Éthique du bunker

Parler de sociétés en déclin, de civilisations qui s'écroulent, d'apocalypse fantasmée et de paranoïaque améliorant son refuge anti-tempête (Take Shelter) a curieusement fait ressurgir en moi le souvenir d'un cours de morale laïque qui m'avait marqué lorsque j'étais adolescent. C'était, je pense, en quatrième année du secondaire, à l'Athénée royal de Tamines... Un cours de deux heures entièrement consacré à "l'exercice du bunker".
Impossible d'en retrouver la description sur le Web : sans doute n'ai-je pas tapé les bons mots-clés ; sans doute aurais-je dû effectuer la recherche en anglais, aussi. Ou peut-être était-ce un exercice inventé de toutes pièces par mon professeur ? Peu importe car, fort heureusement, je me rappelle assez bien de l'énoncé : 
« Des bombes atomiques vont bientôt pleuvoir sur toute la planète et tu es responsable d'un des nombreux bunkers qui abriteront les générations futures de l'humanité. Le problème est le suivant : le groupe dont tu as la charge est constitué de douze personnes (toi y compris) et le bunker n'est prévu que pour six locataires. Tu dois absolument choisir ceux qui entreront dans le bunker (qui seront sauvés) et ceux qui resteront dehors (qui mourront dans d'atroces souffrances). Ton choix ne sera en aucun cas remis en question. »
Nous avions alors une petite demi-heure pour choisir, de manière individuelle, nos candidats au sauvetage au sein d'une liste dressée arbitrairement par le professeur. Ensuite, le reste du cours était consacré à la présentation des choix de chacun, à la discussion et à l'argumentation. La liste proposée était fantastiquement sadique : elle contenait tout ce qu'on peut concevoir comme pièges éthiques, propres à révéler les jugements de valeur et autres "culs-de-sac idéologiques" (racisme, sexisme...). Je ne me rappelle plus de la liste exacte, mais elle ressemblait grosso modo à cela :
« Une femme au foyer enceinte
- Une jeune policière
- Un docteur en médecine de 40 ans
- Une scientifique de haute volée de 30 ans
- Un philosophe grisonnant
- Un jeune électricien étranger
- Un ouvrier non-qualifié de 45 ans
- Une jeune chômeuse sans diplôme
- Un vieux prêtre
- Une adolescente de 15 ans
- La maman de l'adolescente, institutrice »
Vint alors le moment des réponses. Beaucoup prenaient la femme enceinte car elle portait la vie ; la policière parce qu'elle était jeune et assurerait l'ordre et la sécurité dans le bunker (elle est bien bonne, celle-là !) ; le docteur car il soignerait les malades ; l'institutrice car elle éduquerait les nouvelles générations ; la scientifique pour sauvegarder un pan de la connaissance du Monde... Tombaient souvent à la trappe le philosophe (car "il ne sert à rien de concret"), l'ouvrier, l'électricien étranger, le vieux prêtre, la jeune chômeuse... D'autres questions apparaissaient, comme : "Peut-on choisir l'institutrice sans en même temps choisir sa fille, et réciproquement ?" ou "Si l'on choisit la femme enceinte, cela fera une bouche en plus à nourrir dans quelques mois... Or les réserves sont limitées."

Je me souviens m'être dit que presque personne dans l'histoire ne sauvait celui qui aurait pu être mon père (l'ouvrier) et que c'était totalement injuste. Injuste non pas qu'il ne soit pas sauvé dans l'absolu, mais qu'il ait moins de poids dans la balance simplement à cause de son statut social ou professionnel. Mes camarades choisissaient souvent les gens en fonction de leur utilité présumée dans la société et/ou de leur relative jeunesse. Autre constat : tous, sans exception, s'incluaient dans les rescapés : le bunker serait habité par cinq personne plus le responsable du bunker (eux-mêmes donc). C'est en les écoutant que je me suis rendu compte de l'insolubilité du problème : une vie humaine est une vie humaine, point. Et l'on ne peut, du moins à mon sens, trier les divers protagonistes selon une base utilitariste. Dès lors, lorsque ce fut mon tour de prendre la parole, je dis (sans doute pas de cette manière je ne me rappelle plus du tout comment je parlais à l'époque) :

« Je tire au sort.
— Tu tires au sort ? me demande une camarade (Céline, si mes souvenirs sont bons).
— Oui. Je choisis au hasard à la courte paille par exemple ceux qui restent à l'extérieur et ceux qui rentrent dans le bunker... Et je m'inclus dans la loterie.
— En faisant cela, tu te débines : ça t'évite de faire un choix.
— Peut-être mais je refuse de choisir en fonction de l'utilité des gens, de leur sexe, de leur âge ou de tout autre critère...
— Oui, mais si par hasard, il ne reste plus que des hommes ou que des femmes, c'est embêtant pour la survie de l'espèce.
— Bien vu, mais tant pis. Et puis, il y a d'autres bunkers... »

À la récréation, après le cours, j'en rediscutai avec mon ami Laurent :

« Je me demande si, dans l'histoire, je ne resterais pas en dehors d'office, afin de permettre à une autre personne de survivre...
— Non, tu ne le ferais pas. C'est joli de dire ça mais dans la pratique, si tu en avais la possibilité, tu sauverais ton cul et puis c'est tout. C'est l'instinct de survie qui veut ça.
— Si tu le dis... On ne le saura sans doute jamais. »

À l'époque, j'avais une certaine idée du sacrifice ultime et désintéressé, théoriquement du moins : choisir de perdre sa vie pour en sauver une autre ; mettre rationnellement dans la balance son existence et celle d'autrui ; tenter de mettre de côté l'émotion liée à la perspective de sa propre mort ; refuser l'atavisme. J'avais en tête l'image de Duncan Idaho dans le roman Dune, dévoué corps et âme à la famille des Atréides, qui se lançait héroïquement dans un combat perdu d'avance pour permettre la fuite de Paul et de sa mère à travers les dédales d'un sietch. 

Et je m'imaginais donc à l'extérieur du bunker, regardant sans rien dire les champignons nucléaires se former sur fond de ciel rougeoyant, avant d'être très rapidement désintégré par l'onde de choc thermique... Je ne sais si je serais capable d'une pareille chose, évidemment. Sans doute, comme Laurent me l'affirmait alors, que je m'enfuirais comme un lâche pour sauver ma peau... Sans doute que je prendrais place dans le bunker et que je terminerais ma triste vie de rescapé nucléaire avec le remords d'avoir laissé mourir une personne à ma place...

Hé, Hamilton, du calme, ce n'est qu'un exercice mental, hein !

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