Espresso

Café & imposture. — Ce matin, à Bruxelles, je prends part à une table ronde regroupant une cinquantaine d'archivistes de tout le pays. Je salue x, parle avec y, fais un grand signe de la main en direction de z, etc. Derrière une longue table, dans la salle d'accueil, une employée flamande me sert un très mauvais café : un jus de chaussette réchauffé dans une grande bouilloire, deuxième sur le podium des plus répugnants cafés que j'ai eu l'occasion de déguster tout au long de ma petite vie de caféinomane*. J'ai en tête cette scène fameuse de Mulholland Drive au cours de laquelle Luigi Castigliane (joué par Angelo Badalamenti) recrache longuement son espresso sur une serviette spécialement préparée pour lui, devant un parterre de professionnels du cinéma complètement terrorisés. Mais je ne suis pas Luigi Castigliane : je ne régurgite pas mon café ; au contraire, bizarrement, j'en reprends un deuxième ! — Durant la réunion, il est notamment question de trouver des « orateurs de haut vol » qui pourraient éventuellement prendre la parole à l'occasion d'une sorte de « conférence internationale des archives » qui aura lieu en novembre prochain. Chaque protagoniste se présente très brièvement et je dois donc faire de même. Je déteste ça et j'ai l'impression de passer à nouveau pour le pire des imposteurs : en quelle qualité est-il là, ce gars qui écoute d'une oreille légère tous ces débats et qui feint de s'y intéresser ?
Machine arrière. Dans mon journal, je suis de temps à autre très remonté contre la social-démocratie (la tendance actuellement majoritaire du socialisme en Europe) alors que je montre, assez curieusement pourrait-on croire, moins de hargne envers le libéralisme politique. J'imagine parfois (la grande illusion, ha-ha !) que certains de mes lecteurs accueillent mes prises de position comme une sorte de trahison (?) à un idéal de gauche que je continue au reste de revendiquer. (« Et en plus, il lit Nietzsche et Kraus ! Ces... antidémocrates de... de... droite ! ») — Une tentative d'explication : que la droite se comporte comme la droite ne m'émeut absolument pas et me laisse sans commentaire... Je n'ai rien à en dire parce que, de toute façon, je ne suis pas des leurs (c'est un peu comme si, athée, je commençais à m'énerver parce que le pape propose une vision catholique et rigide du monde). Par contre, que la gauche se comporte comme la droite, qu'elle s'intègre au système économique actuel en continuant épisodiquement, pour la galerie, à tenir un discours de gauche, à « exprimer sa solidarité », cela m'énerve au plus haut point, parce qu'en agissant de la sorte, elle fait à long terme beaucoup plus de mal que de bien au socialisme. — À moins de nationaliser des pans complets de l'économie et de mettre en place une industrie d'état ; à moins de faire machine arrière, aussi paradoxal que cela puisse paraître, puis d'expérimenter de nouvelles idées, la gauche n'a rien à faire en ce moment au pouvoir.

Karl Kraus & la ponctuation. — Dans sa préface à Troisième nuit de Walpurgis (voir ici), Jacques Bouveresse fait mention d'une fabuleuse anecdote qui a suscité en son temps la totale incompréhension de nombreux lecteurs** : alors que l'actualité est — c'est le moins qu'on puisse dire — bouillante, Karl Kraus intente un procès larvé à la revue praguoise Aufruf parce que celle-ci a publié, en novembre 1933, un article d'un certain Lucien Verneau, « Karl Kraus Abschied? » (« L'adieu de Karl Kraus ? »), reprenant l'un de ses poèmes (« Man frage nicht », paru en octobre 1933 dans le 888e numéro de Die Fackel) en négligeant une virgule et un point dans les troisième et cinquième vers (« und sage nicht, warum. » devenant par mégarde « und sage nicht warum » ; « Kein Worf, das traf. » devenant « Kein Worf das traf ») et une minuscule et un point dans le sixième vers (« man spricht nur aus dem Schlaf. » devenant « Man spricht nur aus dem Schlaf »). Et Bouveresse de citer un proche de l'auteur, le compositeur autrichien Ernst Krenek, que je me permets de citer à mon tour : « Alors qu'on s'excitait précisément sur le bombardement de Shanghai par les Japonais et que je l'avais rencontré au moment où il était aux prises avec un des fameux "problèmes de virgule", il me dit à peu près : "Je sais que tout cela est dénué de sens, quand la maison est en feu. Mais aussi longtemps que c'est possible d'une façon quelconque, je dois faire cela, car si les gens qui y sont tenus par obligation avaient toujours veillé à ce que toutes les virgules soient à la bonne place, alors Shanghai ne serait pas en train de brûler." »

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* Médaille d'argent, donc, derrière ce breuvage que je me suis forcé à boire il y a environ trois ans chez un donateur d'archives : un liquide à moitié chaud dans lequel flottaient de nombreux grains de café moulus.
** Bouveresse n'écrivant pas tout (il ne traite que du problème des deux virgules, non de la minuscule et des trois points manquants), j'ai également consulté les pages 147-151 du livre d'Anne D. Peiter, Komik und Gewalt [Comique et violence], partiellement disponible en ligne sur Google Books. (Oui, on va faire comme si je saisissais parfaitement toutes les subtilités de la langue allemande. — Si j'ai compris quelque chose de travers, merci de bien vouloir me provoquer en duel : je laisserai à mon adversaire le choix de la bière.)

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