« Glad to the brink of fear »

Le dimanche 7 août 2011, de retour d'une balade à vélo à travers les bois et les champs, j'écrivais : « [...] j'ai retrouvé pendant une heure (à peine) mon image du bonheur... Seul, totalement seul, le soleil couchant devant moi, le premier quartier de lune à ma gauche, des champs à perte de vue... Quelques bosquets... Un chemin donnant sur un bois, à un kilomètre environ... Quelques nuages non menaçants... Une ferme au loin... Des grillons tout autour... Et cette odeur d'humus tellement propre à ces crépuscules du mois d'août... Voilà un tableau de la liberté ! Je me suis arrêté plusieurs fois et le temps, lui aussi, s'est arrêté, à plusieurs reprises. Durant ces quelques brefs interludes, je me suis senti libre, totalement libre, et j'ai retrouvé mon "image du bonheur". » 

Lu récemment, dans Nature d'Emerson (1836) : « Traversant, au crépuscule, un pré communal désert, pataugeant dans les flaques de neige fondue, sous un ciel chargé de nuages, et n'ayant présent à l'esprit aucun événement qui aurait pu me réjouir, j'ai éprouvé un sentiment d'exaltation totale. J'ai fait l'expérience d'une joie au bord de la peur. »1 À coup sûr, Emerson exprime la même sensation que moi, à savoir celle, terriblement éphémère, de vivre pleinement un instant et qui est plus facile à éprouver seul face à des éléments naturels comme la voûte étoilée, une montagne ou un chemin de campagne. — La suite du texte est de la bouillie transcendantaliste composée de Dieu, de foi et de tous ces mots auxquels cet irrémédiable optimiste du XIXe siècle (presque l'image inversée de Schopenhauer) ne peut s'empêcher de mettre une majuscule superfétatoire : Vérité, Amour, Raison, Liberté, Justice... Il avait mon âge lorsqu'il a écrit cet essai : sans doute peut-on encore lui pardonner cette candeur qu'il abandonnera partiellement dans ses écrits de vieillesse.

À la lecture de ce passage de Nature, je me suis dit que Nietzsche devait sans doute avoir le jeune Emerson en tête lorsqu'il a rédigé le paragraphe 49 d'Opinions et Sentences mêlées (1879) sur le miroir de la nature (« Ne connaît-on pas assez exactement le caractère d'un homme lorsqu'on entend qu'il aime à se promener parmi les hauts blés blonds [etc.] ? »), qui se poursuit un peu plus loin par ce constat : « En effet, ainsi quelque chose de la caractéristique de cet homme est décrit, mais le miroir de la nature ne dit rien du même homme qui, avec tous ses sentiments idylliques (et je ne dis pas "malgré eux"), pourrait fort bien être peu charitable, parcimonieux et présomptueux. » De fait, savoir que, par exemple, j'aime par-dessus tout qu'une petite brise parfumée me caresse le visage lors des chauds crépuscules du mois d'août ne dit absolument rien de moi si ce n'est que... j'aime par-dessus tout qu'une petite brise parfumée me caresse le visage lors des chauds crépuscules du mois d'août.

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1 « Crossing a bare common, in snow puddles, at twilight, under a clouded sky, without having in my thoughts any occurrence of special good fortune, I have enjoyed a perfect exhilaration. I am glad to the brink of fear.  » (Extrait repris de La Confiance en soi et autres essais, traduit de l'américain par Monique Bégot, Éditions Payot & Rivage, 2000, p. 22. À nouveau, on trouvera la version originale à cette adresse).

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