Paris [3/16] — Thalys

L & S

Connaître les livres qu'une personne emporte dans son sac à dos lors d'un voyage est-il une bonne manière d'en savoir plus sur sa personnalité ? Ça dépend... Prenez Léandra. Son exemple est très concluant. Pour ce court séjour, elle n'a emporté qu'un seul ouvrage, un assez gros livre de poche regroupant les centaines de lettres que Simone de Beauvoir a envoyées pendant près de vingt ans à Nelson Algren, son grand amour transatlantique1. Si j'ai bien compris, Léandra se sent particulièrement en phase avec ce qui est exprimé dans cette correspondance. Elle y retrouve de nombreux points communs avec son propre monde ; ce même entêtement, cette même façon de se lancer corps et âme dans ce qui est important, primordial, voire « sacré » (du moins à ses yeux) dans une vie — l'amour, l'affection, l'implication des proches, ce genre de choses... — et de ressentir une cruelle et intolérable douleur quand un de ces points considérés comme essentiels vient à manquer. Un court extrait issu de ce recueil de lettres, posté récemment par Léandra sur Facebook, permet de se faire une idée :

« En fait je prends certaines choses au sérieux, très au sérieux : l'amour, par exemple, la haine, l'amitié, la mort, quelques bons livres, quelques beaux tableaux, la vilenie de certains hommes, la générosité de certains autres, et le mal qu'on fait aux gens. Oui, prendre certaines choses au sérieux relativise l'importance des autres. Ma propre vie me paraît essentielle, puisque je n'en aurai aucune autre sur cette terre ; pourtant, je sais que je mourrai et donc elle n'est pas si importante, du moins c'est un point de vue répandu. Mais tant que je vis je peux me passionner, vous le savez, et prendre un petit nombre de choses vraiment à cœur. Et vous ? J'ai cru comprendre que vous me ressembliez. »

Dans le Thalys qui nous emmène à Paris, je feuillette cette épaisse correspondance et constate que « même dans de simples lettres d'amour, elle garde un beau style ». Mais Léandra m'explique que ces lettres ont toutes été rédigées en anglais, ce couillon de Nelson Algren n'étant pas capable de comprendre le français, et que par conséquent le vocabulaire de la romancière est beaucoup plus limité et son style moins fluide que d'habitude. (En anglais, j'aimerais tout de même avoir un phrasé aussi « limité » et aussi « peu fluide » que le sien.)

H & H

De mon côté, j'ai emporté deux livres. Le premier n'est autre que le deuxième tome de la saga Harry Potter de J. K. Rowling2, qu'on ne peut pas vraiment considérer comme reflétant ma personnalité profonde — pour autant qu'une telle chose existe. (Les mots sont dangereux : je peux parler de « personnalité profonde » comme si de rien n'était, alors que le terme ne renvoie à rien de vécu, ni de « localisé ».)

Ayant contre toute attente bien aimé les films (le troisième surtout) mettant en scène l'horripilant et légèrement neuneu petit magicien à lunettes, je m'étais mis en tête de lire les romans qui, du moins si j'en crois les quelques aficionados consultés, sont plus intéressants et plus complets que leur adaptation cinématographique. J'ai donc dernièrement acheté les trois premiers tomes de la série, mais j'ai été très déçu à la lecture du tout premier, Harry Potter à l'école des sorciers3. À tel point que j'ai dû m'armer de courage pour le terminer ! Heureusement, ce genre de littérature se lit très vite, un peu comme un roman d'Agatha Christie (mais je préfère tout de même de loin les écrits de cette dernière). Aucune surprise, aucun point saillant dans l'action ; un style plat, répétitif... Sujet, verbe, compléments ; sujet, verbe, compléments... — Dans le Thalys, un constat pour le moins paradoxal m'est venu à l'esprit : Simone de Beauvoir écrivait mieux dans une langue qu'elle ne maîtrisait pas que J. K. Rowling dans sa langue maternelle. (Léandra me dirait peut-être : « Rien d'étonnant, c'est Simone de Beauvoir. C'est une vraie romancière. » Ou peut-être ne dirait-elle pas du tout ça. Je n'en sais rien. Pour tout dire, je ne lui ai pas posé la question.)

Le premier film de la série Harry Potter est une transposition assez fidèle du roman. Il paraît que par la suite, ce n'est plus le cas : les livres grossissent et l'univers s'étoffe au fur et à mesure des volumes, si bien que les films ont de moins en moins la capacité de restituer l'entièreté de la trame narrative. À bien y réfléchir, c'est peut-être pour cette raison que je me suis ennuyé à la lecture du premier tome : parce que je n'avais pas beaucoup d'informations nouvelles à avaler. Je m'ennuyais tellement que lorsque je découvrais des éléments, même minimes, ne se retrouvant pas dans le film — la famille Dursley qui, dans sa fuite, fait une halte à l'hôtel de Carbone-les-Mines ; la rencontre de Drago Malefoy dès le Chemin de Traverse... —, je ressentais un léger regain d'intérêt : « Ha ! Voilà une nouvelle information ! », me disais-je. J'ai fini le premier tome de cette manière, en m'amusant à rechercher les quelques différences. (On s'amuse comme on peut.)

DT

Je n'ai pas ouvert le deuxième tome de Harry Potter durant ce trajet en Thalys. En fait, je ne l'ai pas ouvert du tout au cours de ce city-trip. Il faut dire que j'avais dans mon sac à dos un autre petit livre bien plus fascinant, que j'ai lu pendant nos très courts moments de répit (le train, la chambre d'hôtel...) : Je suis né un jour bleu4 de Daniel Tammet. Il s'agit d'une autobiographie que je me suis procurée dernièrement dans le cadre d'une « recherche » (c'est un bien grand mot) sur le syndrome d'Asperger, dont il était déjà question dans cet article. Afin d'avoir un premier panorama assez large de ce trouble du spectre autistique, j'ai considéré qu'il serait intéressant de consulter non seulement au moins un manuel écrit par un spécialiste du sujet5, mais aussi (et surtout) une série de témoignages plus personnels, rédigés par des personnes « atteintes » de ce syndrome.

Parmi celles-ci, Daniel Tammet est un cas très spécial, dans la mesure où il est en outre doté d'une mémoire et d'une faculté de traitement de l'information totalement exceptionnelles, que l'on qualifie parfois sous le nom de « syndrome du savant ». Il est ainsi capable de trouver en quelques secondes la réponse à des calculs hors de portée du commun des mortels, comme 37 élevé à la puissance 5, dont la réponse, 69 343 957 (rien que ça !), lui apparaît naturellement par synesthésie : il voit « un grand cercle, composé de petits cercles qui tournent dans le sens des aiguilles d'une montre, depuis son sommet » ; ou bien 13 divisé par 97, à savoir 0,134..., qu'il peut visualiser environ jusqu'à la centième décimale6. Il est aussi excellent en calcul calendaire, ce qui explique le titre poétique (et de prime abord assez énigmatique) de son livre : il est né le 31 janvier 1979, qui lui apparaît comme un jour bleu ; il sait donc que c'est un mercredi, car tous les mercredis sont bleus (!). Il peut aussi apprendre une langue en un temps record (il en maîtrise aujourd'hui une douzaine, dont l'islandais qu'il a appris en... une semaine !) ou encore de mémoriser et de traiter tout un tas d'informations très rapidement et sans se tromper, comme par exemple les nombreuses valeurs présentes dans divers jeux de cartes et les probabilités associées (c'est un tueur au Blackjack, comme Kim Peek/Rain Man). Plus impressionnant encore, il a été capable de retenir, pour ensuite la réciter devant un public, une très longue séquence de Pi, jusqu'à la 22 514e décimale : un record européen, mais loin derrière celui d'un certain Chao Lu (actuellement, l'Asie occupe les premières places du classement).

Ce qui m'a le plus fasciné dans le témoignage de Daniel Tammet, ce n'est pas tant ses exploits que le regard, à la fois précis, original et hypersensible, qu'il porte sur le monde, et plus particulièrement sa façon de voir les nombres. Ceux-ci sont ses amis depuis sa plus tendre enfance ; ils forment des paysages mentaux colorés et multiformes qui peuvent s'avérer d'une très grande beauté. Ils ont toujours constitué pour lui une sorte de refuge calme et logique, loin du bruit assourdissant du monde extérieur. Au tout début du livre, il explique par exemple qu'il voit dans le nombre 1 quelque chose de très brillant, « comme quelqu'un qui dirige le faisceau d'une lampe torche directement dans les yeux », que 37 est « grumeleux comme du porridge » et que 89 « rappelle la neige qui tombe »7. Dans le chapitre 10 consacré au nombre Pi, il écrit : « Quand je regarde une suite de nombres, ma tête se remplit de couleurs, de formes et de textures qui s'accordent spontanément entre elles pour former des paysages. »8 Même les personnes qu'il rencontre lui font penser à un nombre.

Parallèlement à ses paysages mentaux fantastiques, il possède toutes les caractéristiques plus « banales » du syndrome d'Asperger (à force de lire sur le sujet, je commence à bien les connaître). Il a besoin de routines strictes : par exemple, il faut qu'il mange 45 grammes de porridge au petit-déjeuner... Pas 44, ni 46, mais 45 précisément, raison pour laquelle il possède une balance électronique. Il a du mal avec les situations nouvelles, non prévues, et n'est d'habitude pas trop à l'aise dans les interactions sociales, mais il a l'air de s'en sortir admirablement bien aujourd'hui. Il a plus facile de saisir les détails que d'appréhender une vue d'ensemble. Il a également une compréhension très littérale du langage et ne comprend pas instinctivement les implicites : « Si une personne me dit : "C'est une mauvaise journée", j'ai appris que l'interlocuteur attendait que je lui dise quelque chose comme : "Ah, vraiment ?" avant de demander pourquoi c'est une mauvaise journée. »9 (En cela, il ressemble très fort au mathématicien Paul Dirac qui ne répondait à une question que si c'était vraiment une question10.)

Daniel Tammet a écrit deux autres livres, Embracing the Wide Sky (qu'il a lui-même traduit en français avec l'aide de son actuel compagnon de nationalité française) et Thinking in Numbers. Il faudra que je me les procure à l'occasion, à côté d'autres témoignages d'autistes de haut niveau.

De quoi étais-je censé parler déjà ? Ha oui, de Paris !

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1 Simone de Beauvoir, Lettres à Nelson Algren, Paris, Gallimard, 1999. Les 304 lettres qui composent ce recueil s'espacent de 1947 à 1964. L'éditeur n'a à ce jour pas reçu l'autorisation de publier les réponses d'Algren, ce qui est un peu dommage.
2 J. K. Rowling, Harry Potter et la Chambre des secrets, Paris, Gallimard Jeunesse, 1999 (2007 pour la présente édition de poche). Traduit de l'anglais par Jean-François Ménard.
3 J. K. Rowling, Harry Potter à l'école des sorciers, Paris, Gallimard Jeunesse, 1998 (2007 pour la présente édition de poche). Même traducteur.
4 Daniel Tammet, Je suis né un jour bleu. À l'intérieur du cerveau extraordinaire d'un savant autiste, Paris, Éditions des Arènes, 2007. [Born on a Blue Day, 2006.] Traduit de l'anglais par Nils C. Ahl.
5 À savoir : Tony Attwood, Le syndrome d'Asperger. Guide complet. 3e édition, Louvain-la-Neuve, De Boeck, 2010. Traduit de l'anglais par Josef Schovanec. Il sera sans doute question de ce guide dans un autre article.
6 Daniel Tammet, op. cit., p. 13.
7 Ibidem, p. 11.
8 Ibidem, p. 224.
9 Ibidem, p. 103.
10 Anecdote assez célèbre : Paul Dirac donne une conférence à l'université du Wisconsin à Madison. Au moment des questions, quelqu'un lève la main et déclare : « Professeur, je n'ai pas compris l'équation dans le coin supérieur droit du tableau... » Dirac reste impassible et muet. Après un long moment de silence embarrassant dans l'auditoire, le modérateur demande finalement à Dirac s'il ne veut pas répondre à la question. Réponse laconique de ce dernier : « Ce n'était pas une question, c'était un commentaire. » (Graham Farmelo, The Strangest Man: The Hidden Life of Paul Dirac, Quantum Genius, London, Faber & Faber, 2009, p. 161-162.)

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