Sauvegarde universelle et autres bêtises

« Bêêêêê ! » — Aux alentours de 17 heures 30. Alerte à la bombe à la gare de Liège-Guillemins. La police ordonne l'évacuation du bâtiment. De retour sur les quais environ une heure plus tard, les gens s'énervent, se précipitent dans tous les sens, s'attroupent devant des portes de train et tentent frénétiquement d'embarquer en premier malgré la mention « NE PAS EMBARQUER » bien visible sur les panneaux d'affichage électroniques de la gare. Vont-ils se mettre à bêler ?

« Parler en mottes. » — J'ai retrouvé dans une ébauche d'essai de Robert Musil intitulée « La crise du roman »1 une petite réflexion qui restitue particulièrement bien une façon spécifique de s'exprimer : celle du propriétaire que nous avons rencontré lors de notre voyage à Suxy à l'entrée de son domaine, entre forêt et campagne. Il m'avait semblé représenter le type même de l'Ardennais bourru et taciturne (une typologie qui n'a aucune valeur explicative, je m'en rends bien compte). Il parlait très lentement de ses inventions de jeux en plein air et entrecoupait de longs silences chacune de ses courtes phrases. Sa parole n'était pas du tout fluide, elle était parsemée de blancs durant lesquels, du moins je suppose, il organisait ses pensées pour les exprimer de la façon la plus concise possible. Il nous avait notamment parlé de la nécessité d'inventer constamment de nouvelles choses, « parce que le cerveau a besoin d'exercices pour ne pas dépérir », une réflexion qui m'avait paru à l'époque curieusement déphasée pour un homme qui portait des bottes en caoutchouc et s'apprêtait à nourrir des moutons (« L'habit ne fait pas le moine », m'étais-je dit un peu plus tard.) À côté de lui, je devais passer pour un petit moineau des villes surexcité n'arrêtant pas de pépier et de regarder dans toutes les directions. — Quel rapport avec Robert Musil ? Ce court paragraphe : « J'imagine que les gens du Moyen Âge n'avaient pas notre débit précipité. Ils devaient parler comme nos paysans le font aujourd'hui encore. Ceux-ci, d'ailleurs, en haut allemand, en ont gardé plus d'un souvenir. Un homme qui parle en hésitant, d'une manière ramassée et vocalique, passe relativement facilement au vers. Il parle en mottes, nous parlons en sable qui ruisselle. La langue elle-même serait donc devenue plus prosaïque. » — En résumé : pourquoi suis-je meilleur en prose qu'en vers ? Parce que j'ai perdu la faculté de parler « en mottes » ! (Une explication sympathique mais très certainement fausse.)

Sauvegarde universelle. — Si je me représente notre univers comme un logiciel en tout point performant, je me pose immédiatement la question de la pérennité des informations qu'il contient (une déformation professionnelle sans doute). — Autrement dit : si l'univers était un logiciel, est-ce que toutes ses données, réparties dans l'espace et dans le temps, seraient conservées « quelque part » ou bien est-ce qu'elles seraient irrémédiablement perdues ? (On pourrait aussi imaginer une solution entre ces deux extrêmes, ou bien tout autre chose encore.) Dans le premier cas, « l'informaticien-dieu » gérant le logiciel pourrait à tout moment relancer une séquence spatiotemporelle donnée, et nous serions alors en quelque sorte toujours là, immortel en tant que partie constituante de la sauvegarde (une version réactualisée de l'Éternel retour !). Dans le second cas, l'univers se comporterait comme une sorte de programme évolutif en roue libre, sans aucune mémoire de masse, et ce qui est vécu par un être vivant ne pourrait pas être rembobiné et rejoué. — On peut pousser plus loin l'hypothèse de la sauvegarde : comment stocker quelque chose d'aussi complexe que la vie, ou la conscience, ou la pensée d'un individu ? Cela nous semble complètement irréalisable, mais sans doute parce que nous prenons la question par le mauvais bout. On pourrait en effet imaginer que si l'on arrivait à stocker à chaque instant (ce qui ne veut pas dire grand-chose) l'entièreté de la matière jusqu'à la plus petite particule (ce qui ne veut pas dire grand-chose non plus), on disposerait d'une sauvegarde qui engloberait aussi la conscience et la vie. Celles-ci perdraient alors totalement le côté miraculeux que certains humains ont tendance à leur donner : elles seraient réduites à une information matérielle se modifiant constamment dans l'espace et dans le temps, et qui pourrait être recopiée. — Autre réflexion : si le logiciel-univers dont il est question ici était de nature absolument déterministe, toute sauvegarde serait inutile à l'exception d'une seule : celle de la disposition initiale de cet univers, car n'importe quel élément constitutif du monde (y compris la vie complexe), quelle que soit l'époque, pourrait être directement retrouvé par itération à partir de cette disposition initiale, un peu comme dans le « jeu de la vie ».

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1 Robert Musil, Essais : conférences - critique, aphorismes et réflexions, Paris, Éditions du Seuil, 1984, p. 386.

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