Des vertus de l'insularité

À la question du philosophe : « Comprenez-vous cela ? », ils répondent à l'unisson : « Oui, nous comprenons, et nous allons le prouver ! »

Bien caché derrière les bons vœux du modérateur (« débat ouvert à tous », qu'il espère « libre », « fécond », etc., etc.), quel est le motif premier de l'organisation de toutes ces conférences philosophiques au théâtre Marni ? C'est Léandra qui, quatre jours plus tard, a extrait la réponse — nette, précise, tranchante, aiguisée comme la lame d'un couteau Tojiro — du fouillis désorganisé de mes paroles : ces soirées constituent un prétexte pour discuter en bonne compagnie ; une énième manifestation de l'esprit de club. La raison de ces réunions, c'est surtout de montrer qu'on a compris : ceux qui, après la conférence proprement dite, commentent, affirment et contredisent à tout-va font partie du groupe de ceux qui comprennent, du moins le pensent-ils. Et chacun de ces étalages de profonde compréhension est suivi de bien pire encore : de bourgeoises qui gobent, gloussent et acquiescent en lançant des « Ha oui ! » et des « Oh, très subtil ! ». (Elles boivent notamment l'agaçant commentaire de Jacques Sojcher débutant par : « Je dois t'avouer que ta conférence m'a prodigieusement énervé. »)

Au milieu de tout ce verbiage, une exception : la conférence d'aujourd'hui consacrée aux peintres Francis Bacon et Mark Rothko, que j'ai trouvée fascinante d'un bout à l'autre. Peut-être est-ce parce que l'orateur du jour, Jean-Claude Encalado, a eu le bon goût de rester en repli, de ne jamais discourir, mettant en avant les actes et les écrits des deux artistes ? Car les actes de ces deux-là montrent beaucoup plus que n'importe quel discours, et la meilleure façon de ne pas les trahir, c'est de ne pas interpréter, de ne pas dire quelque chose sur eux et sur leur œuvre, mais seulement de le montrer, par les anecdotes, les expériences de vie, les actes et ce qu'ils en ont dit (c'est-à-dire, parfois, pas grand-chose : Rothko était un adepte du silence, comme L.W. !).

— Lorsque l'une de ses toiles était utilisée comme décoration, Rothko ressentait une immense déception, proche du sentiment de trahison, et préférait la racheter. Cela, ajouté à d'autres actes et textes de l'artiste entendus lors de la conférence, me donne envie d'en savoir plus. Je pense que je vais commencer par ses rares textes publiés comme : Écrits sur l'art. 1934-1969 et La réalité de l'artiste. (À suivre donc.) 

Après le « débat », Alizé, Pat et moi nous installons à trois pour manger. La vingtaine d'autres convives s'installent quant à eux, ensemble, le long d'une longue table qu'ils viennent de créer. Remarquant notre isolation (comment ne pas la remarquer ?), je lance : « Ils sont la Grèce et nous sommes la Crète ! », ce à quoi Pat répond : « Bah ! C'est un joli pays, la Crète, non ? »

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