Paris [7/16] — La promenade de l'après-midi

Après l'Orangerie, que faire ? Le projet qui se dessine est d'aller jusqu'au Palais de Tokyo, qui nous a été vivement conseillé à la fois pour ses expositions (« à tomber » d'après Doëlle), sa librairie (« un vrai régal ») et sa terrasse. Il serait assez facile de s'y rendre à pied, l'endroit se trouvant à moins de deux kilomètres de la place de la Concorde si l'on passe par les bords de Seine, mais ni Léandra ni moi n'avons envie de marcher jusque là : elle a toujours mal au dos ; quant à moi, je commence tout doucement à fatiguer. Nous empruntons donc brièvement deux lignes de métro jusqu'à la station Iéna.

Je suis nul en orientation. Vraiment. Je ne sais pas mémoriser une trajectoire, même ridiculement simple, et je me trompe très facilement de chemin, tout en étant souvent convaincu d'être dans la bonne direction. (J'ai encore en mémoire ce trajet surréaliste durant lequel il m'avait fallu près d'une heure et demie pour rejoindre mon nouvel appartement depuis le Parvis de Saint-Gilles situé à... environ un kilomètre de là, ha-ha, oui, c'est poilant ; ou encore cet épisode plus récent où j'ai réussi à me perdre dans cette satanée ville de Bruges, dans la préfecture d'Okinawa en Flandre-Occidentale.) Pour trouver le bon chemin quand je visite une ville étrangère, je consulte donc très souvent le sacro-saint plan du lieu, celui qu'on arrive toujours à récupérer en début de séjour en déposant ses affaires à l'hôtel. Dans le cas présent, le Palais de Tokyo est tellement proche de la place d'Iéna qu'il est difficile de savoir, à partir du plan très général que j'ai en main, quelle direction prendre. Léandra n'arrive pas à se repérer non plus. À la recherche de panneaux d'indication, nous faisons le tour complet de ce gigantesque carrefour à... combien ? — Sept branches, bordel !... — Mais l'exercice ne nous avance pas : il nous fait seulement... tourner en rond. Où est-il, ce putain de Palais de Tokyo ? — Note pour la prochaine fois : il faut descendre l'avenue du Président Wilson sur une centaine de mètres. Voilà. Ce n'est pourtant pas très compliqué : cette avenue a une belle tête d'avenue, avec une rangée d'arbres centrale et des plaques de rue indiquant très visiblement, en blanc sur bleu, « Avenue du Président Wilson ». On ne peut pas la rater, l'avenue du Président Wilson, non, et on ne peut pas non plus rater le Palais de Tokyo, non, non. C'est complètement stupide de rater un bâtiment si imposant, qui semble avoir été catapulté à cet endroit depuis le ciel par un vaisseau extraterrestre, avec une méticulosité qui force le respect. (Ces extraterrestres sont des êtres intelligents et flexibles : ils ne restent pas longtemps coincés à l'intérieur d'une interrogation existentielle portant sur des cadenas attachés à des ponts parisiens.)

Je n'avais pas compris que ce fameux Palais de Tokyo était un espace dédié à l'art contemporain. Je pensais naïvement que c'était un palais consacré... au Japon. J'en arriverais presque à mettre des émoticônes dans mon texte tellement ce quiproquo est comique, tiens. Celui-ci par exemple : (-_-), ou bien encore celui-là : (^_^). — Cet article n'est absolument pas sérieux, il ne ressemble à rien. J'écris n'importe quoi, je me lâche. J'ai envie d'exploser ce texte à la dynamite. Boum ! — — Et hop, un double tiret cadratin qui fera office de barrage, empêchant la déflagration de se propager dans le reste du paragraphe. (Un autre « mini-projet » envisageable : jouer avec la ponctuation, que je contrôle également beaucoup trop en ce moment. Faudra le rajouter à ma liste, à l'occasion.) Mais soyons sérieux, soyons sérieux... Donc, je n'avais vraiment pas percuté que le Palais de Tokyo était ce qu'il était. Même dans le grand hall d'entrée, je n'avais toujours pas compris. Faut dire que tout le monde nous a parlé de cet endroit sans jamais mentionner sa fonction, comme si cette dernière était forcément évidente. Comment ? Vous n'avez pas encore visité le Palais de Tokyo ? Mais vous devez absolument visiter le Palais de Tokyo ! Léandra, elle, savait très bien que le Palais de Tokyo était un centre d'art contemporain. D'ailleurs, c'est elle qui me l'a fait comprendre, finalement. En fait, tout le monde sait ce genre de choses. Sauf moi. Quelquefois, j'ai l'impression de passer pour un demeuré. Bref. Nous sommes restés quelques minutes dans le hall, avons fait le tour de la cafétéria au rez-de-chaussée et avons vu l'entrée de la librairie, sans y pénétrer. Puis nous sommes ressortis. Nous n'avons pas exploré la terrasse, ni les espaces d'exposition, ni quoi que ce soit d'autre. Ce fut court. Très court. Ce n'était pas intense. C'était le Palais de Tokyo. La prochaine fois, nous aussi, nous pourrons en parler. « Oui. Le Palais de Tokyo. À deux pas de la place d'Iéna. Sur l'avenue du Président Wilson. Le Palais de Tokyo. Sur l'avenue du Président Wilson. Oui. »

De nouveau sur la grande avenue, nous décidons de descendre l'escalier tout proche donnant sur la rue de la Manutention, une petite voie tranquille écrasée sur son flanc est par les hauts murs du Palais. Le long de ceux-ci, il y a le Jardin aux Habitants, créé par l'artiste-plasticien Robert Milin : seize petites parcelles de terre anciennement en friche, chacune tenue par un jardinier amateur qui peut la développer selon son envie, en y mettant une part de sa personnalité, de son individualité... Je lis la courte description qui accompagne cette œuvre vivante et je pense quelque chose comme : « En fait, ce ne sont que des petits jardins citadins ordinaires ; ils ne sont "spéciaux" qu'en raison du sens particulier que Robert Milin a voulu leur donner ; une sorte de regard de l'artiste. » — Le long de la voie ferrée, à Bruxelles, après la gare du Nord, il y a de nombreux potagers tenus par des particuliers. À leur sujet, je pourrais développer un discours sur la réappropriation de l'espace urbain par des citadins et sur la création d'un patchwork dynamique et végétal tissant des liens jusque là perdus entre les humains et leur biotope, voire entre les humains et d'autres humains. Cette double liaison, à la fois naturelle et sociale, je pourrais presque arriver à la faire accepter comme étant de l'art, en utilisant une argumentation adéquate (mensongère). Mais si je regarde ces espaces verts depuis le train, j'aurai sans doute tendance à les considérer simplement comme des petits jardins potagers qui ne sont en définitive que... des petits jardins potagers. — La question est donc : un espace quelconque peut-il être (ou devenir) un espace artistique seulement parce que la personne qui lui a donné naissance (ou qui lui a attribué un statut particulier) suivait une démarche qui se voulait artistique ? La réponse en trois pages maximum. Vous avez deux heures.

La rue de la Manutention est très courte et débouche sur une artère beaucoup plus importante : l'avenue de New York, très proche des berges de la Seine. On y revient toujours, à la Seine, la Seine, la Seine... Elle est traversée pile à cet endroit par la passerelle Debilly. De là, on a une belle vue sur la tour Eiffel. On y revient toujours également, à la tour Eiffel —, Eiffel, Eiffel ? On revient toujours aux mêmes attrape-touristes, dirait Léandra. La fameuse Dame de fer sera plus ou moins notre objectif déclaré. Difficile de se tromper de chemin : elle est comme un phare pour Japonais égaré. Léandra a développé une sorte de relation particulière avec ce monument, une relation d'amour-haine : d'un côté, vous l'entendrez se plaindre de revoir cette « fichue » ou cette « foutue » tour Eiffel pour la trente-sixième fois ; de l'autre, vous noterez qu'elle a quand même pris dans son sac des boucles d'oreille qui la représentent. Léandra savait qu'elle allait la retrouver, alors autant jouer la touriste jusqu'au bout et prendre une photographie un tant soit peu originale, n'est-ce pas ? Autrement dit : photographier une autre scène que celle qui consiste à essayer péniblement de toucher le sommet de la tour avec son doigt en jouant sur les effets de perspective.

Nous avons soif. Que faire ? Aller dans une de ces péniches amarrées au quai, de l'autre côté de la Seine ? Mais elles paraissent toutes très chics et, de toute façon, elles ne semblent pas ouvertes en cette fin d'après-midi... Aller dans un de ces cafés hors de prix pas loin du Champ-de-Mars ? Non. Nous optons plutôt pour un petit détour par le musée du quai Branly et son jardin intérieur. Impressionnant complexe. Nous n'entrons pas dans le musée, nous allons seulement boire un verre à leur brasserie, le « Café Branly », un endroit presque hype où il faut faire la file quelques minutes avant de pouvoir s'asseoir à une place assignée par un membre du personnel. (À chaque fois que je lis ou prononce « Café Branly », j'ai des images de masturbation qui me viennent à l'esprit. C'est ridicule, mais c'est automatique. C'est hors de contrôle, si je puis dire, sans mauvais jeu de mots.) Au Café Branly, ils n'ont pas de Kronenbourg, ces salauds. Non pas que j'aime la Kronenbourg, mais seulement que je dois au moins en boire une quand je suis en France (ce sera chose faite quelque vingt-sept heures plus tard). Faute de mieux, je prends une pinte de Heineken « pression », même pas froide et sans mousse. Ils ne savent pas servir convenablement une bière dans cette partie du pays, c'est une véritable catastrophe... C'est que Paris n'est pas l'Alsace ! (Cette question d'une serveuse dans un winstub à Riquewihr, début janvier 2007, à la fin d'un repas : « Votre bière, vous la voulez dans un verre d'un demi-litre ou d'un litre ? » — Voilà qui est tout de suite beaucoup plus prometteur !)

Après cette pause salutaire, nous rejoignons la rue de l'Université, une rue aux belles façades qui se termine assez abruptement, quelques centaines de mètres plus loin, sous l'ombre de la tour Eiffel. C'est là, devant quelques arbustes cachant tant bien que mal les pieds de l'énorme structure en métal, que Léandra décide de se faire prendre en photo avec ses boucles d'oreille spéciales. Ensuite, nous passons au-dessous de la tour et prenons chacun un cliché de celle-ci depuis le centre du carré de 125 mètres de côté formé par ses quatre pieds. (Oui, nous faisons preuve à ce moment-là d'une originalité débridée, une originalité tellement originalement originale qu'on retrouve la même prise de vue sur Wikipédia.) Le devoir accompli, nous nous dirigeons, joyeux comme des pinsons japonais, vers le Champ-de-Mars et ses arbres taillés de façon spartiate (la proximité de l'École militaire, sans doute ?). À la recherche d'un métro, nous prenons la direction de la place Joffre. Sur le trajet, nous croisons de nombreuses personnes qui portent à bout de bras des drapeaux tibétains et qui ont par ailleurs un petit air de... Tibétains ? En fait, ce sont sans doute des Tibétains portant des drapeaux tibétains, ce qui semblerait assez logique, vu que nous marchons en pleine « Marche européenne de solidarité avec le Tibet », chose que nous apprendrons bien plus tard. À l'extrémité sud-est du Champ-de-Mars, non loin du Mur pour la Paix, une estrade a été érigée pour l'occasion. — Un « Mur pour la Paix » et une manifestation pacifiste coincée entre le Champ-de-Mars et l'École militaire... La guerre, c'est la paix, n'est-ce pas George ?

* * *

Ainsi se termine la promenade du samedi après-midi. Arrivés place Joffre, nous reprenons le métro, ligne 8, direct jusqu'à la Madeleine ! À ce sujet, tout a déjà été plus ou moins dit, en [15/16] et en [16/16] : petit tour dans le quartier qui se termine par un de ces fréquents « retours d'élastique » dont je suis friand, c'est-à-dire passage par le même boui-boui à la con et absorption de la même bière à la con que la dernière fois. Retour d'élastique à la con donc. Et puis, il y a eu cette pièce de théâtre avec Niels Arestrup et Patrick Chesnais. Mais ceci est une autre histoire, qui sera contée une autre fois.

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