Paris [2/16] — Vie à crédit

Au cours de la soirée du 12 mars dernier, je discutais avec Léandra des quelques dépenses effectuées en vue de notre prochain séjour à Paris : le montant de notre aller-retour en Thalys (220 euros) et de nos places de théâtre (46 euros) avait alors déjà été ponctionné sur ma MasterCard, mais pas le coût de l'hébergement (près de 81 euros). « Je suppose que l'auberge ne prélèvera l'argent que le jour même du départ », avais-je dit à Léandra. À ce moment précis, j'ai réalisé que l'auberge ne pourrait pas prélever la somme demandée le jour du départ, car le solde de ma carte de crédit serait alors aussi aride que les sept fontaines, du moins avant que le Grand Schtroumpf, avec l'aide de Rachel la sympathique sorcière, ne mette fin à la terrible malédiction touchant la terre d'Aldebert de Baufort1 : des 1900 euros disponibles mensuellement, il ne restait plus qu'une vingtaine de centimes. (Je le savais très bien car je venais de retirer en liquide les quatre dernières centaines d'euros restantes.) Je n'avais tout simplement pas pris en compte le fait que j'avais encore quelque chose d'important à payer avec ma carte de crédit. J'avais en tête que toutes les dépenses pour Paris étaient déjà réglées. À partir de ce moment de la soirée, mes pensées ont formé une de ces horribles boucles dont mon esprit a le secret : et si nous apprenions le jour même que notre réservation a été annulée ?... Mais non, ils ne feraient pas ça ; nous pourrions toujours régler la somme sur place, en liquide ou avec une autre carte de paiement... Oui, mais si l'auberge nous signalait tout de même que notre réservation a été annulée et que notre chambre a d'ores et déjà été donnée à d'autres personnes ? Ils vont très certainement essayer de ponctionner la somme, mais n'y arriveront pas, et donc... Mais non, ils ne feraient pas ça, etc. J'ai imaginé, en arrière-plan de la conversation avec Léandra, beaucoup de scénarios-catastrophes, le pire de tous étant peut-être celui où nous errions toute la nuit dans la capitale française à la recherche de soirées de plus en plus glauques, avec pour unique objectif de nous maintenir éveillés. Léandra a vite remarqué que je semblais soucieux et j'ai donc fini par extérioriser ma lancinante discussion intérieure. Elle m'a tout de suite rassuré en me disant qu'au pire, on trouverait une autre solution sur place. Oui, c'est sûr, au pire, on trouvera toujours une solution sur place. C'est Paris, pas Walkabout Creek... Logique, pas de quoi fouetter un chat. Et je me suis un peu détendu.

Cette affaire n'est pas anecdotique : c'est l'histoire, très concrète, de ma façon de gérer l'argent, c'est-à-dire n'importe comment. C'est un comportement qui plonge ses racines, du moins en partie, dans un certain « héritage » familial... Lorsque j'étais enfant, ma famille proche était assez pauvre mais prodigue (surtout avec les enfants), et pas du tout du genre à faire des budgets. J'ai toujours vu mes parents et mes grands-parents s'en sortir avec des chiffres négatifs, sans que cela ne pose réellement problème. Les chiffres plus bas que zéro (les découverts bancaires et les petits prêts à la consommation) nous ont toujours permis de vivre, d'année en année, sans ressentir la privation. A contrario, le concept d'épargne n'existait quasiment pas dans la famille : si on n'avait pas d'argent sur un compte courant, on n'avait pas d'argent du tout ; et si on était en négatif sur ce compte-là, on était vraiment en négatif. — Un souvenir d'enfance revient à la surface de ma mémoire, avec une multitude de détails. (Mais c'est tout de même un très vieux souvenir, sans doute partiellement reconstruit, à considérer avec beaucoup de précaution donc !) Je devais avoir une dizaine d'années. Alors que ma grand-mère maternelle faisait, comme chaque vendredi en fin d'après-midi, ses courses au Delhaize du village, quelqu'un lui avait substitué en douce son portefeuille, dans lequel se trouvait sa carte bancaire et... son code secret écrit sur un papier ! J'étais avec elle dans le magasin mais, tout comme elle, je n'ai rien vu. En début de soirée, se rendant compte, après un coup de fil à sa banque, que sa carte avait été directement utilisée pour acheter du matériel Hi-Fi et vidéo (à hauteur de quelque 80 000 francs belges, si mes souvenirs sont bons), ma grand-mère, assise à la table de la salle à manger, s'était mise à paniquer et à pleurer, entourée de ma maman et de ma tante, qui tentaient tant bien que mal de la réconforter. Je me souviens très précisément de l'attitude de mon grand-père à cet instant-là : dans le fauteuil du salon, il restait de marbre, presque ennuyé par la situation, comme si rien d'important ne s'était passé. Il s'est ensuite tourné vers ma grand-mère et lui a lancé : « Il ne faut pas pleurer pour si peu. Ce n'est pas grave, ce n'est que de l'argent. » Il ne la consolait pas vraiment ; il semblait plutôt irrité par le fait qu'on puisse être affecté par une simple perte pécuniaire.

Le fait d'être toujours fauché — ou, vu de l'autre côté du miroir, de dépenser tout ce que j'ai à ma disposition — m'a toujours semblé naturel. Ce n'est que très tardivement que j'ai compris que de nombreuses personnes pouvaient avoir de l'argent sous forme d'épargne, de l'argent dormant. Encore aujourd'hui, j'ai beaucoup de difficulté avec cette idée. J'ai un compte d'épargne, mais je n'arrive que très rarement à l'alimenter (actuellement, il contient exactement 3 centimes, sorties d'on ne sait où). D'ailleurs, je ne vois pas tellement l'intérêt de l'alimenter, un peu de la même manière que je ne vois pas l'intérêt d'être propriétaire. Pour tout dire, c'est l'inverse qui constitue la règle chez moi : je vis constamment à découvert et à crédit ; je vis avec de l'argent qui ne m'appartient pas encore. Je demande tous les mois une avance sur salaire à mon travail et il m'arrive aussi quelquefois de reprendre de l'argent avec ma carte de crédit pour directement le placer sur mon compte courant, de manière à ne jamais être pris en défaut de paiement (car, assez paradoxalement, je déteste ne pas être capable de payer ce que je dois payer). Il s'agit là somme toute d'une forme légère et contrôlée d'endettement permanent. Étant donné que j'ai un salaire décent, je pourrais facilement mettre un terme à cette situation si je faisais un peu plus attention (par exemple si j'arrêtais de me procurer de nouveaux livres tous les mois de façon compulsive, si je n'achetais pas constamment de nouveaux jeux pour moi ou pour Gaëlle, ou encore si je dépensais moins dans les cafés et les restaurants). Mais je n'y arrive pas. Je suis incapable de tenir un budget. Je suis incapable de garder de l'argent. C'est la vie. (Je ne suis pas en train de me plaindre, je fais simplement un constat.)

Tout cette digression pour finalement mentionner qu'une heure et quatre minutes avant de prendre mon Thalys, ce samedi 14 mars 2015 à 7 heures 36 du matin, j'ai reçu un courriel automatique du site Web Booking.com qui a eu pour effet d'accélérer considérablement mon rythme cardiaque. Très anxieux par rapport au contenu du message, il ne m'a fallu que quelques secondes pour appréhender l'information : évidemment, le numéro de carte de crédit que j'avais fourni n'avait pas pu être utilisé pour garantir ma réservation. Celle-ci n'était pas encore annulée, mais il fallait que je prenne rapidement les dispositions nécessaires : contacter ma banque ou bien notre hébergeur. J'ai donc téléphoné directement à ce dernier, « Smart Place Paris », un mélange d'auberge de jeunesse et d'hôtel, à deux pas de la gare du Nord. J'ai expliqué au réceptionniste mon problème de manière très confuse et d'un ton bégayant, mais il a tout de même compris où je venais en venir, puisqu'il m'a directement répondu : « Ce n'est pas grave. Je garde la réservation et vous payerez le montant à votre arrivée, en fin de matinée. Vous pourrez même en profiter pour déposer vos sacs à la réception. » — Donc : problème résolu. Comme souvent, la situation ne méritait pas autant d'angoisse.

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Peyo, La Guerre des sept fontaines, Dupuis, 1961. À coup sûr un des meilleurs albums de la série Johan et Pirlouit avec La Source des dieux (1957) et La Flûte à six schtroumpfs (1960).

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