Archives annuelles : 2013

Esculape II

CHU Saint-Pierre, Porte de Hal, dix heures du matin.
« Avez-vous des douleurs dans la poitrine ?
— Non.
— Des taches qui apparaissent dans votre champ de vision ?
— Non.
— Des maux de tête aigus ?
— Non, juste la tête qui tourne, parfois...
— Essoufflé ?
— Oui, plus que d'habitude...
(Il tique.)
— À plat, dans la rue, essoufflé ?
— Non, pas vraiment...
— Vous êtes un stressé, non ?
— Euh, oui, depuis toujours, ai-je envie de dire...
— Donc si je prends votre tension maintenant, elle ne sera pas bonne car vous êtes stressé.
— Sans doute.
— Bon. Je ne suis pas inquiet !
— Ha ?
— L'ECG est normal, il n'y a pas de raison de s'inquiéter.
— Et la boule et les tiraillements que j'ai pour le moment, dans la jambe ?
— Ha oui. montrez voir.
(Je soulève mon pantalon, il regarde un bref instant...)
— Oh, bah, ce n'est pas grave ça ! »
Puis il rajoute : « Je ne suis pas inquiet. »

Comme mon précédent cardiologue il y a trois ans, il m'explique qu'il ne faut rien faire pour l'instant, si ce n'est attention à mon alimentation. À la limite, pour être complètement rassuré, me dit-il, je peux faire une « MAPA » (mesure ambulatoire de la pression artérielle), comme la dernière fois. — J'en viens à me poser la question : suis-je en train de devenir un de ces hypocondriaques horriblement énervants, cherchant à tout prix un problème là où il n'y en a pas vraiment et voulant constamment être rassuré par une armée de spécialistes du corps médical ? Par Esculape, j'espère que non !

Esculape I

Et voilà qu'il observe et palpe pendant quelques secondes la petite boule dure et légèrement bleuâtre qui constitue pour toi, depuis une semaine environ, une gêne à la jambe droite. Et voilà qu'il prend ta tension artérielle et que tu observes sur son tensiomètre des extrêmes pas très nets (194/108 et 136 pulsations par minute). Et voilà enfin qu'il mesure ton poids et que tu constates que tu as grossi de vingt kilos en trois ans : 95 kg pour 172 cm, bigre !

« Je ne vais pas vous mentir, monsieur Evenvel : vous augmentez pour l'instant les facteurs de risque cardiovasculaire », qu'il te dit, puis : « Vous connaissez la remarque de la bonne sœur dans La Grande Vadrouille, hmmm ?
— Exactement ! »

Tu ressors de chez lui avec une semaine de repos forcé, un formulaire pour une prise de sang, une feuille de demande de rendez-vous chez le cardiologue où il a écrit et souligné « URGENT » et une prescription pour de l'ASAFLOW®, un antiagrégant plaquettaire à base d'acide acétylsalicylique utilisé notamment pour la prévention des accidents vasculaires.

Sur le chemin du retour, tu penses à nouveau à la proximité de la mort : allez hop ! Un petit infarctus foudroyant et on (Mary ? La femme de ménage ?) te retrouve, le lendemain ou le surlendemain, étendu sans vie dans ton lit. Du coup, tu t'imagines tous les détails de l'événement... Léandra se chargeant de prévenir ton travail (en l'entendant se présenter au bout du fil, ils sauraient directement qu'il t'est arrivé quelque chose de grave) ; quelques amis prenant la parole à la cérémonie d'incinération entre deux morceaux de folk ou de post-rock ; ta mère effondrée ; Gaëlle en pleurs lui tenant la main, déposant un dessin de toi avec un « Au revoir, Papa ! » mal orthographié sur ton cercueil... — Ce qui te rend triste et te fait peur, ce n'est pas de mourir, mais bien d'imaginer la détresse des autres (en particulier celle de ta fille) face à un tel phénomène.

Et puis, tu reviens à toi et te dis que ce genre de pensées n'a aucun sens, dans la mesure où si tu es capable de les avoir, c'est que tu es toujours en vie et où, pour reprendre les mots d'Épicure dans sa Lettre à Ménécée, « la mort n’est rien pour nous puisque, tant que nous existons nous-mêmes, la mort n’est pas, et que, quand la mort existe, nous ne sommes plus. »

Saturne

« (...) "On peut faire ce qu'on veut, se dit l'Homme sans qualités en haussant les épaules, dans cet imbroglio de forces, cela n'a aucune importance !" Il se détourna, comme un homme qui a dû apprendre à renoncer, presque comme un malade que tout contact brutal effraie ; et quand, traversant le cabinet de toilette contigu, il passa devant un punching-ball qui y était suspendu, il lui donna un coup d'une rapidité et d'une violence telles qu'on n'en voit guère dans une humeur résignée ou dans un état de faiblesse. » (p. 36.)

« (...) Un beau jour, en tempête, un besoin vous envahit : descendre ! sauter du train ! Nostalgie d'être arrêté, de ne pas se développer, de rester immobile ou de revenir au point qui précédait le mauvais embranchement ! (...) » (p. 61.)

« (...) Quand on possède une règle à calcul et que quelqu'un vient à vous avec de grands sentiments ou de grandes déclarations, on lui dit : Un instant, je vous prie, nous allons commencer par calculer les marges d'erreurs et la valeur probable de tout cela ! (...) » (p. 67-68.)

Nous nous installons sous les arbres, à proximité de la petite piscine pour enfants du lac de Bambois. Après avoir été tartinée de crème solaire, ma fille court vers l'eau en quelques bonds enthousiastes et rapides. Elle ne tarde pas à y trouver une compagne de jeu à qui elle dictera ses désirs de scénarios alambiqués (nettoyer continuellement l'esplanade faite de planches en bois à l'aide de l'eau sale de la piscine, quelle idée !). — Après avoir longuement réfléchi sur l'incongruité d'une telle situation, ma mère se met en maillot de bain et va rejoindre Gaëlle au bord de l'eau. — Quant à moi, je reste tout habillé et me couche sur un long siège pliant, à l'ombre. Et je ne bouge plus. C'est que, depuis ce matin, je suis plongé dans un roman captivant, un des chefs-d'œuvre littéraire du XXe siècle paraît-il (mais je m'en fous pas mal de ce qu'il paraît) : L'homme sans qualités de l'Autrichien Robert Musil, traduit par Philippe Jaccottet (la traduction est une merveille, elle aussi).

« (...) Mais voici peut-être qui est mieux dit : l'homme doué de l'ordinaire sens des réalités ressemble à un poisson qui cherche à happer l'hameçon et ne voit pas la ligne, alors que l'homme doué de ce sens des réalités que l'on peut aussi nommer sens des possibilités traîne une ligne dans l'eau sans du tout savoir s'il y a une amorce au bout. À une extraordinaire indifférence pour la vie qui va mordre à l'hameçon correspond chez lui le danger de sombrer dans une activité toute spleenétique. (...) » (p. 42.)

Partout autour de moi, de la chair, féminine et masculine, jeune et vieille. Il y en a de trop et de toutes sortes, à tel point que ça en devient dégoûtant. Dès que je quitte mon livre des yeux, et ce quelle que soit la direction que prend mon regard, j'ai l'aperçu fugace de raies de fesses et de gros seins qui ballottent. Et entre les nombreuses rondeurs, des nymphes au corps parfait grillent au soleil. — Ce qui, dans un autre environnement, aurait pu passer pour excitant n'a strictement plus aucun charme : l'absence d'intimité et la quantité élevée de peau clairement affichée le long de cette plage ensoleillée enlèvent toute grâce au tableau. (Au loin, sur une des berges, un joli visage se distingue, sans que je ne sache pourquoi, des centaines d'autres.)

« (...) Il est vrai qu'on rencontre à chaque époque toute espèce de visages ; mais, à chaque fois, le goût du jour en distingue un dont il fera le visage du bonheur et de la beauté, et tous les autres visages, désormais, s'efforceront de lui ressembler ; même les plus laids s'en approchent, avec l'aide de la mode et des coiffeurs ; et seuls n'y parviennent jamais, nés pour d'étranges succès, ces visages en qui s'exprime sans concession l'idéal de beauté royal, mais évincé, d'une époque antérieure. Ces visages passent comme les cadavres d'anciens désirs dans la grande irréalité du commerce amoureux, et chez les hommes qui contemplaient bouche bée le vaste ennui des chants de Léontine sans comprendre ce qui leur arrivait, les ailes du nez étaient agitées de tout autres sentiments que devant les hardies chanteuses à coiffure tango. (...) » (p. 47-48. C'est moi qui souligne.)

Lisant le premier paragraphe — où il est question entre autres de la météorologie estivale de l'Europe et de la configuration classique des anneaux de Saturne (bref, « une belle journée d'août 1913 » des plus anodines) —, je sais que je vais adorer ce très long texte virtuose. Dans dix ans, si je suis encore en vie, lorsqu'on me demandera quels livres m'ont marqué dès les premières lignes, je pourrai mentionner, en faisant pour la forme l'impasse sur Goethe et sur les récents Wittgentein et Nietzsche : « Dune de Herbert, Hypérion de Simmons et L'homme sans qualités de Musil » ! — Voilà ce que je me dis aujourd'hui mais peut-être n'est-ce pas du tout vrai ? (Ou en tout cas, peut-être est-ce une belle simplification, comme à chaque fois qu'on demande à un être humain d'établir une liste ?)

« (...) Et Ulrich sentait que les hommes ignoraient cela, qu'ils n'avaient même aucune idée de la façon dont on peut penser ; si on leur apprenait à penser autrement, ils vivraient aussi autrement. » (p. 72.)

Ces intellectuels qui ont grandi et ont été éduqués à Vienne au carrefour des XIXe et XXe siècles semblent, vus depuis ce début de XXIe siècle — fade et pourri intellectuellement ; où aucune idée nouvelle ne voit le jour, faut-il encore le préciser ? —, avoir une conception beaucoup plus sévère et inflexible de ce que sont l'écriture et le travail personnels. On y trouve constamment cette idée de réforme de la pensée et du comportement. Un foisonnement de concepts sur la morale, la politique et la société ; une cité grecque très tardive, qui sera avalée par les guerres... Et nous serons nous aussi avalés par les guerres — à moins que nous ne le soyons déjà ? —, mais sans avoir développé une telle rigueur dans la pensée.

Vivre une époque médiocre en tout, sans talent, sans apogée... C'est la vie !

Minerve

« Pourquoi donc chercher à mentir ?
Ne soyez pas un fol à la tête sonore ;
Le bon sens, la raison qu'en tous lieux on honore,
Est-il tant besoin d'art pour les faire sentir ?
Si vraiment vous avez une cause à défendre,
Manquerez-vous des mots qui vous feront entendre ?
Allez ! tous vos discours luisant de bel esprit
Où l'homme avec orgueil se contemple et s'étonne
Sont plus désespérants qu'un triste vent d'automne
Sifflant dans les brouillards sur le gazon flétri ! »

(Goethe, Faust I*.)

Ce passage dans lequel l'érudit Heinrich Faust reproche à son assistant Wagner son désir de devenir un bon rhétoricien afin de rallier, charmer et persuader ses contemporains, je le dédie amèrement aux fabricants de mensonges ; à tous ceux qui, sur Internet et ailleurs, enrobent leur propagande dans un joli manteau de rhétorique et utilisent une parodie de science dans le but de tromper. — Puissiez-vous vous embourber dans votre propre fange ! (Bien cordialement, etc. Hamilton.)

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* Gloire soit rendue au poète et traducteur Jean Malaplate pour son exploit : celui d'avoir traduit les deux Faust de Goethe en vers, en respectant, autant que faire se peut, la métrique et le style du texte original !

Pluton

Aujourd'hui, dimanche 14 juillet 2013, après avoir rempli de nombreux cartons et de nombreux sacs, après les avoir empilés devant la porte d'entrée, après les avoir embarqués dans le coffre de la voiture de mon cousin venu prêter main forte, mon père a quitté — pour toujours — la maison familiale : un salut, une bise et au revoir ! (Nous n'avons jamais été des sentimentaux.)

Aujourd'hui, dimanche 14 juillet 2013, après de minuscules adieux déchirants mais pas trop, Gaëlle retourne chez sa maman pour quinze jours. Seul témoignage de son passage : un bordel incommensurable fait de dessins, de bricolages, de livres et de jouets, que ma mère, maniaque même lors des coups durs, s'empressera d'ordonner (selon ses dires, il lui faudra trois jours pour que la maison ressemble à nouveau à une maison convenable, c'est-à-dire aseptisée et symétrique).

Il fallait bien que ces événements soient consignés quelque part, même si je n'écris plus pour le moment.

Jupiter

Vingt heures trente-deux. Court trajet de retour en tram vers l'appartement. Je lis, debout, cette lettre que Nietzsche a adressée à Carl von Gersdorff le 7 avril 1866* — et ce passage :
« Trois choses me servent de réconfort, mais de trop rare réconfort : mon Schopenhauer, la musique de Schumann, enfin les promenades solitaires. Hier le ciel laissait présager un orage de première grandeur, je gravis en toute hâte un sommet voisin, qu'on appelle le "Leusch" (tu pourras peut-être m'expliquer le sens de cette nomination), trouvai là-haut une hutte, un homme en train d'abattre deux chevreaux, et son garçon. L'orage éclata sur le mode le plus violent, avec tempête de grêle, j'éprouvai une incomparable exaltation et saisis à quel point nous ne comprenons bien la nature que lorsque nos soucis et nos tracas nous contraignent à trouver refuge auprès d'elle. Qu'était-ce alors pour moi que l'être humain et son indécise volonté ? Qu'avais-je à faire de l'éternel : "Tu dois", "Tu ne dois pas" ? Comme c'était autre chose, l'éclair, l'ouragan, la grêle, libres forces sans éthique ! Comme elles ont de la chance, comme elles sont puissantes, pur vouloir que ne vient point troubler l'intellect ! »

Un plaisir à double titre car j'y trouve non seulement une belle description de la liberté que seul un orage peut procurer, mais également la confirmation que Nietzsche — même Nietzsche ! — a été balbutiant (fabuleusement balbutiant tout de même) et presque romantique dans le développement de sa pensée de jeunesse (il avait vingt-et-un ans). Je pense, un sourire aux lèvres : peut-être n'est-il pas le psychopathe décelé par Léandra ?

Ensuite, il y a ce jeune gars à casquette qui fumait un joint, attendant le tram au Parvis de Saint-Gilles. Il sort en même temps que moi, me dépasse sur l'escalator de la station Albert et me parle tout de go : « Nietzsche. Nietzsche... Un grand ! Un grand auteur !
— Vous l'avez lu ?
— "Je pense donc je suis", c'est lui ? Ha non, c'est Descartes, c'est ça ? 
— Oui, c'est plutôt Descartes. »
Il continue son chemin puis, arrivé sur l'esplanade, il se tourne à nouveau vers moi :
« Mais Nietzsche, c'est quel courant philosophique ?
— Ce n'est pas vraiment un courant... C'est... Nietzsche. Des aphorismes...
— Mais il faut aussi se rapprocher de Dieu... Lire la Bible ou le Coran ? »
Je tends mon livre de poche d'un air presque peiné :
« Je crains, au contraire, que ce genre de lecture, plutôt que de rapprocher, éloigne définitivement de Dieu... »
Nous partons chacun de notre côté non sans avoir échangé auparavant un salut amical : moi vers la chaussée d'Alsemberg, lui vers l'avenue Jupiter. — Jupiter ! Un dieu romain : quelle belle ironie !

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* Nietzsche, Lettres choisies. Choix et présentation de Marc de Launay, Paris, Gallimard, 2008, p. 59-60. (Traduction de Henri-Alexis Baatsch.)

Hamilton's Holiday

 Comment redevenir une chrysalide ? — 

Je suis un être routinier, mais... — Mais il y a un moment où il me faut, en une fois, casser impitoyablement la routine. La tabasser. La rouer de coups. La démolir. L'annihiler. L'incendier. Et il faut que sur les morceaux sanguinolents, sur les chairs tuméfiées, sur les cendres encore fumantes de cette putain d'habitude, naisse quelque chose de frais, de neuf... — Un phénix ou une Turritopsis nutricula, peu importe : quelque chose de frais et de neuf.

Il est grand temps d'exploser toute cette machinerie usée, fatiguée et quotidienne qui grince sous les charpentes : plus de deux ans pour la même chose, c'est déjà beaucoup trop ! (Et cette fois-ci, ce n'est pas un poisson d'avril.)  

Est-il possible, en tant que personne extérieure, de se rendre compte de la discipline demandée au jour le jour pour tenir ce journal ? Est-il possible de se rendre compte à quel point ce blog m'a possédé (parfois pour mon plus grand plaisir d'ailleurs) ? À quel point j'ai été dépendant de ce principe d'écriture journalière ?... J'organisais mes voyages en train, mes soirées, mes heures creuses et jusqu'à mes vacances (Québec ! Chiny !) en vue de décrire mes journées, et principalement mes journées de retard.

Actuellement, j'ai l'impression d'avoir (tristement, déjà) poussé mon style dans ses derniers retranchements ; et aussi d'avoir exprimé beaucoup de choses, de telle manière qu'une personne assidue pourrait me connaître assez intimement et deviner à l'avance de quelle manière je m'apprête à commenter telle ou telle observation, tel ou tel sujet.

J'ai donc décidé, pour la première fois depuis l'existence de ce journal, de prendre des congés ; de faire une pause de quelques mois. Non pas pour arrêter définitivement l'écriture mais pour réfléchir à de nouvelles orientations, quelles qu'elles soient. (J'ai beau avoir une très grande réserve d'oxygène, l'air libre me manque, et tout ce que j'écris pour le moment me paraît beaucoup trop chargé de gaz carbonique.)

Faut-il un mot de la fin ? Non, je n'y arrive pas. Terminons donc, amis, cette session d'écriture de la manière la plus abrupte et la plus normale qui soit : par un point.

« L'aubépine du comte Eberhard »

« Cher Monsieur Engelmann !

Merci beaucoup pour votre aimable lettre et pour les livres. Le poème d'Uhland est vraiment magnifique. Il en est ainsi : si on ne cherche pas à exprimer l'inexprimable, alors rien n'est perdu. L'inexprimable est plutôt — inexprimablement — contenu dans l'exprimé ! (...) »

(Extrait d'une lettre de Ludwig Wittgenstein à Paul Engelmann,
9 avril 1917, reproduite dans Ilse Somavilla [dir.] et
François Latraverse [trad.], Ludwig Wittgenstein.
Paul Engelmann. Lettres, rencontres,
souvenirs
, 2010, p. 33.)


« Le comte Eberhard le Barbu
du pays de Würtemberg
S'en allait en un pieux voyage
Vers les rivages de Palestine.

Un jour qu'il chevauchait
À travers une fraîche forêt,
Il eut tôt fait de couper
Une verte brindille d'aubépine.

Il la plaça soigneusement
Sur son casque de fer ;
Il l'emporta au combat
Et sur les flots de la mer.

Et de retour chez lui,
Il la planta en terre,
Où bientôt maintes pousses nouvelles
Naquirent au doux printemps.

Le comte, fidèle et bon,
Lui rendait visite chaque année,
Se réjouissant du courage
Avec lequel elle grandissait.

Le seigneur était vieux et las ;
La petite branche était désormais un arbre,
Au pied duquel s'asseyait souvent
Le vieillard dans un rêve profond.

La voûte, haute et large,
Lui rappelle par de doux murmures
L'ancien temps
Et le pays lointain ! »

(Source : Ludwig Uhland [1787-1862], L'aubépine du comte Eberhard, traduction de l'allemand sur base des traductions existantes et notamment de celle de François Latraverse dans Ludwig Wittgenstein... op. cit., p. 31, note 26 et p. 138. — Cette dernière traduction me semblant par trop s'éloigner du texte original [voir ici] et les autres trouvées sur le Web ne me satisfaisant pas entièrement, je propose dans ce journal ma propre version qui, évidemment, ne me satisfait pas non plus, on l'aura compris !)

Antépénultième

— D'un coup, cette pensée : il faut que j'écrive ; que j'écrive tout cela en une seule journée !

Maison du Peuple de Saint-Gilles, lundi, avec Léandra — et cette discussion : que nous apporte donc le romantisme, et plus particulièrement cette aile morbide du romantisme qui ne voit dans le jeune bourgeon florissant que le présage d'un végétal déjà mort, c'est-à-dire mort dans l'avenir ? Que nous apporte donc le romantisme noir ? Que nous apporte cet arbre qui plonge ses racines dans la mélancolie, dans la nostalgie d'un passé qui n'a jamais existé et qui tend ses branches vers un futur (forcément sombre et pessimiste) qui n'existe pas encore ? — Il n'apporte rien, ni à nous-mêmes, ni à l'humanité, et il nous faut à tout prix nous en débarrasser.

Je lui dis, mais non en ces termes évidemment, que les textes de Nietzsche (en l'occurrence la Généalogie de la morale) constituent un excellent antidote contre le mal romantique. De manière générale, la philosophie classique (comprendre antiromantique) allemande est une fabuleuse machine d'extraction, un châssis à molettes des sentiments ! — Rayonner par et pour soi-même, voilà ce que Nietzsche propose : être un soleil et non une planète, et encore moins une lune ! Être un génie créateur et non un moine copiste !

Je ne m'exprime pas de cette manière, mais Léandra devine la pensée derrière les mots, car c'est Léandra* : « Il veut un retour à l'aristocratie romaine : peu importe la violence des forts sur les faibles... Il conchie le christianisme, l'égalitarisme, le socialisme, la démocratie... Pour lui, le fait d'enfermer un fort, un "noble", un créateur de valeurs à l'intérieur d'une norme est un non-sens. Le fauve de Nietzsche a besoin d'espace. » Ce à quoi elle répond : « Il n'a aucune empathie. Il écrit comme un psychopathe. »

Mon amour/amitié pour les psychopathes ne date pas d'hier. Peut-être est-ce parce que, par définition, je suis un antipsychopathe ou bien, plus précisément, un psychopathe abandonné en chemin ? (Je ne suis même pas certain de comprendre moi-même ce que je veux exprimer ici.) — Mais peut-être est-ce aussi parce que les psychopathes m'apprennent quelque chose ? (Ils ont au moins, très souvent, la bonne idée de ne pas être idiots.)

* * *

Ensemble d'images du monde axées autour d'un moyeu tellement rouillé qu'il est impossible de le faire tourner — ma maman.

Celui-là est trop sérieux : il ne laisse aucune place à l'humour perpétuel, et il rit quand il ne faut pas rire.

L'intelligence peut-elle simplement naître de l'absence d'abandon ? Peut-elle naître de la persévérance ? Si j'avais abandonné toute entreprise dès le commencement, serais-je plus bête aujourd'hui ? (Oui.)

Lester Freamon est, comme beaucoup d'autres personnages de The Wire, un parfait exemple d'économie de mouvement : il ne se déplace que lorsqu'il doit se déplacer. — Il est donc, malgré les apparences, un roi dans un royaume de pions. 

L'extrême droite prolifère en Europe comme les pyrales dans ma cuisine. Ha, si je pouvais écrabouiller ces têtes creuses d'un simple frottement de mains !
Décrire sans juger : voilà ce à quoi j'aurais voulu, à terme, arriver dans ce journal. — Mais je suis humain, pour le meilleur et pour le pire.

Dans le train du matin, un jour de la semaine à venir. — Je la regarde dormir, cette parfaite (dans tous les sens du terme) inconnue, peut-être de manière trop insistante. Au réveil, au lieu du traditionnel regard de mépris, elle m'adresse un joli sourire auquel j'essayerai de répondre tant bien que mal. (Les répercussions d'un tel sourire sont presque infinies... et les sourires entraînent les sourires.) 
Neuf jours après ce lundi 3 juin, je sentirai sur le chemin du retour une odeur d'humus propre à un ciel d'orage mais sans orage : aucune pluie, même infime ; aucun tonnerre, même lointain ; aucun éclair déchirant le ciel... Et pourtant, cette odeur pénètre mes narines et me donne un bel aperçu de ce que la vie, avec ses petites surprises quotidiennes, peut me réserver (ici donc, une odeur d'humus caractéristique, ni plus, ni moins).

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* Ils feront de Léandra une muse ou une sainte, mais ils se tromperont benoîtement, car Léandra, c'est Cassandre !

Les petits saltimbanques

Ce matin, à Jambes, dans la banlieue namuroise, j'assiste avec ma mère au spectacle de fin d'année de « Créacirque », où Gaëlle suit depuis un an, chaque mercredi après-midi, une initiation aux techniques de saltimbanques. Des petits enfants d'à peine cinq ans essaient tant bien que mal de réaliser des culbutes sur un tapis ou d'avancer en équilibre sur un fil pendant plus de cinq secondes, sur une musique complètement désynchronisée et dans un décor qui semble avoir été conçu par un scénographe manchot. Donc : comme tous les spectacles de fin d'année mettant en scène de jeunes enfants, c'est, on l'aura compris, terriblement passionnant.

Les parents sont enthousiastes. Ils applaudissent et lancent des « Oooh ! » et des « Aaah ! » (les « Oh » et les « Ah » ont la cote en ce moment). Mais qu'est-ce que je fous ici, debout dans le fond de la salle, coincé entre ce gamin énervant et cette famille émerveillée ? Comme tous les parents, j'attends égoïstement que ma fille fasse son petit numéro avant de m'en aller. Non pas, en toute franchise, que je sois plus intéressé par la prestation de Gaëlle que par celles des autres enfants — pourquoi devrais-je être plus intéressé, plus fier ? —, mais je sais que ma présence a beaucoup d'importance pour elle.

Les groupes suivants sont un peu moins mauvais : dans l'un, deux jeunes filles font preuve d'une certaine agilité sur un trapèze ; dans l'autre, celui de ma fille, les enfants réussissent avec plus ou moins de succès à manier le diabolo ou l'assiette chinoise. Gaëlle choisit l'assiette. Après plusieurs essais, elle arrive à la faire tourner parfaitement au centre de son bâton et à la placer, toujours tournoyante, sur son index de façon à la faire passer à plusieurs reprises d'une main à l'autre en dessous de ses jambes. Est-ce difficile ? Le public fait des « Oooh ! » et applaudit à chaque réussite. (Non, je ne suis pas fier.) — Plus tard : « C'est moi qu'ils applaudissaient, Papa ? C'est moi, dis, hein, Papa ? »