Tranches - II

« (...) mais nous, nous voulons être les poètes de notre vie, et d'abord dans les choses les plus modestes et les plus quotidiennes. » (Nietzsche, Le Gai savoir, fin du §299.) — Et nous, nous avons encore du pain sur la planche pour y arriver, n'est-ce pas ?

À peine la gamine est-elle sortie du bâtiment scolaire qu'elle court vers lui, souriante et confiante, ses petites godasses martelant en rythme le sol de la cour de récré. Elle l'appelle par son prénom (est-ce son beau-père ?), très enthousiaste : « Thierry ! Ouh ouh ! Thierry ! Je suis là ! » Pour seule réponse, le Thierry en question, de l'autre côté de la grille, lui gueule dessus, les sourcils froncés : « Putain, dépêche-toi ! Mais dépêche-toi ! On va être en retard, bordel ! » La fille obtempère tandis qu'il s'allume une cigarette et se retourne vers la femme qui l'accompagne : « Merde, c'est vrai quoi, on n'a pas que ça à foutre ! » — En vingt secondes, je l'ai déjà parfaitement cerné, cet éducateur indigne, ce bourreau des rêves d'enfant !


Sur le chemin de la gare, Gaëlle m'explique ses dons de prophète : « Je vois dans le passé et prévois le futur. Par exemple, je sais que quand je serai plus grande, je porterai des lunettes ! »

Arrêt à la brasserie « Le Flandre », devant la gare de Namur. Gaëlle retrouve sa Nintendo 3DS et n'en décolle plus. En face de nous, une petite fille un peu plus âgée attend seule sa maman. Elle commande un Ice Tea pêche à la serveuse, qu'elle semble connaître, et passe son temps en tapotant sur un téléphone portable... Aux tables alentour, des vieux et des estropiés ! Le serveur, qui n'est pourtant pas un novice, est particulièrement maladroit cet après-midi : il renverse un chocolat chaud sur son tablier, perd ses pièces de monnaie (ou plutôt croit les perdre) et finit par me lancer, dépité : « Ha ! J'aurais mieux fait de ne pas venir travailler aujourd'hui ! »

Ma fille me montre un dessin qu'elle a réalisé au stylet sur sa console : elle a peint tout l'écran tactile en vert puis en a gommé une partie, créant un labyrinthe de galeries : « Ce sont des trous de taupes ! » Ensuite, elle gomme l'ensemble : « Là, ce sont les taupes qui ont trop creusé ! »

Le train de retour vers Bruxelles ne se désemplit pas d'étudiants du cycle supérieur ou universitaire qui, selon toute vraisemblance, rentrent chez eux pour le week-end. La plupart des dialogues tournent autour de l'examen qu'ils auraient pu réussir in extremis mais qu'ils ont raté et de la nouvelle copine bizarre de l'autre, « mais c'est normal car lui aussi est bizarre en fait ». (C'est passionnant comme une aventure de l'Inspecteur Derrick.)

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