Impitoyable vieillesse

Je suis en congé aujourd'hui et passe le temps de midi à la Maison du Peuple de Saint-Gilles en compagnie de mon PC portable. Je pensais arriver dans un endroit calme et désert mais c'est le contraire que je découvre : une salle noire de monde, avec des familles et des ordinateurs partout. D'où viennent tous ces gens ? Ne travaillent-ils pas, eux non plus ? J'en viens à imaginer les travailleurs du secteur tertiaire dans 20 ans : plus personne ne se rendra à son boulot, tout le monde travaillera à distance sur son petit ordinateur, depuis un endroit quelconque. Finies les pauses-cafés de 9h30, finis les contacts sociaux, place à l'individualisme forcené... Mais je m'égare...

Dans le train vers Namur, nous avons tous affaire à un vieux contrôleur ultra-méticuleux. Sur presque huit ans de navettes, je n'ai jamais vu une chose pareille. Le gars est à la fois extrêmement poli et d'un perfectionnisme qui force le respect. Il vérifie chaque abonnement et chaque ticket de transport avec un soin inouï ; il explique à une dame derrière moi que ce qu'elle a en main n'est pas valable ("Non, Madame, je ne l'accepte pas. Il vous faut un billet transfrontalier pour ce type de déplacement. Peut-être mes collègues l'acceptent-ils mais moi, je ne l'accepte pas car ce n'est pas régulier. Je vous remercie de votre compréhension...") ; il précise où chaque personne doit descendre ; il connaît le réseau comme sa poche et l'horaire de chaque correspondance ("Descendez à Libramont et prenez l'omnibus de 16h21, mais il est annoncé avec un retard de six minutes"). Lorsque ma voisine de siège lui montre sa carte "Train scolaire", il la déplie dans tous les sens à la recherche d'une éventuelle contrefaçon ; lorsque je lui montre ma carte "Réseau" (valable partout en Belgique), il la regarde dix secondes avec beaucoup d'attention et me demande où je vais car je ne peux "dépasser la frontière" avec ce titre de transport. Ce mec n'est pas un humain, c'est un cyborg !

À Namur, je bois un café à la brasserie Le Flandre en attendant l'heure de la sortie des cours. Juste à ma gauche, un client grisonnant commande une Triple Karmeliet. Lorsqu'il voit que la serveuse lui a apporté des petits biscuits salés en accompagnement, il s'offusque : "Pas de biscuits ! Ce sera du fromage ou rien !". La serveuse repart donc avec ses biscuits et lui ramène des dés de fromage : "S'il vous plaît, Monsieur." Réponse du gars : "Merci ma petite demoiselle. Moi, c'est Jean, pas Monsieur." Était-ce une tentative de drague ? Peut-être mais en tout cas, c'est raté.

À ma droite, deux vieux messieurs discutent. L'un a 95 ans et explique : "Il y a dix ans, je montais encore à pied jusqu'à la Citadelle. En deux fois, hein... Mais je montais tout à pied !". L'autre, beaucoup plus jeune, explique qu'il a de gros problèmes de santé actuellement : "C'est embêtant. Je ne peux plus faire de sport, je ne peux plus boire de café, je ne peux plus m'énerver..." Help ! Je veux mourir avant d'en arriver là ! Je repense au testament de Paul Lafargue (qui s'est suicidé à la veille de ses 70 ans), qui commence en ces termes : "Sain de corps et d’esprit, je me tue avant que l’impitoyable vieillesse, qui m’enlève un à un les plaisirs et les joies de l’existence et qui me dépouille de mes forces et physiques et intellectuelles, ne paralyse mon énergie, ne brise ma volonté et ne fasse de moi une charge à moi-même et aux autres."

Dans un train, question de Gaëlle : "Pourquoi le train s'arrête ?" La bonne réponse ("Parce qu'on est dans une gare") me semble totalement dénuée d'intérêt. Alors j'invente autre chose :
– C'est parce qu'il y a une vache sur la voie.
– C'est vrai ? Une vache ? Tu la vois ?
– Oui, oui.
– Mais je ne la vois pas, moi.
– Ha mais c'est parce que j'ai des yeux bioniques, qui voient à travers les murs !
– C'est vrai ?
– Ha ! On redémarre. Regarde par la fenêtre. Tu verras la vache, toi aussi...
Gaëlle regarde avec attention. Petits rires des autres passagers.
– Je ne vois rien !
– Oh, pas de bol, elle se trouvait de l'autre côté. C'était une vache-dragon, avec des ailes, qui crachait du feu.
– C'est vrai ?
– À ton avis ?
– C'est une blague, hein, Papa ?
– À ton avis ?
– Je ne sais pas, moi !
Il faut que je profite de ce genre de moment, car lorsque ma fille aura douze ans, elle ne croira certainement plus à ce genre de bobards (du moins j'espère pour elle...). 

La soirée se passe tranquillement chez mes parents à regarder Scoubidou (le film) à la télévision. Dieu que c'est con et mal joué ! Mais Gaëlle rigole bien. C'est tout ce qui compte, non ? Non ?

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