit tableau : je parcourais quelques mètres, puis je revenais sur mes pas pour le regarder à nouveau. Je l'adore. J'aime à la fois le point de vue original (en plongée), l'éclairage (lumière solaire aveuglante contre ombre apaisante des arbres) et la limitation — forcément volontaire — des détails et des couleurs. Ainsi la fillette et son ballon rouge, au centre de l'attention et éclairés par un soleil éclatant, ne sont-ils définis que par quelques tons (en langage Photoshop actuel, on parlerait de postérisation). Pourtant, cette peinture semble plus « réelle » qu'une peinture réaliste ; ou, plus exactement, elle arrive à rendre mouvant un moment figé dans le temps, là où un trait plus précis et détaillé aurait très certainement échoué. Une autre bonne idée du peintre est d'avoir placé deux minuscules silhouettes féminines en haut à gauche du tableau, selon un principe de symétrie centrale (la petite fille et les deux femmes se trouvent sur un axe dont le centre de la peinture constitue le pivot). Cette présence lointaine donne une curieuse perspective à la toile, à la fois plongeante et profonde. — Tous ces détails ne disent pas pourquoi ce tableau me touche. En fait, rien de ce que j'écrirai ne pourra vraiment l'expliquer. C'est comme ça, c'est tout. Si quelqu'un me demandait ce que j'aime en peinture, je pourrais lui répondre : « J'aime Le Ballon de Félix Vallotton », mais tout ce que je lui dirais ensuite n'aurait pas beaucoup d'intérêt. De retour à Bruxelles, je me suis documenté sur cet artiste, que je connaissais à peine, pour me rendre compte que je suis naturellement attiré par la plupart de ses œuvres. Pour ne citer que deux exemples parmi les plus frappants : La loge de théâtre, le monsieur et la dame (à nouveau un point de vue original, en contre-plongée cette fois-ci) et Coucher de soleil bronze-violet.
Alexander Harrison, La Solitude, vers 1893
Celle-ci aussi, je l'adore. En la voyant, j'ai évidemment tout de suite pensé à Nighthawks d'Edward Hopper (un de mes peintres préférés). Le thème est le même, mais son traitement est très différent. Dans Nighthawks, la solitude est une « solitude accompagnée » : on est seul malgré la proche présence d'autres personnes. C'est une solitude génératrice d'angoisse et d'ennui. Dans ce tableau de Harrison, la solitude n'a rien d'oppressant, elle est au contraire très souriante. C'est une bonne solitude ; le genre de solitude qui permet de profiter tranquillement du monde, d'arrêter le cours de ses pensées, de se régénérer... (On pourrait parler de « solitude citadine » et de « solitude rurale », et émettre l'hypothèse que la solitude à la campagne est beaucoup plus facile à vivre que la solitude en ville, mais c'est partiellement inexact.)
Thomas Eakins, Clara, vers 1890
« Elle a un petit air de Mary, tu ne trouves pas ? » Si Mary était plus sérieuse et mélancolique et si elle avait vécu sa jeunesse à la fin du XIXe siècle, elle partagerait peut-être avec cette Clara J. Mather plus d'un trait. — Mais peu importe ! Voici un portrait de femme qu'il faut absolument ajouter à la longue liste des portraits de femme que j'affectionne, des chefs-d'œuvre de la Renaissance aux photographies de Steve McCurry, en passant par La Liseuse de Fragonard (oui, c'est à la fois assez vaste et très précis). Le regard de biais, l'air songeur mais assuré : ce portrait est parfait ! Après une petite recherche, j'ai remarqué que Thomas Eakins était un prolifique et excellent portraitiste. J'ai ainsi retrouvé pas moins de cinquante-quatre portraits sur le site Web qui lui est consacré. Certains sont tout aussi fabuleux, comme ce portrait de sa femme et de son setter ou encore ce portrait de Maud Cook.
Vincent Van Gogh, La Nuit étoilée, 1888
Les peintures de Van Gogh sont parmi les premières que j'ai découvertes, alors que je n'étais qu'un petit enfant. C'est peut-être en partie pour cette raison qu'elles me touchent toujours autant : je les connais bien, je les ai vues de très nombreuses fois. Plus que tout, j'adore ses ciels étoilés et ses champs estivaux. J'associe d'ailleurs Van Gogh au mois d'août, mon mois préféré, le mois des étoiles et des champs de blé. — Cette peinture arrive à restituer très fidèlement l'atmosphère douce et feutrée d'une nuit étoilée aux abords d'une ville (Arles), le long d'un fleuve (le Rhône), de façon telle que lorsque je la regarde, je peux m'imaginer sans peine les autres sensations qui accompagnent l'expérience : bruits tamisés, odeurs du Sud, petite brise fraîche qui caresse la peau... Les lumières citadines qui se reflètent sur l'eau se confondraient presque avec les étoiles. Dans le ciel, on voit le chariot de la Grande Ourse, un des meilleurs points de repère pour les observateurs du ciel boréal. Technique connue de tous les astronomes amateurs : si on prolonge « vers le haut » le segment qui relie Merak et Dubhe, les deux étoiles à l'extrémité du chariot, on tombe pile-poil sur Alpha Ursæ Minoris, l'actuelle étoile polaire. — Quelques mois plus tard, Van Gogh récidivera avec une autre nuit étoilée, beaucoup plus tourmentée et peut-être encore plus impressionnante, conservée aujourd'hui au Museum of Modern Art, à New York. C'est une de mes peintures favorites, mais n'ayant jamais mis les pieds à New York, je ne l'ai jamais vue en vrai. (Si un jour je visite la Grande pomme, le MoMA sera très certainement ma toute première destination après les formalités aéroportuaires.)
Claude Monet, La Pie, 1868-1869
La Pie de Claude Monet était le tableau préféré du vieux Lewis, ex æquo avec Le Condottiere d'Antonello de Messine, dont une copie en noir et blanc était (et est toujours ?) accrochée à l'un des murs de son appartement. (À chaque fois que nous discutions dans le salon, le Condottiere observait, retranché dans ses hauteurs, nous fixant de son regard fier et acéré... Mais c'est une autre histoire.) — Aujourd'hui, difficile de remettre en cause le talent de Monet et sa capacité à restituer l'impression que laisse un paysage enneigé. Pourtant, à l'époque où elle a été réalisée, cette peinture a reçu un accueil très mitigé. Il faut dire qu'en 1869, peu de monde était habitué à ce genre de tableau en totale opposition avec le carcan classique dominant. C'était le début de l'impressionnisme et Monet passait au mieux pour un avant-gardiste, au pire pour un dangereux détraqué. En page dix-huit de son Histoire des peintres impressionnistes (nouvelle édition de 1919), Théodore Duret cite une critique cinglante signée Albert Wolff et parue dans le Figaro du 3 avril 1876, très amusante à lire près de cent quarante ans plus tard : « Il y a des gens qui pouffent de rire devant ces choses-là, moi, j’en ai le cœur serré. Ces soi-disant artistes s'intitulent les Intransigeants, les Impressionnistes. Ils prennent des toiles, de la couleur et des brosses, jettent au hasard quelques tons et signent le tout. C'est ainsi qu'à Ville-Évrard des esprits égarés ramassent les cailloux sur leur chemin et croient avoir trouvé des diamants. » Un texte bien écrit, somme toute, mais complètement à coté de la plaque. Je serais presque tenté de « pouffer de rire » à mon tour ou bien d'avoir « le cœur serré » pour ce pauvre Albert Wolff, mais ce ne serait pas de bonne guerre : dans cent quarante ans, si quelqu'un venait à lire mon journal (ce dont je doute fort), peut-être serait-il lui aussi tenté de ricaner — ou bien, pire encore, d'être désolé pour moi ?
Eugène Burnand, Les disciples Pierre et Jean
courant au Sépulcre le matin de la Résurrection, 1898
« On dirait un film de Mel Gibson ! » Léandra et moi ne sommes pas les deux seuls à le penser : le petit encart qui accompagne cette œuvre relève lui aussi l'aspect cinématographique du tableau (sans mentionner Mel Gibson, bien évidemment). L'œuvre révèle un passage peu connu de l'Évangile selon Jean (chapitre 20, versets 3-4) : « Pierre et l’autre disciple sortirent, et allèrent au Sépulcre. / Ils couraient tous deux ensemble. Mais l’autre disciple courut plus vite que Pierre, et arriva le premier au Sépulcre. » Pour être tout à fait exact, la scène représente le moment précis où « ils couraient tous deux ensemble », soit même pas un verset complet, puisque Pierre se fait rapidement distancer ! — J'aime bien cette peinture. L'air de rien, elle brise un certain nombre de conventions : les personnages se dirigent vers la gauche (un peu comme s'ils revenaient sur leurs pas, ce qui n'est pas dépourvu de sens, étant donné qu'ils se hâtent vers une renaissance) ; les deux têtes occupent le coin supérieur gauche du tableau, laissant la partie droite en dehors de l'attention ; tout est oblique, déséquilibré, instable... Et puis, il y a cette idée très amusante, presque cocasse, de montrer les deux disciples avant le moment central du récit (la Résurrection en tant que telle). C'est surtout ce dernier point (la capture d'un instant assez banal) qui donne à la toile son apparence quasi cinématographique. Du Mel Gibson tout craché, qu'on vous dit !