Écorché

Évidemment, je savais qu'en revenant à mon appartement après trois heures du matin, je serais fatigué au moment du réveil quelques heures plus tard, à 6 heures et 16 minutes exactement. Ce n'est pas le manque de sommeil qui me tue ici (trois heures me suffisent, du moins si de temps à autre je peux dormir un peu plus longtemps), mais clairement la surconsommation de bières, et aussi cette — heureusement unique ! — cigarette que j'ai fumée avec les autres au moment de la fermeture du café.

Aujourd'hui, je passe mon trajet ferroviaire non pas à dormir, mais à faire comme si j'avais assez dormi : je bois un thermos complet de café fort, écris, lis, écoute de la musique ; je mets en marche toute une série d'activités du jour. Une fois arrivé au boulot, je peux alors mimer la grande forme : monter les escaliers à toutes jambes, paraître motivé, vif et à l'écoute des dernières nouvelles, etc. Si, à la pause café, je ne m'étais pas senti obligé d'expliquer aux collègues ma soirée d'hier, ils n'auraient certainement rien remarqué. Mais tout de même : j'ai vraiment la tête dans le... cirage et ma seule envie de ce matin, c'est de regagner mon lit. La journée va être longue, très longue.

Comme à chaque fois que j'ai bu jusque tard dans la nuit, je vis ma journée comme un écorché, les nerfs à fleur de peau. Mais je décante vite : l'énervement du petit matin s'estompe et il ne reste plus alors que l'extrême sensibilité, ainsi qu'une certaine forme de clarté et de vivacité d'esprit. Un peu comme quand une brume matinale se lève et cède la place à un joli ciel bleu avec point de vue panoramique sur l'horizon lointain. — J'écris « bisous » en guise de signature dans un message envoyé à Léandra (elle en a été tout étonnée, la pauvre) et, au téléphone avec ce patron d'une société informatique, je parle avec (trop) d'assurance et beaucoup plus lentement que d'habitude... Je ne suis pas dans mon état normal. En début d'après-midi, au Flandre à Namur, seul avec Gaëlle, je me trouve sur un petit nuage cotonneux. Rien ne pourrait m'arriver : « mon sort est entre les mains de Dieu », comme dirait l'autre. Je peux enfin manger un bon steak saignant (je n'ai plus pris un vrai repas depuis hier midi), boire un Orval, échanger quelques mots avec ma fille qui est tranquillement plongée dans son jeu vidéo... Tout est calme, incroyablement calme. Je veux dire calme intérieurement. Je suis rarement aussi calme. C'est aberrant quand on sait qu'ordinairement, je suis une vraie boule de nerfs qui grince des dents.

Évidemment, la sensation ne dure pas. Elle s'estompe en soirée et, lorsque minuit approche et que j'aperçois enfin mon lit, je me rappelle qu'une de mes premières idées était de le regagner au plus vite. (Ce fut donc une journée entière de combat contre la décadence : je n'aurais pas lutté que je me serais levé pour directement me rendormir.)

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