Archives annuelles : 2013
Esculape I
Saturne
« (...) "On peut faire ce qu'on veut, se dit l'Homme sans qualités en haussant les épaules, dans cet imbroglio de forces, cela n'a aucune importance !" Il se détourna, comme un homme qui a dû apprendre à renoncer, presque comme un malade que tout contact brutal effraie ; et quand, traversant le cabinet de toilette contigu, il passa devant un punching-ball qui y était suspendu, il lui donna un coup d'une rapidité et d'une violence telles qu'on n'en voit guère dans une humeur résignée ou dans un état de faiblesse. » (p. 36.)
« (...) Un beau jour, en tempête, un besoin vous envahit : descendre ! sauter du train ! Nostalgie d'être arrêté, de ne pas se développer, de rester immobile ou de revenir au point qui précédait le mauvais embranchement ! (...) » (p. 61.)
« (...) Quand on possède une règle à calcul et que quelqu'un vient à vous avec de grands sentiments ou de grandes déclarations, on lui dit : Un instant, je vous prie, nous allons commencer par calculer les marges d'erreurs et la valeur probable de tout cela ! (...) » (p. 67-68.)
« (...) Mais voici peut-être qui est mieux dit : l'homme doué de l'ordinaire sens des réalités ressemble à un poisson qui cherche à happer l'hameçon et ne voit pas la ligne, alors que l'homme doué de ce sens des réalités que l'on peut aussi nommer sens des possibilités traîne une ligne dans l'eau sans du tout savoir s'il y a une amorce au bout. À une extraordinaire indifférence pour la vie qui va mordre à l'hameçon correspond chez lui le danger de sombrer dans une activité toute spleenétique. (...) » (p. 42.)
« (...) Il est vrai qu'on rencontre à chaque époque toute espèce de visages ; mais, à chaque fois, le goût du jour en distingue un dont il fera le visage du bonheur et de la beauté, et tous les autres visages, désormais, s'efforceront de lui ressembler ; même les plus laids s'en approchent, avec l'aide de la mode et des coiffeurs ; et seuls n'y parviennent jamais, nés pour d'étranges succès, ces visages en qui s'exprime sans concession l'idéal de beauté royal, mais évincé, d'une époque antérieure. Ces visages passent comme les cadavres d'anciens désirs dans la grande irréalité du commerce amoureux, et chez les hommes qui contemplaient bouche bée le vaste ennui des chants de Léontine sans comprendre ce qui leur arrivait, les ailes du nez étaient agitées de tout autres sentiments que devant les hardies chanteuses à coiffure tango. (...) » (p. 47-48. C'est moi qui souligne.)
« (...) Et Ulrich sentait que les hommes ignoraient cela, qu'ils n'avaient même aucune idée de la façon dont on peut penser ; si on leur apprenait à penser autrement, ils vivraient aussi autrement. » (p. 72.)
Vivre une époque médiocre en tout, sans talent, sans apogée... C'est la vie !
Minerve
« Pourquoi donc chercher à mentir ?
Ne soyez pas un fol à la tête sonore ;
Le bon sens, la raison qu'en tous lieux on honore,
Est-il tant besoin d'art pour les faire sentir ?
Si vraiment vous avez une cause à défendre,
Manquerez-vous des mots qui vous feront entendre ?
Allez ! tous vos discours luisant de bel esprit
Où l'homme avec orgueil se contemple et s'étonne
Sont plus désespérants qu'un triste vent d'automne
Sifflant dans les brouillards sur le gazon flétri ! »(Goethe, Faust I*.)
Ce passage dans lequel l'érudit Heinrich Faust reproche à son assistant Wagner son désir de devenir un bon rhétoricien afin de rallier, charmer et persuader ses contemporains, je le dédie amèrement aux fabricants de mensonges ; à tous ceux qui, sur Internet et ailleurs, enrobent leur propagande dans un joli manteau de rhétorique et utilisent une parodie de science dans le but de tromper. — Puissiez-vous vous embourber dans votre propre fange ! (Bien cordialement, etc. Hamilton.)
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* Gloire soit rendue au poète et traducteur Jean Malaplate pour son exploit : celui d'avoir traduit les deux Faust de Goethe en vers, en respectant, autant que faire se peut, la métrique et le style du texte original !
Pluton
Jupiter
« Trois choses me servent de réconfort, mais de trop rare réconfort : mon Schopenhauer, la musique de Schumann, enfin les promenades solitaires. Hier le ciel laissait présager un orage de première grandeur, je gravis en toute hâte un sommet voisin, qu'on appelle le "Leusch" (tu pourras peut-être m'expliquer le sens de cette nomination), trouvai là-haut une hutte, un homme en train d'abattre deux chevreaux, et son garçon. L'orage éclata sur le mode le plus violent, avec tempête de grêle, j'éprouvai une incomparable exaltation et saisis à quel point nous ne comprenons bien la nature que lorsque nos soucis et nos tracas nous contraignent à trouver refuge auprès d'elle. Qu'était-ce alors pour moi que l'être humain et son indécise volonté ? Qu'avais-je à faire de l'éternel : "Tu dois", "Tu ne dois pas" ? Comme c'était autre chose, l'éclair, l'ouragan, la grêle, libres forces sans éthique ! Comme elles ont de la chance, comme elles sont puissantes, pur vouloir que ne vient point troubler l'intellect ! »
Hamilton's Holiday
Je suis un être routinier, mais... — Mais il y a un moment où il me faut, en une fois, casser impitoyablement la routine. La tabasser. La rouer de coups. La démolir. L'annihiler. L'incendier. Et il faut que sur les morceaux sanguinolents, sur les chairs tuméfiées, sur les cendres encore fumantes de cette putain d'habitude, naisse quelque chose de frais, de neuf... — Un phénix ou une Turritopsis nutricula, peu importe : quelque chose de frais et de neuf.
J'ai donc décidé, pour la première fois depuis l'existence de ce journal, de prendre des congés ; de faire une pause de quelques mois. Non pas pour arrêter définitivement l'écriture mais pour réfléchir à de nouvelles orientations, quelles qu'elles soient. (J'ai beau avoir une très grande réserve d'oxygène, l'air libre me manque, et tout ce que j'écris pour le moment me paraît beaucoup trop chargé de gaz carbonique.)
Faut-il un mot de la fin ? Non, je n'y arrive pas. Terminons donc, amis, cette session d'écriture de la manière la plus abrupte et la plus normale qui soit : par un point.
« L'aubépine du comte Eberhard »
« Cher Monsieur Engelmann !Merci beaucoup pour votre aimable lettre et pour les livres. Le poème d'Uhland est vraiment magnifique. Il en est ainsi : si on ne cherche pas à exprimer l'inexprimable, alors rien n'est perdu. L'inexprimable est plutôt — inexprimablement — contenu dans l'exprimé ! (...) »
(Extrait d'une lettre de Ludwig Wittgenstein à Paul Engelmann,
9 avril 1917, reproduite dans Ilse Somavilla [dir.] et
François Latraverse [trad.], Ludwig Wittgenstein.
Paul Engelmann. Lettres, rencontres,
souvenirs, 2010, p. 33.)
« Le comte Eberhard le Barbu
du pays de Würtemberg
S'en allait en un pieux voyage
Vers les rivages de Palestine.
Un jour qu'il chevauchait
À travers une fraîche forêt,
Il eut tôt fait de couper
Une verte brindille d'aubépine.
Il la plaça soigneusement
Sur son casque de fer ;
Il l'emporta au combat
Et sur les flots de la mer.
Et de retour chez lui,
Il la planta en terre,
Où bientôt maintes pousses nouvelles
Naquirent au doux printemps.
Le comte, fidèle et bon,
Lui rendait visite chaque année,
Se réjouissant du courage
Avec lequel elle grandissait.
Le seigneur était vieux et las ;
La petite branche était désormais un arbre,
Au pied duquel s'asseyait souvent
Le vieillard dans un rêve profond.
La voûte, haute et large,
Lui rappelle par de doux murmures
L'ancien temps
Et le pays lointain ! »
Antépénultième