Archives mensuelles : mars 2014

Notes sur la permanence des paysages

Je connais comme le fond de ma poche les deux bois qui entourent la vieille maison familiale, dans les hauteurs du village de Falisolle. Enfant, j'y ai passé de nombreuses heures avec mes amis d'alors. Nous dévalions en VTT les creux et les bosses du « Trou de Tarzan », pas loin de l'entrée du bois d'Harzée, sans savoir que ces dénivellations étaient en fait le résultat de l'exploitation d'une veine de charbon. Nous jouions avec le mince filet d'eau de la source de la Baume, là où elle sortait de terre (j'ai appris aujourd'hui, après une petite recherche, que l'endroit s'appelait la « Fontaine des petits Fonds »). Dans le bois des Hutois, à la fin avril, j'allais cueillir le muguet dans un sous-bois connu uniquement des gens du cru, où ces fleurs au périanthe si caractéristique s'étendaient à perte de vue. Si je revenais sur le sentier principal et me dirigeais vers l'orée toute proche, je disposais alors d'un panorama époustouflant (surtout pour un gamin) sur les champs entourant la ferme du Brûlé et sur les installations de la carrière à chaux d'Aisemont. Un paysage typique de l'Entre-Sambre-et-Meuse, entre industries, forêts et campagnes.

Lors d'une promenade dans le bois d'Harzée avec Gaëlle en ce début d'après-midi, alors que je n'y avais plus mis les pieds depuis plus de quinze ans, j'ai tout de suite retrouvé mes repères. Je savais où menait tel ou tel chemin sinueux, je savais comment me rendre rapidement à la source en coupant à travers bois, je connaissais chaque bifurcation, chaque arbre, chaque racine, chaque buisson... Rien n'avait changé. Le bois se présentait exactement comme dans mes souvenirs d'enfance. 

Cela m'a directement rappelé mon mémoire consacré à l'économie domaniale et forestière d'une petite seigneurie ardennaise (la seigneurie d'Orchimont) au bas Moyen Âge. J'avais alors eu la chance de consulter une série de cartes datant du début du XVIIe siècle, notamment celles de bois appartenant à ladite seigneurie, dressées par un certain Guillaume Gondel, arpenteur juré, pour le compte du pouvoir central de l'époque. 

J'étais alors déjà passionné par la permanence multiséculaire des paysages. Page 74 de mon mémoire, j'écrivais : « Si je me permets d'étudier la structure des bois de la seigneurie d'Orchimont aux Temps Modernes, c'est que j'ai l'intime conviction que cette structure est d'un statisme à toute épreuve et qu'elle se retrouve déjà [...] dans les siècles antérieurs. » Dans les pages suivantes, je m'étais amusé à comparer différents bois à différentes époques, à travers les cartes disponibles mais aussi — j'en étais très fier — à travers les textes. J'avais ainsi émis l'hypothèse qu'un bois décrit dans une charte en ancien français datant de 1265 était le même que celui repris sur l'une des cartes de Gondel en 1616. Le nom du bois avait changé (le « bo[i]s de Huonchasnoit » devenant le « bois du Bannay de Bagimont ») mais les structures, elles, étaient restées identiques : deux fontaines, l'une en amont, l'autre en aval ; un ruisseau encerclant le bois ; une route sur l'un des flans... Tout correspondait !

De retour en 2014. Je me suis demandé si je pouvais faire le même exercice pour les bois entourant la maison de ma famille, à Falisolle. Assez étonnamment, je n'ai jamais fait la recherche. Pour avoir une réponse plus ou moins exhaustive, il faudrait que je retourne consulter les cartes et plans conservés aux Archives générales du Royaume à Bruxelles ou dans d'autres dépôts régionaux. En attendant, il est toujours possible de comparer une vue satellite actuelle avec la première carte complète de Belgique, la carte dite de Ferraris, réalisée entre 1770 et 1778. Par chance, cette carte est disponible sur le Web dans sa version de 17771. Les zones forestières et les voies de communication entourant le village de Falisolle ont-elles été complètement transformées par la révolution industrielle et par la croissance démographique ? 

Ferraris_Falisolle_nom

Les deux vues ci-dessus représentent grosso modo2 le même espace géographique autour de Falisolle, dont l'église (le centre du village) est représentée à l'aide du symbole †. Sur la carte de Ferraris, on repère facilement l'actuel bois d'Harzée (B4) et le bois des Hutois (partie nord-est de B3), ce dernier ne constituant qu'une des deux parties restantes d'un bois autrefois bien plus vaste nommé « bois de Goslaroux ». La surface boisée a été considérablement réduite depuis la fin du XVIIIe siècle, principalement en raison de trois facteurs aisément identifiables : 1) la densification de l'habitat (voir par exemple les nouvelles rues et maisons construites au sud-est de B1), 2) l'extension des champs au détriment des bois (défrichement) et 3) l'activité industrielle : la carrière d'Aisemont, au sud, a totalement modifié le paysage et a notamment supprimé une partie non négligeable du bois Chaumont (B2).

La comparaison cartographique rend compte de la permanence de l'ancien réseau routier : le chemin principal qui traverse le village de Falisolle et qui lui sert en quelque sorte d'épine dorsale est resté identique jusque dans ses moindres tournants (rien d'extraordinaire à cela). De même, les zones R1, R2 et R3 constituent de bons exemples de systèmes routiers qui ont résisté à l'érosion des siècles. Le croisement de la zone R1 — zone où soit dit en passant habite Lambil, le dessinateur des Tuniques bleues, mais ça n'a rien à voir — est facilement repérable sur les deux vues, malgré un léger changement dans l'agencement du carrefour (est-ce une erreur de l'arpenteur/géographe ou bien une réelle différence par rapport à aujourd'hui ?). Le coude de la zone R2 — qui soit dit en passant se trouve en face de ma maison — n'a strictement pas changé en plus de deux cents ans. La zone R3, quant à elle, est très intéressante à analyser car non seulement le croisement se présente à l'identique mais l'une des routes (celle qui se prolonge plus ou moins selon un axe nord-sud) suit exactement l'ancienne frontière entre la Principauté de Liège et le Comté de Namur ! À l'est de la zone R3, se trouvait la « cense » (autrement dit la ferme) Dugué, qui a donné son nom à la rue actuelle (la rue du Gay). D'ailleurs, il y a toujours une exploitation agricole à cet endroit.

Quant aux zones S1 et S2 à l'ouest de la carte, elles forment deux exemples de sarts (c'est-à-dire des anciennes parties de bois défrichées pour une raison ou pour une autre) qui ont laissé une trace dans la topographie actuelle de la région : structure en pointe délimitée par des routes pour S1 (toujours visible malgré le recul de la surface boisée), renfoncement perpendiculaire dans le bois du Loup (B1) pour S2. On pourrait multiplier les exemples : la « cense de la Bellemotte », au sud de B1 sur la carte de Ferraris, existe toujours et porte toujours le nom de « ferme de la Bellemotte ». Idem pour le prieuré/l'abbaye d'Oignies au nord de B1 et le Calvaire de Falisolle, non loin à l'ouest de R2...

Affaire à suivre...

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1 La carte de Ferraris a entièrement été numérisée en haute définition et est consultable sur le site Web de la Bibliothèque royale de Belgique (KBR) et sur celui de l'Institut géographique national (IGN). Les régions analysées ici font parties des feuilles 98 (Fleuru[s]) et 99 (Fosse[s]). Voir ici pour la version complète en ligne.
2 La carte de Ferraris n'a pas la précision d'une carte satellite moderne. La triangulation n'a selon toute vraisemblance pas été utilisée, ce qui signifie que les arpenteurs qui ont parcouru le territoire pour collecter les diverses informations géographiques ont effectué des relevés à vue (!). Ceci explique les déformations, plus ou moins importantes selon les feuilles. Voir l'article de Philippe De Maeyer, « Les cartes de Ferraris », sur le site Web de l'IGN. 

Bonheur

Le soir au Verschueren, une discussion avec Léandra où il est brièvement question de bonheur. Je mentionne l'idée, très présente dans une certaine philosophie, de bonheur « dans l'instant » — Emerson et Thoreau ne sont jamais loin —, le bonheur de celui qui ne se projette pas inlassablement dans le passé et dans l'avenir, ce vieux carpe diem quam minimum credula postero devenu suranné depuis qu'il a été repris par tous ces psychologues de bas étage adeptes de coaching et de développement personnel neuneu.

Léandra est très dubitative quant à cette cueillette du jour présent : elle a besoin de se projeter avant de cueillir quoi que ce soit. Peut-être sera-t-elle plus en accord avec l'idée lorsqu'elle aura en main un joli bouquet parfumé ? De mon côté, je suis dubitatif aussi, mais pour une raison légèrement différente : ma propension à la prospective, à la réflexion sur le passé et le futur (schématisée respectivement par mon amour de l'histoire et de la science-fiction) se marie très mal avec un état dans lequel je serais là, à ne rien faire d'autre que de profiter du temps qui passe... Qu'on m'installe quelque part avec mes seules pensées et je serai très vite autre part. Mais je suis très heureux en ce moment : je suis revenu à cette forme particulière d'optimisme lucide — une sorte de marque de fabrique qui prend racine dans ma petite enfance.

Chez Léandra, le bonheur est exogène : ne peut être véritablement heureux que celui qui est en relation, qui a construit quelque chose avec quelqu'un d'autre. C'est sans doute pour cette raison que son humeur est si instable ; qu'elle peut atteindre des cimes bien plus hautes et des gouffres bien plus profonds que ne pourra jamais atteindre la mienne. — Chez moi, le bonheur est endogène : ne peut vraiment être heureux que celui qui peut l'être seul, qui peut construire quelque chose seul (je n'ai pas écrit « celui qui est seul », ce qui donnerait à la phrase un sens complètement différent). Si je suis heureux en ce moment, c'est parce que j'ai recouvré cette capacité à faire beaucoup de choses en solitaire, à être autonome dans tout ce qui a de l'importance à mes yeux, à créer mon propre monde, un monde où je me sens bien sans l'aide de qui que ce soit. Dans un tel système, toute forme de réussite ou de performance sociale est annexe : nul besoin de s'exposer ni de se montrer ; nulle obligation de construire quelque chose à plusieurs.

Je lis à Léandra (qui reste de marbre) un aphorisme de Schopenhauer1, qui traînait par hasard dans mon sac (l'aphorisme, pas Schopenhauer) et qui résume particulièrement bien cette idée de bonheur endogène :

Le bonheur appartient à ceux qui se suffisent à eux-mêmes. En effet, toutes les sources extérieures du bonheur et du plaisir sont, de par leur nature, éminemment incertaines et équivoques, fugitives, aléatoires, partant, sujettes à s'épuiser facilement même dans les circonstances les plus favorables, et c'est même inévitable, attendu que nous ne pouvons pas les avoir toujours sous la main. Bien plus, avec l'âge, presque toutes tarissent fatalement ; car alors, amour, badinage, plaisir des voyages et de l'équitation, aptitude à figurer dans le monde, tout cela nous abandonne ; la mort nous enlève jusqu'aux amis et parents. C'est à ce moment plus que jamais qu'il est important de savoir ce qu'on a par soi-même. Cela seul, en effet, résistera le plus longtemps. Cependant, à tout âge, sans distinction, cela est et demeure la source vraie et seule permanente du bonheur. Car il n'y a pas beaucoup à gagner dans ce monde : la misère et la douleur le remplissent, et, quant à ceux qui leur ont échappé, l'ennui est là qui les guette de tous les coins. En outre, c'est d'ordinaire la perversité qui y gouverne et la sottise qui y parle haut. Le destin est cruel, et les hommes sont pitoyables. Dans un monde ainsi fait, celui qui a beaucoup en lui-même est pareil à une chambre d'arbre de Noël, éclairée, chaude et gaie, au milieu des neiges et des glaces d'une nuit de décembre.

Ce texte est-il pessimiste ? Il ne l'est que pour ceux qui se font une fausse image de la vie. Que tout nous abandonne avec le temps (y compris même ces relations qui dans les primes années de l'existence semblaient gravées dans l'airain), que la douleur et l'ennui nous guettent constamment, cela semble on ne peut plus vrai. Si je veux un bonheur constant et stable (je n'ai pas dit routinier), je ne dois jamais utiliser autrui comme une béquille ou, pour reprendre un terme moins péjoratif, comme la source de quoi que ce soit dans ma vie. Je dois être indépendant et autonome. Je dois être ma propre prophylaxie.

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1 Arthur Schopenhauer, Aphorismes et insultes. Textes choisis et présentés par Didier Raymond, Paris, Arléa, 2012, p. 33-34. Le texte en question est issu des Parerga et Paralipomena, traduction d'A. Dietrich, Alcan, 1905-1914, traduction dont je cherche d'ailleurs toujours la version papier.

Finis corporis insani

Le principe général d'un régime amaigrissant ressemble à celui d'un solde comptable : si les entrées sont plus élevées que les sorties, je gagne ; si les sorties sont plus élevées que les entrées, je perds. C'est d'une logique implacable, du moins à court terme : si je veux perdre du poids (autrement dit si je veux que mon corps aille chercher son énergie en brûlant le surplus de graisses qui m'entoure), il faut que j'inverse la balance des entrées et des sorties. Autrement dit : je dois ingurgiter moins de calories et, éventuellement, en brûler plus par jour. Et il faut que j'applique ce procédé pendant un certain nombre de semaines en suivant une discipline très stricte.

Je suis fatigué d'être essoufflé à tout bout de champ, de subir constamment tachycardie et extrasystoles, même si mon cardiologue me dit qu'il « n'est pas inquiet ». Il faut que je maigrisse, de dix kilogrammes au moins, de vingt si possible, et ce afin de revenir aux glorieux 75 kilogrammes de mes vingt ans.

J'ai donc établi, depuis lundi 10 mars, un régime à la radicalité stupéfiante (car c'est tout ou rien ; je ne peux pas faire dans les demi-mesures) : j'ai supprimé tout ce qui était superflu dans mon alimentation de la semaine : le pain au chocolat du matin, les biscuits de la pause café, le plat trop riche du midi au travail, la barre chocolatée de l'après-midi, le (fréquent) hamburger de dix-sept heures trente, les deux bières du train (que j'ai remplacées par un smoothie), la pizza préparée du soir, toutes les bières spéciales de la nuit (remplacées par une consommation élevée d'Earl Grey). Combiner l'arrêt complet d'alcool en semaine avec un régime me semble une très bonne idée : quitte à se priver, autant se priver de tout à la fois.

Cela se résume donc la plupart du temps à ne manger qu'à midi (des tartines de pain gris au fromage blanc, du poisson ou d'autres aliments pas trop caloriques) et à boire du café noir, du thé et du jus de fruits frais le reste du temps. Parfois une pomme le soir. C'est tout. Le vendredi et le samedi, je m'accorde un répit en buvant un ou deux Orval et en mangeant un repas complet en soirée. N'importe quel diététicien me dirait que mon comportement est absurde, que c'est une très mauvaise idée, qu'il faut que je mange de manière régulière et non pas une fois par jour. Je le vois me regarder avec ses yeux de chien battu : « Monsieur Evenvel, ce que vous faites n'a aucun sens. Vous allez vous bousiller le corps et, dans deux ans, vous aurez repris, si ce n'est dépassé, votre poids initial ! Connaissez-vous l'effet yo-yo ? » Fort heureusement, je n'ai pas consulté de diététicien. Un diététicien, c'est un peu comme un psychologue : ça ne me sert à rien.

Cellule de dégrisement autogérée

De l'Earl Grey pour remplacer l'Orval, la Chimay blanche et la Westmalle triple ? Et pourquoi pas ? J'ai découvert tout récemment que ce mélange de thés était tout de même moins répugnant que beaucoup d'autres (comme l'infâme thé vert). Je m'installe, avec mon Earl Grey donc, dans un coin de la Maison du Peuple, à côté du distributeur de cigarettes. Les pompes à bière sont à cinq mètres environ, droit devant moi. Ma situation me fait penser à celle du capitaine Haddock dans la maison du professeur Topolino (L'Affaire Tournesol), lorgnant désespérément « pendant dix cases » la bouteille de vin blanc posée devant lui. C'est d'un comique, ou peut-être pas. Mais je résiste. Après tout, j'ai devant moi un breuvage qui n'a rien à envier à cette bière dorée comme un soleil d'été, laissant sur la langue et derrière le palais ce délicieux goût de fleur douce-amère caractéristique d'un houblon délicatement bouilli... (Tu te fais du mal, mon vieux.)

Poils de chat

Printemps précoce. — Un ciel entièrement bleu, près de 20 degrés Celsius, une esplanade noire de monde, en mars, à Bruxelles, est-ce unique ou banal ? En tout cas, c'est déjà arrivé il y a environ deux ans. En témoigne ce passage daté du vendredi 16 mars 2012 : « J'arrive à la Maison du Peuple en fin d'après-midi. Il fait délicieusement bon dehors pour une journée de mars et la terrasse est pleine à craquer. Je m'en vais chercher une Chimay blanche au bar pour ensuite aller m'installer à l'intérieur, près d'une fenêtre, avec mon PC... Et je me rends compte à ce moment — ô miracle ! — qu'une table est libre dehors. Donc me voilà à la terrasse du café, en tee-shirt, à écrire mon mercredi. Le soleil décline lentement sur fond de ciel bleu et termine sa course derrière l'église Saint-Gilles. » — Et il y a un an ? C'était le blizzard, comme le montre très bien cet autre extrait daté du mardi 12 mars 2013 : « Il aurait sans doute été plus sage de travailler chez moi aujourd'hui. Trop tard : je suis déjà dans un train qui roule à toute allure à travers la campagne flamande pour rattraper son retard. Après Leuven, le paysage est grandiose, proche du "blanc dehors" (whiteout), ce phénomène météorologique des régions froides du globe durant lequel l'horizon se noie complètement entre un sol d'un blanc immaculé et un ciel qui possède les mêmes tons laiteux. » — Ainsi la grande loterie de la météorologie belge daigne-t-elle à nouveau repaître notre esprit d'un enseignement capital : parfois le mois de mars est délicieux, parfois il ne l'est pas. Amen.

Secrets de petite fille. — Léandra me rapporte les deux curieux « secrets » que Gaëlle a confiés à Léah lors de la soirée du samedi 22 février chez Andrew. Premier secret : Gaëlle trouve que « normalement, une femme, c'est fait pour sortir avec un homme et un homme pour sortir avec une femme ». Second secret : elle pense que Léandra devrait sortir avec moi et qu'elle, Gaëlle donc (huit ans et demi), devrait sortir avec Andrew (35 ans). Le plus drôle est que ma fille a raconté tout cela à... la copine d'Andrew. — Quel rapport entre ces deux secrets ? Léandra a ébauché une théorie : Gaëlle a peur que je sois un jour en couple avec un homme, donc elle a dès à présent imaginé une sorte de contre-proposition bizarre. Quant au fait qu'elle-même veuille sortir avec Andrew et le dise directement à sa copine, mystère ! Difficile d'y voir autre chose qu'une sorte de déclaration de guerre à peine occultée par le velours de l'innocence enfantine.

Entretien d'embauche pour informaticiens. — Début de soirée. Léandra est partie. Coraline, Bob et Fabien aussi. C'est la première fois que je bois un verre seul avec Jonas. Il me parle entre autres de l'entretien d'embauche téléphonique pour Google qu'il a passé en 2013. Il m'explique que lorsqu'on passe un entretien avec cette société, il faut toujours s'attendre à une question étrange comme par exemple : « Comment feriez-vous pour estimer le nombre de poils que possède votre chat ? », question à laquelle il faudrait répondre par quelque chose comme : « J'estimerais d'abord en centimètres carrés la surface du pelage d'un chat mort (après l'avoir dépecé pour obtenir une surface plate) de la même race, taille et corpulence que mon chat et je multiplierais ce résultat par une estimation du nombre de poils présents sur un centimètre carré de ce même pelage. » (Ils ne veulent évidemment pas recevoir une réponse précise, mais seulement déterminer le degré d'adaptabilité et de créativité d'un candidat par rapport à une situation nouvelle.) Bien sûr, ils n'ont pas posé à Jonas la question sur les poils de chat mais plutôt celle-ci : « Comment feriez-vous pour calculer une valeur approximative du nombre Pi sans disposer d'une calculatrice ? » La question l'a déstabilisé et il a pris trop de temps pour y répondre. Apparemment, il fallait faire intervenir les probabilités, comme dans l'expérience de l'Aiguille de Buffon. Mais n'y a-t-il pas plus simple ? Par exemple : prendre un cylindre quelconque (un pneu, un rouleau vide de papier WC...), appliquer une substance tachante (encre, peinture, goudron...) à un point de sa surface et le faire rouler sans dévier le long d'une règle graduée inscrite sur une surface blanche, où chaque graduation principale (0, 1, 2, 3...) correspondrait exactement au diamètre du cylindre choisi ? Si la première tache sur le papier démarre pile à 0, la seconde tache s'arrête à Pi. Le résultat sous forme de nombre serait beaucoup plus imprécis mais l'expérience serait par contre beaucoup plus facile à mettre en œuvre.

Sauvegarde universelle et autres bêtises

« Bêêêêê ! » — Aux alentours de 17 heures 30. Alerte à la bombe à la gare de Liège-Guillemins. La police ordonne l'évacuation du bâtiment. De retour sur les quais environ une heure plus tard, les gens s'énervent, se précipitent dans tous les sens, s'attroupent devant des portes de train et tentent frénétiquement d'embarquer en premier malgré la mention « NE PAS EMBARQUER » bien visible sur les panneaux d'affichage électroniques de la gare. Vont-ils se mettre à bêler ?

« Parler en mottes. » — J'ai retrouvé dans une ébauche d'essai de Robert Musil intitulée « La crise du roman »1 une petite réflexion qui restitue particulièrement bien une façon spécifique de s'exprimer : celle du propriétaire que nous avons rencontré lors de notre voyage à Suxy à l'entrée de son domaine, entre forêt et campagne. Il m'avait semblé représenter le type même de l'Ardennais bourru et taciturne (une typologie qui n'a aucune valeur explicative, je m'en rends bien compte). Il parlait très lentement de ses inventions de jeux en plein air et entrecoupait de longs silences chacune de ses courtes phrases. Sa parole n'était pas du tout fluide, elle était parsemée de blancs durant lesquels, du moins je suppose, il organisait ses pensées pour les exprimer de la façon la plus concise possible. Il nous avait notamment parlé de la nécessité d'inventer constamment de nouvelles choses, « parce que le cerveau a besoin d'exercices pour ne pas dépérir », une réflexion qui m'avait paru à l'époque curieusement déphasée pour un homme qui portait des bottes en caoutchouc et s'apprêtait à nourrir des moutons (« L'habit ne fait pas le moine », m'étais-je dit un peu plus tard.) À côté de lui, je devais passer pour un petit moineau des villes surexcité n'arrêtant pas de pépier et de regarder dans toutes les directions. — Quel rapport avec Robert Musil ? Ce court paragraphe : « J'imagine que les gens du Moyen Âge n'avaient pas notre débit précipité. Ils devaient parler comme nos paysans le font aujourd'hui encore. Ceux-ci, d'ailleurs, en haut allemand, en ont gardé plus d'un souvenir. Un homme qui parle en hésitant, d'une manière ramassée et vocalique, passe relativement facilement au vers. Il parle en mottes, nous parlons en sable qui ruisselle. La langue elle-même serait donc devenue plus prosaïque. » — En résumé : pourquoi suis-je meilleur en prose qu'en vers ? Parce que j'ai perdu la faculté de parler « en mottes » ! (Une explication sympathique mais très certainement fausse.)

Sauvegarde universelle. — Si je me représente notre univers comme un logiciel en tout point performant, je me pose immédiatement la question de la pérennité des informations qu'il contient (une déformation professionnelle sans doute). — Autrement dit : si l'univers était un logiciel, est-ce que toutes ses données, réparties dans l'espace et dans le temps, seraient conservées « quelque part » ou bien est-ce qu'elles seraient irrémédiablement perdues ? (On pourrait aussi imaginer une solution entre ces deux extrêmes, ou bien tout autre chose encore.) Dans le premier cas, « l'informaticien-dieu » gérant le logiciel pourrait à tout moment relancer une séquence spatiotemporelle donnée, et nous serions alors en quelque sorte toujours là, immortel en tant que partie constituante de la sauvegarde (une version réactualisée de l'Éternel retour !). Dans le second cas, l'univers se comporterait comme une sorte de programme évolutif en roue libre, sans aucune mémoire de masse, et ce qui est vécu par un être vivant ne pourrait pas être rembobiné et rejoué. — On peut pousser plus loin l'hypothèse de la sauvegarde : comment stocker quelque chose d'aussi complexe que la vie, ou la conscience, ou la pensée d'un individu ? Cela nous semble complètement irréalisable, mais sans doute parce que nous prenons la question par le mauvais bout. On pourrait en effet imaginer que si l'on arrivait à stocker à chaque instant (ce qui ne veut pas dire grand-chose) l'entièreté de la matière jusqu'à la plus petite particule (ce qui ne veut pas dire grand-chose non plus), on disposerait d'une sauvegarde qui engloberait aussi la conscience et la vie. Celles-ci perdraient alors totalement le côté miraculeux que certains humains ont tendance à leur donner : elles seraient réduites à une information matérielle se modifiant constamment dans l'espace et dans le temps, et qui pourrait être recopiée. — Autre réflexion : si le logiciel-univers dont il est question ici était de nature absolument déterministe, toute sauvegarde serait inutile à l'exception d'une seule : celle de la disposition initiale de cet univers, car n'importe quel élément constitutif du monde (y compris la vie complexe), quelle que soit l'époque, pourrait être directement retrouvé par itération à partir de cette disposition initiale, un peu comme dans le « jeu de la vie ».

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1 Robert Musil, Essais : conférences - critique, aphorismes et réflexions, Paris, Éditions du Seuil, 1984, p. 386.