Je suis malade. Ceci explique ce qui suit.
Pour commencer, la journée commence mal.
Bronches qui sifflent, nez complètement bouché et tête dans le cul.
Mais passe encore.
Le train pour mon boulot est en retard.
Trente minutes exactement.
Mais peu importe.
À l'accueil de la gare de Liège-Guillemins, je fais la file pour recevoir mon attestation de retard en bonne et due forme, que je présenterai dans une demi-heure à ma collègue Rolande. À côté de moi, la navetteuse toujours un peu ronchonne (mais néanmoins sympathique) attend elle aussi son attestation. Derrière moi, le navetteur désagréable d'un certain âge, que j'appellerai pour l'occasion "Le couillon antipathique de droite" (LCADD), attend lui aussi, pour la même raison. Bien évidemment, il n'est pas antipathique parce qu'il est de droite : on peut être de droite et très sympathique, de la même manière qu'on peut être de gauche et totalement antipathique. Non : il est juste antipathique et de droite, sans que les deux caractéristiques ne se rejoignent à aucun moment.
Donc voilà : c'est à mon tour de demander l'attestation à la dame de l'accueil... Je lance donc, tout sourire (ça m'arrive) : "Il me faudrait une attestation de retard pour mon boulot, pour le train qui vient de Bruxelles et qui continue vers Visé. Et tant que vous y êtes, il en faudrait une pour ma voisine [la navetteuse ronchonne, qui sourit] et sans doute aussi pour le monsieur derrière moi [le LCADD qui me regarde sans rien dire avec ses yeux de merlan frit]". C'est à ce moment qu'il passe à l'attaque :
— Oui, et vous ferez bien attention de mettre 35 minutes et non 30 car demander l'attestation est également du temps perdu.
— Le train a 30 minutes de retard, Monsieur, je ne peux pas inventer des retards fantaisistes.
— C'est le retard effectif que mon employeur regarde. Pas le retard du train.
— Oui, hé bien il comprendra aisément que vous avez également dû faire la file pour avoir l'attestation. Là, je marque que le train est arrivé avec 30 minutes de retard.
— Vous avez un problème avec le matériel roulant, c'est un fait. Votre matériel est défectueux et vous le savez pertinemment bien !
Je piétine sur place. Je me retourne vers le gars :
— Ouais, bon, on est d'accord, mais qu'est-ce qu'elle y peut ? Elle n'est en rien responsable si le train est en retard.
(De nouveau ce regard de merlan frit.)
— Oh, laissez Monsieur, j'ai l'habitude, me lance la dame de l'accueil, la tête dans ses papiers. Je signe les retards et puis je ne m'en fais plus.
N'empêche, je me dis que c'est là un poste ingrat : se taper toute la journée les remarques des CADD en tout genre, qui doivent cracher leur haine de la SNCB et leur frustration générale sur un(e) employé(e) qui n'y est strictement pour rien.
* * *
Le soir, il n'y a pas de raison que je sois plus en forme, mais je fais un effort pour avoir l'air normal, avec des résultats plus que mitigés. J'ai rendez-vous au Potemkine pour une soirée "Jeux de société". Doivent être là au moins Emily et Mary.
Emily arrive vers 19h30 avec Walter, revenu en triple vitesse du Congo (il y est resté une semaine à tout casser). Dès son arrivée, Walter ouvre son Mac et profite du Wi-Fi pour répondre à des e-mails, envoyer des offres d'emploi ou que sais-je encore... Mary arrivera une demi-heure plus tard environ, accompagnée de Jerry et de Matt, deux de ses colocataires. Emily et moi croiserons également furtivement Gnafron au bar, venu pour voir les courts métrages. Gnafron est un gars un peu plus âgé qui était une année en dessous de moi en histoire à l'ULB. Je lui demande s'il prend un verre. Il me répond, en montrant les toilettes du doigt : "Non, c'est gentil, mais là, ce que je veux surtout, c'est me vider." Commentaire d'Emily : "On est contents de le savoir !" Croisés également en coup de vent : Romain et Ramon, qui étaient à l'étage et qui s'en vont au restaurant.
Il y a plein de jeux de société en libre service étalés sur le piano (le même sur lequel s'acharnait Johan Dupont dimanche dernier). Une gentille jeune dame fait le tour des tables pour conseiller des jeux et expliquer au besoin les règles. Au programme de la soirée pour notre groupe : Wazabi (un jeu sympa qui consiste à se débarrasser de ses dés), Bazar Bizarre (un horrible jeu de rapidité qui me tapera sur les nerfs très rapidement) et Saboteur (un jeu dans lequel certains joueurs doivent creuser des galeries jusqu'à un trésor, alors que d'autres, les saboteurs, doivent les en empêcher).
Je ne sais pas ce qui m'énerve le plus : que tout le monde (à l'exception d'Emily) se casse à tout bout de champ pour fumer une putain de clope à la con ou bien que la dame citée plus haut (pourtant bien aimable) vienne s'immiscer pour nous expliquer les règles de Saboteur. Je sais que c'est moi qui suis mal tourné, que c'est moi qui ai clairement un grain aujourd'hui, mais ça m'énerve, sans raison. Je suis en train de lire les règles tranquillement et elle vient nous expliquer comment jouer. Je ne sais expliquer ce qui se passe dans mon cerveau mais ça me tape sur le système et je suis au bord de la crise de nerf, de la colère à peine retenue.
J'ai envie de me casser en courant. Pour quelle raison, bon sang ? Impossible de le savoir ! Mary voit que je grince des dents et me lance : "Ça va, Hamil ? Tu n'as pas envie de jouer à ce jeu, c'est ça ?". Je réponds, tout en désignant la préposée aux règles : "Non, ça va. J'ai juste envie de la baffer...". Silence indigné. Pourquoi est-ce que je dis/pense ça ? Je ne suis plus moi-même. Je pourrais presque taper mon poing dans le mur du café pour calmer mes nerfs. C'est pathétique.
Tout le monde s'en va. Mary me propose de me ramener en voiture. Je décline. Emily et Walter s'en vont quelques minutes plus tard. Je m'excuse pour mon comportement et décide de rester à la table. Je vais commander une dernière bière au bar, puis reste seul une heure devant mon PC à écrire une partie de ce texte... Et évidemment, je m'en veux énormément d'avoir eu ce comportement débile et irrationnel.