"Ah oui ? Tu as des pierres à la vésicule, toi ?"

Ce matin, je travaille à domicile. Vers une heure de l'après-midi, je rejoins mon chef Lodewijk et deux "consœurs" (comme diraient les médecins) d'une asbl d'histoire industrielle du nom de "La Forge", pour une réunion sur les sources orales. La réunion se déroule au Walvis, un café situé en face du canal Bruxelles-Charleroi, à la fin de la rue Dansaert, à Bruxelles. Le lieu ressemble un peu au Belga sauf que les gens qui servent sont plutôt néerlandophones. Je mange un "bête" spaghetti à la sauce bolognaise. Une des dames, qui a commandé la même chose, a eu moins de chance que moi : son spaghetti trempe dans un centimètre d'huile d'olive, au bas mot (une recette à la rendre malade, ça).

À 16 heures, je me rends à l'hôpital Saint-Pierre pour ma consultation en chirurgie abdominale. Il y a plein de monde dans la file d'attente au secrétariat de l'étage. Beaucoup soupirent. Dans la salle d'attente, je lis le "Kiss & Ride" du journal gratuit Métro. Lu : "Tu es belle comme un train à l'heure". Les navetteurs ne savent plus quoi inventer pour draguer... 

Le chirurgien me reçoit en retard. Il a un accent indescriptible, entre l'italien et l'anglais. Il me lance une phrase du genre : "Alors, pourquoi tu viens me voir, toi ?". Je lui explique. Il éclate de rire : "Ah oui ? Tu as des pierres à la vésicule, toi ? Haha ! Et depuis quand ?". Les chirurgiens sont un peu fous. Puis, regardant les résultats de l'échographie : "Ha, oui, quand même : des lithiases centimétriques... Il va falloir couper !". Ensuite, il me lance : "Alors, Hamiltono" (texto), "viens te coucher sur le lit, ici". Il soulève mon pull, montre mon nombril du doigt et me lance : "On va juste faire un trou là, on va remonter vers la vésicule et on va l'enlever !". Une question de ma part : "On va juste faire un trou dans le nombril ?". Réponse : "Oui, oui, un trou, mais ça c'est pas grave. Ce qu'il ne faut pas oublier, c'est de le reboucher après !". Il est sympa, ce chirurgien... L'opération aura normalement lieu le 12 octobre... Une nuit à l'hôpital et puis retour chez moi ! Il remplit le formulaire d'intervention et me sort : "Va apporter ce papier au 10e étage de l'autre bâtiment, celui avec le tourniquet". Arrivé au "10e étage de l'autre bâtiment", les infirmières me regardent avec de grands yeux... "Ici, ce sont les chambres d'hôpital : on n'encode pas les formulaires d'intervention !", me lance l'une d'elles, "À mon avis, le docteur s'est souvenu de mon joli visage et était dans la lune en vous disant ça". À mon avis, le docteur s'est foutu de ma poire. Petit comique, va !

* * *

Ce journal, c'est presque une lutte constante contre le temps, contre l'oubli, contre la procrastination. Je dois écrire tous les jours ; si je rate un jour, je dois travailler double le lendemain ; et ainsi de suite... L'idée me rappelle Le Monde inverti de Christopher Priest (encore !) : l'histoire tordue de ces humains qui doivent constamment faire avancer leur vieille ville sur des rails dans un monde hostile pour atteindre un point optimum où ils ne subissent pas la déformation du temps et de l'espace (j'aurais peut-être dû mettre une virgule quelque part, dans cette phrase). Je me dis que Priest a peut-être lui-même voulu retranscrire cette idée dans son roman : qu'il devait, en tant qu'écrivain soumis à la logique de ses éditeurs, sans cesse écrire, de peur de ne pas atteindre les délais fixés ? Peut-être ce livre est-il une métaphore géante des contraintes de l'écriture ? Au vu de la personnalité de l'auteur, ce ne serait même pas étonnant ! 
Aujourd'hui, je suis presque à jour : je n'ai plus qu'à raconter le souper de ce soir chez Léandra. Cette dernière a cuisiné un plat simple mais délicieux et bien présenté (j'adore quand c'est simple et bien présenté) : du rouget épicé, des pâtes au pesto vert, le tout sur lit de roquette.

Je pourrais retranscrire toute la discussion mais je préfère, à l'inverse, me focaliser sur un seul des nombreux sujets abordés : le Namurois. Je n'ai jamais parlé de ce copain-là de Léandra, qu'elle a rencontré sur Adopteunmec.com (encore un !). Il faut bien commencer un jour...
Le Namurois a un nom, mais Léandra l'appelle juste "le Namurois" dans son blog. Une caractéristique : je ne l'ai jamais rencontré et Léandra non plus (elle devait le voir un jour à Namur – forcément – mais il a annulé). Deux autres caractéristiques : il fait une thèse et de la musique. Pour Léandra, qui aime bien discuter avec lui, ce type représente plein de choses : dragueur, parfois misogyne ; nocturne, en marge de la société, hors-système ; rêveur, pas bien dans le monde actuel ; etc.

À un moment de la discussion, Léandra me dira que le Namurois est un peu dans la "théorie du complot rampante". Je trouve le terme joli mais je ne comprends pas... Que signifie "être dans la théorie du complot rampante" ? C'est difficile à expliquer : c'est dire : "on nous ment", "on nous oblige à aimer telle ou telle chose", sans pouvoir réellement donner un nom au "on", à l'adversaire présumé. Léandra lit alors un extrait d'une discussion qu'elle a eue avec le gars. Celui-ci a une vision désespérée de la société, de la culture (et du formatage culturel). Il voit l'évolution du monde actuel et n'aime pas ça. Il croit que nous nous situons à un point-clé de l'histoire de l'humanité, à une époque de grand renversement ; que nous nous rapprochons d'une dictature molle (plus personne ne remet rien en question ; tout le monde est d'accord avec le système dans lequel on vit), de la culture consensuelle... À ce discours, Léandra répondra qu'elle préfère être "dans le système", changer (un tout petit peu) la société de l'intérieur, en s'impliquant dans son travail et en faisant attention aux gens qu'elle rencontre.

Durant la discussion, je me dis que je suis en fait beaucoup plus proche de la vision du Namurois que de celle de Léandra. On ne se refait pas !
* * *

Sur le chemin du retour vers la gare de Bruxelles-Midi, je vois un homme qui observe en direction des hôtels avec des jumelles en plastique ainsi qu'une publicité pour Converse titrant : "The right to be an outsider". Une marque de chaussure à la mode qui rappelle la discussion de ce soir sur les personnes hors-système. Si je croyais en Dieu, je me dirais qu'Il m'envoie un message d'une subtile ironie dont Lui seul a le secret.

Mais je ne crois pas en dieu.

Laisser un commentaire