Usurpation

Dévorant les aphorismes qui composent le second livre de Humain, trop humain, j'ai le sentiment de passer pour un traître et un usurpateur, à la fois envers mes racines ouvrières socialistes et vis-à-vis de la lecture même de ce livre (qui ne m'est certainement pas destiné). En découle cette sempiternelle impression de me trouver en équilibre précaire sur un très mince fil tendu entre deux mondes, sans jamais appartenir ni à l'un, ni à l'autre.

Cette forme de jouissance interdite qu'ont dû connaître ces enfants de bourgeois au contact de Marx ou de Bakounine, contre l'éducation qu'ils ont reçue... — À l'inverse, peut-on trouver avec la même facilité des fils (ou filles) d'ouvriers buvant à la source d'une philosophie extrêmement condescendante face aux rangs dont ils sont issus ?

« Lorsque nous nous transformons radicalement, nos amis, ceux qui ne sont pas transformés, deviennent les fantômes de notre propre passé : leur voix résonne jusqu'à nous, comme si elle venait de la région des ombres — comme si nous nous entendions nous-mêmes, plus jeunes cependant, plus durs et moins mûris. » (Nietzsche, Opinions et Sentences mêlées, 242.) — J'ai pris pour ainsi dire une longueur d'avance sur les spectres, car la plupart de mes amis se sont déjà évaporés, par la force des choses. Ne reste plus que ce cher irréductible noyau, qui restera coûte que coûte lumineux à mes yeux.

Schopenhauer, Nietzsche et Wittgenstein ont en commun le culte du très petit nombre. Tous pensent — et peut-être à raison d'ailleurs (c'est terrifiant !) — que seuls quelques rares lecteurs pourront les comprendre. Et encore ! Ils mettent en garde dès la préface : peut-être n'est-il pas une seule personne sur cette Terre pour les comprendre vraiment. Au-delà de leur élitisme patent, de telles déclarations ont tout de même le grand mérite d'apposer sur ces auteurs la marque presque certaine de l'honnêteté : ceux-là ne trichent pas ; ils n'écrivent ni pour vendre, ni pour créer des écoles (même s'ils finissent par engendrer des disciples).
Dès les premières lignes de Nostromo (la note de l'auteur précédant le roman en tant que tel), le doute n'est déjà plus permis : je sais que l'aventure sera grande, tragique et dépaysante. Conrad y parle de la première ébauche de son pays imaginaire, la province de Sulaco, « (...) souvenir de ce temps lointain où tout était si neuf, si intéressant, si aventureux ; des bouts de côtes étranges sous les étoiles, des ombres de collines sous le soleil, des passions humaines dans le crépuscule, des potins à demi oubliés, des visages estompés... » — Ce livre, je le réserve pour les nuits noires d'hiver, dans le froid de ma chambre mais sous la chaleur confortable des couvertures.
J'anticipe presque la question : combien d'ouvrages sont ouverts devant mes yeux (façon de parler) en ce moment ? — Réponse : beaucoup trop ! Je vais me noyer !

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