Archives mensuelles : février 2012

Critère de démarcation amoureuse

Ce matin, mon train arrive avec un quart d'heure de retard à Liège. Je me rends donc, comme d'habitude — plus par acquit de conscience que pour autre chose — à un guichet afin d'obtenir mon attestation de retard. Du coin de l'œil, je vois le couillon antipathique de droite (LCADD™) arriver par ma droite (forcément). Je sais ce qu'il va demander (une attestation de retard), je sais ce qu'il va dire ("Et vous mettrez 20 minutes et non 15 sur le papier car demander l'attestation demande du temps") et je sais que je vais dire, à un moment ou à un autre : "Oh, pitié !"

Moi : Bonjour ! Ce serait pour avoir une attestation de retard pour le train qui vient de Bruxelles-Midi.
La dame du guichet : Pas de problème. Combien avait-il de minutes de retard ?
Moi : 15-20 minutes, je dirais.
La dame : Je vais vous mettre vingt minutes.
LCADD™ (qui n'a pas entendu) : Et vous mettrez 20 minutes et non 15 sur le papier car demander l'attestation demande du temps !
(L'événement est-il contenu dans l'attente ?)
La dame : Bonjour d'abord, Monsieur.
Moi : Oh, pitié !
(Mon patron, blablabla... Retard effectif.)
LCADD™ : Il faut bien comprendre que mon patron regarde le retard effectif.
Moi : Mais pitié, quoi !
La dame : Voilà votre attestation, Monsieur.
Moi : Merci ! Bonne journée. Et bonne chance aussi !

* * *
 
Constat : à chaque fois que je suis en retard à cause de mon train, je rencontre la jolie — selon mes critères — stagiaire en bibliothéconomie originaire des cantons de l'Est. Est-ce de la sérendipité ? Aujourd'hui, elle se rend à deux examens : celui d'archivistique et celui d'histoire (marrant).

L'examen d'archivistique est de la pure rigolade : un syllabus d'une quinzaine de pages à étudier, avec en prime la connaissance, bien avant l'examen, des questions qui vont être posées. Elle sait donc à peu près à quoi elle va devoir répondre : "Quels sont les trois principes fondamentaux de l'archivistique ?" (le respect du fonds, de sa provenance et de son organisation interne, fastoche !) ; "Quels sont les trois âges des archives ?" (archives courantes, intermédiaires et définitives), et : "Qu'est-ce que la règle des 100 ans ?" (l'obligation, sauf dérogation, d'attendre cent ans avant la consultation d'archives d'état-civil). Cependant, ils devront développer leurs réponses (faut pas déconner non plus).

* * *
Mary me rejoint vers 20h30 au Bistro des Restos. Nous buvons un verre puis quittons l'endroit (beaucoup trop bruyant pour mes oreilles sensibles) et nous rendons dans un bar plus calme et plus "pépère" : le Supra Bailly... (Quand je vais dans un café, c'est pour discuter, pas pour avoir de la musique qui me gueule dans les oreilles. — Deviens-je un vieux con ? Tout semble indiquer que oui.)

Durant toute la soirée, la discussion tourne autour des relations de couple, de l'amour... C'est souvent le cas avec Mary (une romantique trash). 

« Pour le moment, je ne suis intéressée par personne. Je n'ai pas une seule personne en tête. Je ne suis pas amoureuse.
— Oui, tu m'avais déjà dit ça...
— Beaucoup de femmes sont comme moi, tu sais... »

« Et Léandra, ça va ?
— Bah... Oui.
— Elle est toujours avec son mec ? 
— Ouaip, elle est toujours avec Jonas. 
— Et ça va ?
— Pour le moment, ça a l'air d'aller, oui... Plus ou moins... 
— Plus ou moins ?
— Y a des trucs qui l'emmerdent, comme cette histoire de cadeau. Il ne lui a toujours pas offert de cadeau pour son anniversaire...
— Putain, c'est trash : je suis comme elle. J'ai déjà reproché ça à mon ex, moi aussi ! »

« Et Emily ?
— Oui ?
— Tu la vois toujours ?
— Oui, évidemment... Je la vois souvent, Emily... Je l'ai vue mardi, par exemple.
— Et ça va ?
— Ben oui, ça va. Pourquoi ? » 

« C'est très curieux, je te jure ! C'est la première fois que je le vois sortir avec une autre femme...
— Hmmmm...
— Hamil, putain, tu ne te rends pas compte ! Ils se touchaient et tout, et ils se roulaient des pelles grave, quoi...
Ça arrive...
C'était bizarre...
Mais quoi à la fin ? T'es jalouse ?
Non, non... C'est juste que c'est très space de le voir avec quelqu'un d'autre, en me disant que je pourrais être elle... Que j'ai été elle. Tu comprends ? » 
(Oui, je comprends très bien.) 

« J'ai trouvé une méthode pour savoir si je suis intéressé par une femme ou pas. En gros, ça consiste à l'imaginer avec quelqu'un d'autre et de voir ce que cet état suscite en mon for intérieur. Si ça me rend triste, c'est que je ne conçois pas entièrement le rapport comme une simple relation d'amitié. 
(Et si je suis déprimé, c'est que je ne le conçois pas du tout comme une relation d'amitié.)
— Moi, ça ne fonctionnerait pas. Par exemple, je peux être très triste si un ami sort avec une fille, parce que je sais que je le verrai moins à cause de cela.
— C'est que ce n'est pas vraiment un ami, alors... C'est qu'il y a plus, déjà.
— Non, je te jure. » 
(En tout cas, chez moi, cette méthode marche du tonnerre : elle me permet d'établir un critère de démarcation net entre amie et... euh... amie.)

« Chez beaucoup de femmes, les grands maigres, ça passe mal !
— Ha ? J'ai pourtant de flagrants contre-exemples !
Non, je te jure, Hamil, je suis normale à ce point de vue et franchement, les maigrichons, ça passe mal.
— Si tu le dis. » 

« Je me dis que le monde est profondément injuste, quand même ! Par exemple, moi, je n'ai pas de défaut : j'ai un beau corps, je n'ai jamais eu d'acné, je suis intelligente... Énormément de gens n'ont pas cette chance.
M'enfin !
— C'est inné : certains sont plus dotés par la nature que d'autres... On n'est pas tous égaux à la naissance. »
(C'est une des raisons d'être de l'État-providence, qui rétablit une certaine forme de justice sociale : nous ne sommes pas égaux à la naissance donc c'est à la société à l'État de rétablir l'équilibre.)
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Pneumatologie & sérendipité

À la pause café, au boulot, je parle du dernier épisode de "Mauvais genres", l'émission de France Culture que je me suis enfin mis à écouter, sur les conseils répétés de Yama, Andrew et Jonas. Le sujet de samedi dernier : les fantômes et autres spectres, qui reviennent hanter le monde des vivants parce qu'ils y ont, très souvent, une tâche à achever. Mon chef Lodewijk, qui a rédigé un mémoire en histoire sur la notion de purgatoire aux Temps modernes, confirme : quand il est question d'âmes perdues, revient de manière récurrente l'idée que si un esprit se retrouve coincé dans les limbes, entre deux mondes, c'est qu'il doit terminer quelque chose "ici-bas"... 

L'invité de la première heure, Daniel Sangsue (un nom qui colle assez bien au thème du jour), est professeur de littérature française moderne à l'Université de Neuchâtel en Suisse. Il est l'auteur d'un pavé de 636 pages intitulé Fantômes, esprits et autres morts-vivants (éditions Corti, 2011) et est présenté comme un spécialiste de la "littérature pneumatologique". La pneumatologie (du radical "pneumato-" pour : air, souffle) est la "science" des esprits, celle qui s'intéresse aux fantômes et autres apparitions spectrales, discipline très féconde au sein du monde littéraire français au XIXe siècle. — Car si ce siècle est, en Europe, celui des machines et de la technique, du matérialisme et du scientisme, c'est aussi dans une certaine mesure celui de l'âge d'or du spiritisme et de la nécromancie.


Ma collègue Charlotte a, comme d'habitude, des anecdotes étranges à raconter. Elle devrait les coucher sur papier, ces anecdotes — après "Les histoires extraordinaires de Pierre Bellemarre", voici "Les étranges récits de Charlotte" ! —, d'autant qu'elle a un talent certain pour l'écriture, malgré ce qu'elle affirme à tout bout de champ. Parmi plusieurs anecdotes, j'ai retenu celle de son compagnon qui, enfant, dormait dans une chambre créant chez lui une sorte de malaise... Et pour cause : il avait l'impression que quelqu'un/quelque chose effleurait son corps de temps à autre durant la nuit... Bien des années plus tard, il a fait dormir un ami dans cette même chambre. Le lendemain, ledit ami lui a dit : "Je ne sais pas ce qu'elle a, ta chambre, mais en tout cas elle a quelque chose de très bizarre !" 

Autre terme que je découvre en écoutant l'émission : la "sérendipité", qui désigne le fait de trouver tout autre chose que ce que l'on cherchait, grâce à un certain "hasard objectif" (curieux terme). Toute recherche poussée sur un sujet donné contient son lot de hasards heureux, non quantifiables ; son lot de sérendipité.

J'ai en tête un souvenir lié à la rédaction de mon mémoire de licence, consacré à l'histoire économique et forestière d'une seigneurie du nom d'Orchimont au bas Moyen âge (oui, je sais, c'est passionnant). Je vérifiais, à la Bibliothèque royale, une référence en note de bas de page dans un livre de l'historien René Noël intitulé Quatre siècles de vie rurale entre la Semois et la Chiers (1050-1470). Sur la même page, une autre note qui ne m'intéressait pas de prime abord attira mon regard : l'auteur y faisait brièvement allusion à un compte des dépenses et recettes du duché de Luxembourg au tout début du XVe siècle, contenant une dizaine de folios consacrés à Orchimont... — Je me souviens m'être dit sur le moment : "Mais ça change tout !" — Le dépouillement en urgence de ce document comptable aux Archives de France à Paris a transformé de manière fondamentale la vision que je me faisais de mon sujet. C'est aussi, je m'en rends compte désormais, un exemple parfait de sérendipité appliquée à la recherche en sciences humaines. 

Un autre exemple de sérendipité : une guêpe en gros plan prise 
en photo par Flippo en 2008 alors qu'il voulait simplement 
photographier le morne stade olympique de Montréal.
* * *

Le sympathique patron du snack vietnamien à côté de mon travail est la caricature vivante de l'asiatique qui tient un snack asiatique. Il ressemble à Mister Twang du City Wok dans South Park. Quand il rigole, il lance constamment de petits "Hihi-hihi !" et quand il parle, c'est en prononçant les "R" comme des "L". 

C'est également un homme qui retient tout. Exemple : il y a environ un mois, dix étudiants entrent dans son snack plus ou moins au même moment. Chacun leur tour, ils commandent dix plats différents, comme : "Un sandwich vietnamien mais sans salade et avec une sauce aigre-douce à la place de la sauce piquante, s'il vous plaît" ou : "Un bœuf aux légumes mais serait-il possible de remplacer les nouilles par du riz cantonnais ?" Un quart d'heure plus tard, le gars sert tout le monde, dans l'ordre de la commande et sans aucune erreur ! Aujourd'hui, c'est le calme avant la tempête (le rush, c'est à 12h30, à la sortie des cours). Il a donc le temps de parler un peu avec moi :

« Ha ! Vous êtes toujours en tee-shirt... Vous n'avez pas froid ?
— Non car dehors, il fait bon pour le moment.
— Oui mais il y a quatre semaines, vous étiez aussi en tee-shirt et il faisait beaucoup plus froid !
— Je travaille à deux pas...   
Et vous faites quoi dans la vie, comme ça ?
— Je suis historien, euh, pour résumer...
— Ha ! Donc, vous devez être le collègue de la dame à la queue de cheval qui me commande souvent des scampis à la sauce piquante !
— Oui, je vois très bien de qui vous voulez parler...
— C'est bien elle qui habite près du parc automobile ?
— Euh... Je n'en ai aucune idée. »

Quand il discute avec un étudiant, ça donne à peu de choses près ceci :

« Alors, comment s'est passé l'examen de taxonomie ?
— Très bien, merci...
— C'était bien hier à 10 heures que vous le passiez, hein, hihi ?

— Euh... Oui, oui... C'est bien ça. »

* * *

À 20 heures, je fais office de quatrième joueur sur un terrain de badminton, à Ixelles. Sont présents Flippo, Pietro et Don Camillo. Je joue comme un pied et j'ai mal partout...


À 21h30, nous rejoignons Emily et Walter au Café de l'Université. Ils sont en train de jouer à un jeu sur le smartphone de Walter quand nous arrivons (une sorte de jeu de go simplifié ?). Walter tire une tronche jusque par terre et ne parle quasiment pas de la soirée. La raison : sa candidature pour un travail qu'il convoitait n'a pas été acceptée.

Je ne raconterai certainement pas ici mes divagations de fin de soirée sur l'attrait irrésistible de la prestance bourgeoise et sur le charme des nez altiers, ni mes calembours ridicules (du genre : "Il divague... et dix vagues, ça ne fera jamais un tsunami"). Pour donner simplement le ton de la soirée, je ne reprendrai qu'une seule des nombreuses sympathiques discussions...

« (...) D'un autre côté, pourquoi en serait-il autrement ? Ce n'est pas parce qu'on est en vacances au Canada qu'on a plus de chance de baiser qu'en Belgique...
Hé ouaip...
— Les mecs qui séduisent plein de femmes en Belgique, hé bien ils peuvent en séduire plein ailleurs...
— Et l'inverse est donc vrai aussi.
— Pourquoi aurait-on plus de chance de faire l'amour au Canada qu'en Belgique ? À cause de "l'attrait du touriste étranger" ? 
— Oui, ou alors simplement parce qu'il n'y a pas vraiment d'attaches, et que la fille sait pertinemment bien que tu repartiras bientôt.
— Ha oui, vu comme ça... »

Donc, pour le prochain voyage au Canada, faudra que j'achète à nouveau des préservatifs, comme la dernière fois, au cas où il pourrait peut-être éventuellement se passer quelque chose... (Et comme la  dernière fois, au retour, j'en ferai des ballons, histoire de ne pas les jeter !)

La journée de la vulgarité

Au boulot. Ce lundi est une journée de réunions : réunion d'équipe, réunion sur l'avancement du dépouillement en vue d'une publication que nous éditerons en fin d'année. Entre les deux : réunion sur la toute nouvelle organisation de la bibliothèque qui se trouve derrière mon bureau et celui de ma collègue Wynka.
* * *
Maison du Peuple de Saint-Gilles. Plein de monde. Je m'installe à l'une des seules tables encore inoccupée du café, en face du bar. Je profite de la solitude pour terminer l'écriture de ma journée d'hier.
Léandra me téléphone :
« Hamilton, ça va ?
— Ouais, ça va...
— Tu fais quoi de beau ?
— Je suis à la Maison du Peuple... J'écris.
— Et c'est calme ?
— Hé bien là, en fait, non, pas vraiment... Il y a beaucoup de bruit et plein de gens qui parlent anglais autour de moi...
— Zut... Il faut que je travaille et je n'ai pas Internet chez moi...
— Pour le moment, c'est assez bruyant, mais ça va sans doute devenir plus calme dans une heure... Je ne bouge pas de toute façon...
Bon, j'arrive dans une demi-heure... »

Lorsque Léandra arrive, les eurocrates sont partis mais l'ambiance est toujours assez bruyante. Léandra a du mal à se concentrer quand il y a trop de bruit. Moi, c'est l'inverse : quand il y a du bruit, j'arrive à me focaliser sur quelque chose, voire même à me détendre... Souvenir d'enfance (mais pourquoi est-ce que je pense à cela maintenant ? peut-être parce que je n'ai rien de particulier à raconter ?) : un incendie se déclare dans la grange située derrière la maison de mes parents. Les pompiers arrivent, toutes sirènes hurlantes. La fenêtre de ma chambre donne sur l'allée de graviers qui mène à la ferme en feu, à quelques centaines de mètres de l'habitation... Je n'ai jamais aussi bien dormi de ma vie (façon de parler). Je me sentais en sécurité ; je m'imaginais comme dans un vaisseau spatial, protégé des éléments du dehors... Le tumulte extérieur et moi dans ma "chambre-cocon" : tout cela était terriblement apaisant.

* * *
« Ce jeudi, c'est la journée du compliment !
— Ha ?
Oui.
Ce serait bien de faire l'inverse... Le jour de... euh...
— ... de l'insulte ?
Oui, de l'insulte !
— Ou bien, comme les graphistes du Forem, un jour par semaine, la "journée de la vulgarité"... »

J'imagine la journée de jeudi à mon travail... Une collègue vient dans mon bureau et me dit : "Aujourd'hui, c'est la journée du compliment !" et au lieu de la complimenter, je lancerais : "Putain de bordel de merde de bordel de cul, fait chier, putain !" (Ça me rappelle quelqu'un mais qui ?)

* * *

« Il est presque minuit... Je vais prendre mon tram.
— OK ! Moi, je vais rester jusqu'au moment où ils me mettront dehors...
— Tu n'as pas fini ce que tu devais faire ?

— Non. Et si ça ne tenait qu'à moi, je continuerais jusqu'à cinq heures du matin...
— Et tu as besoin d'Internet ?
— Ben je fais des captures d'écran à longueur de temps alors...
— OK... Bon, hé bien salut !  »
Une bizarrerie : laisser Léandra seule sur son PC à la Maison du Peuple à 23h49. J'ai l'impression de partir tôt.

Contact furtif avec la horde

Train Charleroi-Bruxelles de 16h40. Je m'installe, bien à l'avance, dans un wagon presque désert. Dix minutes plus tard, débarquent six adolescents qui parlent fort. Je relève les yeux de mon livre pour vérifier qu'il s'agit de jeunes "ordinaires". Mon esprit ne fait qu'un tour : il ne s'agit pas de jeunes ordinaires ! "Des scouts !" Et il en arrive d'autres, des sizaines (le terme est impropre mais je m'en balance) à ne plus savoir qu'en faire ! Et ils remplissent presque tout le wagon ! Un des moniteurs crie : 

« Y a un groupe "whist" ?
— Ouais, ici ! (Plusieurs garçons lèvent la main.)
— Mettez-vous là, alors.
— Groupe "Chant" ?
(Dieu tout puissant, non !)
— Ouais, nous on va chanter ! Hisse et haut, Santianoooo !
(Nooooon !)
— Prenez les deux banquettes, là ! »

Je remballe vite fait mon livre, mon PC et tout le reste. Un scout me regarde ranger mes affaires sans dire un mot ; je le regarde à mon tour. Il me fait des yeux de merlan frit ; sans doute en fais-je autant. C'est mon seul et unique contact avec la horde avant de m'enfuir du wagon infernal.

* * *

« Ha ! T'es passée chez le coiffeur ?
— Oui. (...) Je suis allée chez un nouveau coiffeur dans la rue de l'Unif... Avant, j'allais chez Olivier Dachkin, mais un des coiffeurs là-bas n'était pas net.
— Pas net ?
— Oui, la dernière fois, il avait un coquard à l'œil. Et je voyais bien qu'il cherchait la bagarre avec certains clients. C'est con, mais je n'aime pas que quelqu'un en qui je n'ai pas confiance chipote dans mes cheveux, me les lave, tout ça...
— Oh, c'est loin d'être con... Les cheveux, c'est quand même quelque chose de très personnel. (Première phrase bateau de la soirée.)
— Voilà ! Sinon, à part ça, c'est toujours honteusement cher de se faire couper les cheveux quand on est une femme. J'ai payé 46 euros alors que, bon, j'ai quand même des cheveux courts.
— Hé oui ! Si j'avais voulu faire la même coupe, ça ne m'aurait même pas coûté 20 euros ! 
— L'avantage d'être un homme...
— Ouais, nous avons moins de frais pour certains trucs... C'est un peu comme le gynécologue : nous n'avons pas besoin d'y aller... » (Deuxième phrase bateau.)
* * *

« Ils font vraiment tout pour se toucher le moins possible durant le rapport...

— Un simple emboîtement de corps humains, mais ce n'est pas toujours le cas... 
Moi, ça ne m'intéresse vraiment pas, dit Emily. Je ne trouve pas du tout ces films excitants...
— J'ai l'impression que les femmes sont beaucoup moins attirées par le porno que les hommes. (Troisième phrase bateau.)
— Les femmes sont beaucoup moins visuelles que les hommes.
— Je me demande si c'est vrai...
— Ça a été prouvé scientifiquement par plusieurs études, répond Walter.
— C'est peut-être avant tout à cause du public visé initialement par la plupart de ces films ? Peut-être que s'ils étaient tournés autrement, moins centrés sur la sexualité masculine, ils pourraient intéresser le public féminin ?
— Franchement, je ne suis pas convaincue... Et un autre problème, c'est que beaucoup de jeunes croient...
Ha ! je sais ce que tu vas dire : que beaucoup de jeunes croient qu'ils doivent faire l'amour comme dans un film porno "classique" ? En prenant des positions débiles et des airs de macho ?
— Oui, et aussi qu'ils croient que tout se joue sur la performance... Que l'homme est celui qui doit "assurer" à tout prix...
— Encore une fois, je me demande si c'est vrai, si la pornographie joue à ce point un rôle sur la façon de concevoir le rapport sexuel... 
— Beaucoup d'hommes aujourd'hui sont obnubilés par la taille de leur sexe, mais c'est ridicule, dit Walter.  »
N'est-ce pas une question d'éducation sexuelle, tout simplement ? Et aussi, de manière plus générale, d'éducation aux médias, quels qu'ils soient ? J'ai regardé des films de cul bien avant d'être majeur (comme la très grande majorité de mes amis d'école secondaire) mais jamais il ne m'est venu à l'esprit ni à l'esprit desdits amis, pour autant que je sache que ces films traduisaient la réalité de la relation sexuelle ; jamais je ne me suis dit qu'ils étaient autre chose que ce qu'ils étaient, à savoir la représentation crue d'actes sexuels joués par des acteurs, à des fins d'excitation... Et force est de constater que ça marchait/marche plutôt bien. J'ai sans doute pensé, lors des premiers visionnages, mi-émerveillé, mi-estomaqué : "OK, c'est comme ça qu'une pénétration se passe réellement", mais jamais : "Il faut que je me comporte comme ces acteurs durant un acte sexuel". Qui pense cela, franchement ?

Ne peut-on rapprocher ces questions de celles concernant l'influence des jeux vidéo sur les gamins ? Dans ma jeunesse, j'ai "tué" des milliers d'humains en jouant à des FPS (abréviation de "First-person shooter" et non de "Femmes prévoyantes socialistes"), j'ai "mitraillé" — simple exemple —  des civils sans défense dans Command & Conquer quand je prenais le contrôle des troupes de la Confrérie du Nod, etc. Est-ce pour cela que je suis incapable d'avoir une éthique, que je suis un psychopathe, que je ne puis différencier le monde virtuel du monde réel ?

(Note pour plus tard : écrire un article sur la pornographie. Mais, mais, mais je dois encore écrire celui sur les liens entre philosophie et science-fiction... J'empile des textes dans ma liste estampillée "À faire" sans être certain de pouvoir les développer un jour.)

"Nue dans un tonneau garni de clous pointus"

Ce samedi après-midi, ma fille Gaëlle, ma mère, ma grand-mère et moi (quatre générations en ligne directe) allons nous promener à l'abbaye de Maredsous, monastère dont les tours se dressent joliment sur un surplomb boisé de la pittoresque vallée de la Molignée, dans l'Entre-Sambre-et-Meuse.
Arrivés sur place, nous passons avant tout par la boutique de l'abbaye. Ma mère et ma grand-mère offrent une série de babioles hideuses à ma fille : une bague, une figurine de fée made in China — un symbole païen dans un des centres de la chrétienté occidentale, mais où va-t-on ? —, un camion en plastique... De mon côté, je ne peux m'empêcher d'acheter une chope en terre cuite, colorée en bleu, qui ira rejoindre ma petite collection de verres à bière. 

Mes études d'histoire médiévale ressurgissent et j'ai également envie d'acheter une partie de la librairie, non pas les livres sur sœur Emmanuelle mais une bible œcuménique, un petit livre bleu contenant la règle de saint Benoît et des versions commentées des quatre évangiles... Je me retiens néanmoins car 1) je n'aurai pas le temps de les lire et 2) je ne sais pas ce que valent ces éditions sur le plan scientifique... 

Nous allons nous installer à une table pour boire un verre, à l'intérieur de la cantine proche de la boutique. La salle est majoritairement remplie de vieux. Par-ci, par-là, quelques nonnes et, en face de notre table, un groupe de jeunes anglaises (ça rafraîchit). Nous irons ensuite boire un deuxième verre dehors, pour profiter des premiers rayons de soleil de l'année...

« En quelle année a-t-elle été fondée, cette abbaye ? demande ma grand-mère.
— Vers la seconde moitié du XIXe siècle, je dirais, en gros.
— Ha ? Je croyais qu'elle datait d'avant la Révolution française...
— Maredsous ? Ha, non, c'est à coup sûr beaucoup plus récent ! La plupart des bâtiments sont de style néo-gothique, en vogue au XIXe siècle. C'est une abbaye bénédictine, mais assez nouvelle donc. Peut-être y avait-il une implantation religieuse avant ces constructions, mais ça m'étonnerait... En fait, tout ici est faussement vieux, sauf peut-être certains moines et certains visiteurs. »  
L'abbaye de Maredsous fut fondée par l'abbaye allemande de Beuron le 15 octobre 1872, avec le considérable appui foncier et financier de la famille Desclée : l'industriel Henri-Philippe Desclée (1802-1873) et ses deux fils, Jules (1928-1911) et Henri (1830-1917), entre autres fondateurs à Tournai d'une maison d'édition spécialisée dans la littérature chrétienne. En une phrase : ils étaient très riches et très catholiques. (Pour plus d'informations, voir ICI.) La construction de l'abbaye fut achevée en 1892 sous l'égide de l'architecte Jean-Baptiste Béthune, un des maîtres belges de l'art néo-gothique. L'implantation d'une abbaye dans ce coin de la Belgique s'inscrit dans le renouveau du monachisme belge à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, renouveau qui englobe aussi, par exemple, la reconstruction de l'abbaye d'Orval sous la responsabilité de Marie-Albert van der Cruyssen, même si les activités religieuses régulières sur le site d'Orval plongent leurs racines dans le Moyen âge, contrairement à Maredsous.
Et la fameuse bière de Maredsous, qu'ils servent dans des chopes en terre cuite agréables au toucher, elle aussi est néo-gothique ? Non, mais — anecdote amusante —, contrairement au fromage, la bière n'a jamais été produite à Maredsous, ni même en Wallonie. Sa production a été confiée dès les origines (1963) à la brasserie Moortgat (province d'Anvers), qui brasse également la Duvel. De fait, il suffit de comparer la forme caractéristique de la bouteille de Duvel avec celle de la Maredsous pour avoir un sérieux indice quant à leur lieu de production commun. 

* * *

Hier, mes histoires racontées à Gaëlle au pied de son lit étaient purement et simplement catastrophiques : aucune idée, aucun scénario, aucune construction, à tel point que ça ressemblait presque à un dessin animé de Butch Hartman. Aujourd'hui, pour remédier à la situation, je survole au préalable deux contes de Grimm : La Gardeuse d'oies (voir ICI ou ) et Frérot et Sœurette, deux belles histoires dont l'happy end est bien "trash", comme dirait l'autre. Je ne peux m'empêcher de résumer ici La Gardeuse d'oies (ou Gardienne d'oies selon les versions) :
Une jeune et jolie princesse en âge de se marier est envoyée par sa mère la reine dans un royaume lointain pour épouser un jeune prince. Avant son départ, la princesse reçoit de sa vieille maman des objets précieux en guise de dot ainsi qu'un cheval intelligent du nom de Falada, qui a — c'est magique ! — la faculté de parler. La vieille reine adjoint également à sa fille une camériste (une servante) pour les besoins du voyage et lui donne enfin un mouchoir imprégné de trois gouttes de son propre sang, censées lui apporter force et protection tout au long du trajet.

Durant le voyage, la princesse perd son mouchoir alors qu'elle boit à un ruisseau. La camériste le remarque et, sachant alors que sa maîtresse n'est plus protégée par le sang de sa mère, en profite pour l'attaquer et la forcer à échanger ses vêtements avec les siens. Elle l'oblige également à promettre de ne jamais raconter cette triste péripétie à quiconque. — Ouuuuh, la méchante !

Lorsqu'elles arrivent au château du roi étranger, la camériste déguisée en princesse devient la fiancée officielle du jeune prince, pendant que la vraie princesse, en haillons, est reléguée à la garde des oies du château — quelle honte ! La camériste déguisée en princesse est vraiment très, très pas zentille, alors elle ordonne à l'équarrisseur  — tadaaam ! — de couper la tête de Falada le cheval, car elle sait que la brave bête a tout vu et pourrait donc révéler la vérité. Le vraie princesse arrive néanmoins à faire en sorte que la tête de son cheval adoré soit accrochée à l'une des portes de la ville, afin qu'elle puisse toujours l'observer et lui parler lorsque, chaque jour, elle promène ses oies hors les murs. 

Ainsi, chaque matin et chaque soir, en compagnie d'un autre gardien d'oies du nom de Conrad, elle salue la tête de son cheval par une phrase du genre (ça dépend des versions) : "Ô, mon Falada, comme tu es cloué là !", à laquelle Falada répond par ces mots : "Ô princesse, ma princesse, comme tu vas là, si ta mère savait cela, son cœur se briserait en éclats !". Il y a également un épisode très amusant durant lequel Conrad, à plusieurs reprises, essaie d'attraper l'un des cheveux d'or de la princesse, en vain... (Est-ce une métaphore sexuelle ? — Oh bah oui, sans doute, hein !)

Toujours est-il que Conrad finit par parler au roi et que ce dernier convoque la princesse gardienne d'oies pour lui demander la raison de son comportement bizarre  — car parler à la tête d'un cheval ne se fait apparemment pas dans ce royaume, surtout si l'animal répond par une réplique encore plus étrange, en faisant rimer certains mots... La princesse a promis de ne rien dire, alors elle ne dit rien  — ça, c'est de la promesse ! — mais le roi trouve un subterfuge : il propose à la princesse d'exprimer ce qu'elle a sur le cœur auprès d'un poêle (!). Le roi, qui est sorti de la pièce, entend néanmoins la confession de la jeune femme en plaçant subtilement une oreille contre le tuyau de la cheminée : il apprend alors que la princesse s'est vue dans l'obligation de changer ses vêtements avec ceux de la camériste, qui est une vile usurpatrice, etc.

Et c'est là que ça devient gore : le roi convoque un banquet auquel tout le monde est prié d'assister (la vraie princesse, la camériste qui a usurpé son rôle, le prince...). Le roi demande alors à la camériste, qui ne se doute de rien : "Que peut valoir une servante qui aurait trompé tout son monde ?" Réponse de la camériste (un rien stupide, pour le coup) : "Elle ne vaut pas mieux que d’être placée nue dans un tonneau garni de clous pointus attelé à deux chevaux blancs qui la traîneront de rue en rue jusqu’à ce que mort s’ensuive". Ni une, ni deux, la sanction est appliquée à la camériste... Et tout est bien qui finit bien, youpie !

La semaine prochaine, je vous raconterai l'histoire de Frérot et Sœurette, dans laquelle il est notamment question d'un petit garçon transformé en chevreuil, d'un roi qui propose à une petite fille de devenir son épouse (mais quel âge a-t-elle, bon sang ?), d'assassinat politique (par crémation) et, une nouvelle fois, de justice royale sans pitié : on brûle la sorcière et on conduit sa fille dans la forêt où les bêtes sauvages la déchirent en mille morceaux... Haaaa, les contes de jadis, y a pas à dire : ça avait de la gueule, crévindiou !

Nickelodeon, piège à...

Pour que vous compreniez un tant soit peu mon désespoir et ma peine, il faudrait tout d'abord que vous preniez le temps de visionner quelques unes des abominations que les programmateurs passent à longueur de journée sur la chaîne Nickelodeon, que ma fille adore... 

Commençons par la plus horrible de toutes : le clip d'une certaine Victoria Justice intitulé "Freak the Freak Out", qui apparaît à chaque fois qu'il y a un espace disponible entre deux séries. Victoria se plaint qu'on ne l'écoute pas ("I scream your name but you never listen!") : bigre, je comprends pourquoi ! Tout dans ce clip, musicalement comme esthétiquement, pue tellement la grosse daube formatée, que ça ne vaut même pas la peine d'en faire la critique...



Ensuite, il y a les dessins animés de Butch Hartman, créateur d'animations "à la chaîne" — un fordiste de la série animée, en quelque sorte —, telles que Danny Fantôme (Danny Phantom), Mes parrains sont magiques (The Fairly OddParents) ou encore T.U.F.F. Puppy... Comment peut-on diffuser de tels bêtises mal ficelées, mal scénarisées, mal dessinées, mal animées et si peu originales ? Et aussi : comment ces séries peuvent-elles avoir tant de succès ? Tout cela me dépasse... 

La plupart des personnages se ressemblent, tant dans leurs expressions corporelles que dans leurs manières de s'exprimer et de penser... En trois mots : ils sont interchangeables. Et il ne se passe pas trente secondes sans que l'un d'eux s'excite comme un fou furieux, en faisant au passage de nombreuses mimiques exaspérantes et d'horribles contorsions disproportionnées. La plupart des protagonistes ressemblent donc soit à des psychopathes, soit à des débiles mentaux, voire aux deux à la fois...


Cerise sur le gâteau : cet après-midi, Gaëlle regarde Tintin de Spielberg à la télévision. La première fois que je l'ai vu ("je m'suis jetée sur lui dans la rue" ?), c'était au cinéma et j'en ai gardé un très mauvais souvenir. Aujourd'hui, c'est encore pire : non seulement je trouve l'intrigue toujours aussi mauvaise — à la lisière du comique tellement elle est nulle — mais en plus, je me rends compte d'autres détails navrants, comme certains mouvements de personnages qui sont totalement ratés car artificiels — ha, cette sensation récurrente d'être dans un jeu Playstation® ! — ou des phrases qui tombent à plat, comme la fameuse réplique de Haddock : "Il y a quelque chose que vous devez savoir à propos des échecs, Tintin : il ne faut jamais se laisser abattre." Amis des phrases bateau, bonsoir ! 
* * *
Gaëlle ne passe pas toute sa journée sur Nickelodeon, oh que non ! Elle joue également avec ses jouets. Ainsi, pendant une petite demi-heure, elle imagine que la Schtroumpfette est une experte mécanicienne qui répare les outils des autres Schtroumpfs. Gaëlle place une figurine de la Schtroumpfette dans une sorte d'atelier de réparation miniature qui fait partie de ses jouets. Ensuite, elle aligne les figurines des autres Schtroumpfs en file indienne devant ledit atelier. Gaëlle dit alors à plusieurs reprises : "Elle est très douée, la Schtroumpfette, elle fait ça très bien, donc elle a beaucoup de clients !" (Ne pas pouffer de rire, ne pas pouffer de rire, ne pas pouffer de rire...)

Gaëlle veut aussi nous faire jouer, ma maman et moi, à un jeu de société de son invention, aux règles plus que floues. Elle a créé des cartes pour l'occasion, ainsi qu'une feuille de règles générales. Sur certaines cartes sont disposés des chiffres, qui correspondent au nombre de pas que l'on peut faire par tour ; sur d'autres, un transport en commun (un train par exemple...). Le but du jeu est de... Euh... Je ne sais pas vraiment... Se promener ? Faire quatre fois le tour d'un circuit ? Échapper au méchant ? Les règles changent au gré de son imagination...

"Simple comme bonjour", l'ancêtre du jeu auquel
Gaëlle veut absolument nous faire jouer.

Aucun feu ardent ?

Dernière journée de travail avant le week-end. Réunion le matin, création d'un formulaire Web l'après-midi. Entre les deux, un coup de fil de Lewis. Il a une très petite voix et parle d'un ton monocorde, comme si plus rien n'avait d'importance en ce monde... Extrait.

« Lewis, bonjour !

— Bonjour, mon grand. Es-tu repassé au badminton ces dernières semaines ?
— Non.
— Moi non plus, je n'y suis plus allé. Ça ne va pas très fort, tu sais.
— Ah ?
— Mon parkinson qui reprend malgré les médicaments et une relation qui n'a duré que 9 jours. Mais cela n'a pas d'importance. Comment vas-tu ?
— Ça va, ça va...
— Comptes-tu revenir au club un de ces jours ?
— Je ne sais pas. 
— Aucun feu ardent dans tes veines en ce moment ?
Pardon ? Désolé, je ne comprends pas la question...
— Tu n'as plus envie de revenir jouer ?
— Non, je n'arrive pas à me motiver. 
— Tu fais ce que tu veux, tu sais. Tu fais ce que tu veux.
— Je sais.
— Y a-t-il une femme dans ta vie en ce moment ?
(Toujours cette question récurrente !)
— Non, il n'y a personne.
(Toujours cette réponse récurrente !)
— Et cherches-tu quelqu'un pour refonder quelque chose ? 
— Non, je suis résigné à ce sujet...
(Je pense un instant continuer ma phrase par : "Je lis Wittgenstein, désormais, tu sais...", mais je m'abstiens. À la place, je lui dis :)
— En fait, pour tout dire, je n'ai jamais vraiment cherché...
— As-tu pensé à l'ordinateur ? Je n'y connais rien, mais toi, tu aimes les ordinateurs...
(Pendant un quart de seconde, j'imagine qu'il me demande si j'ai déjà essayé d'avoir une relation sentimentale voire sexuelle avec mon PC... Puis TILT.) 
— Ha ! Tu parles des sites de rencontre ? Non, je sais que ça ne fonctionnerait pas. Je ne tombe pas amoureux d'un cerveau... Ou en tout cas pas d'un cerveau sans ce qui va autour.
(Définitivement bizarre, cette conversation...)
— Tu sais, Hamilton, les femmes sont constamment intéressées par le physique mais nous, les hommes, nous nous en désintéressons assez tôt pour nous rendre compte de la beauté féminine en tant que telle...
— Ha. »
(Mais où va-t-il chercher tout ça ?)
* * *
 
Le soir, chez mes parents, avec Gaëlle, ma maman est en train de servir le repas quand mon cousin Fab (celui qui en ce moment construit presque tout seul sa nouvelle maison en annexe de la bâtisse familiale) débarque dans la salle à manger. Il a l'air très contrarié (c'est un air général chez lui) et s'adresse à mon père :
« Tu ne veux pas venir voir ? Tu t'y connais en champignons ?
— On va manger... Je viendrai voir après...
— Qu'est-ce qu'il y a ? demandé-je.
— Il y a peut-être de la mérule dans la construction, voilà ce qu'il y a ! Tu ne t'y connais pas en mérule, toi, par hasard ?
Ha bah ! Je m'y connais un peu en archivistique, donc un peu en champignons. J'ai déjà lu des trucs théoriques sur les différents types de moisissures qui attaquent le papier, comme la mérule, mais bon... De là à la reconnaître sur le terrain, dans une maison en construction... Euh...
— Allez, viens jeter un œil alors. » 

Fab se fraie un chemin au milieu du chantier en éclairant son passage à l'aide d'une lampe de poche. Il me montre une planche remplie de poils blancs cotonneux :

« Ha oui, c'est bien de la moisissure, dis-je.
Ouais, mais c'est de la mérule ou pas ?
— Bof. Ça ne ressemble pas à de la mérule... On dirait de la moisissure classique...
— On va aller voir en haut ! Viens.
(Nous revenons à l'extérieur de la construction, devant une échelle qui monte au premier étage.)
— T'as le vertige ? me demande mon cousin.
— Non, non, ça va...
(Une fois en haut, Fab désigne les poutres en bois, en passant son doigt par endroit sur la nébuleuse blanche qui constelle la partie inférieure de la charpente.)
— Ha ouais, putain, y en a beaucoup, constaté-je. Et ça ressemble à la moisissure d'en bas...
Regarde ça ! Dès que je passe mon doigt, ça vole dans tous les sens. Pffff. J'ai pas de chance. 
— Ce n'est sans doute pas la mérule. Juste une moisissure classique, mais je vais me renseigner ce soir... »

Je n'en sais pas plus que ça... Je sais qu'à son premier stade, la mérule est un champignon qui possède une consistance ouatée et qu'il est difficile de la différencier des autres moisissures moins dangereuses. Ensuite, on la reconnaît très facilement car elle se présente sous la forme de longs filaments plus foncés qui constituent une vraie saloperie pour le bois et la maçonnerie. Elle se développe plus facilement dans les vieilles constructions humides. Et la maison familiale est, de fait, une assez vielle construction, humide par endroit.

"Gibgoudsky ?"

Comic
À la pause-café, Sylvette parle des tout nouveaux intercalaires thématiques installés à l'intérieur des étagères de la bibliothèque :
« J'ai utilisé du Comic, parce que j'adore cette police de caractères.
Grrrr... Le Comic Sans MS... On aurait dû séquestrer le gars [Vincent Connare, qui porte assez bien son nom] à l'origine d'une telle chose.
— Pourquoi ?
— Parce que cette police est mal foutue. Elle ne respecte pas les standards en matière de typographie. Au départ, elle a été créée uniquement pour faire plaisir aux enfants... Mais aujourd'hui, plein de gens l'utilisent à des fins professionnelles. C'est de la perversion à l'état pur. »
(Vu un jour : un travail d'étudiant en bibliothéconomie entièrement rédigé avec du Comic Sans. Utiliser cette police de caractères dans un texte typographié, c'est un peu comme remplacer les points sur les "i" manuscrits par des cercles, ou bien encore signer en dessinant une fleur à la fin de son prénom.)
Au rythme du rail
À midi, Sylvette parle d'un restaurant à Rocourt :
« Ça s'appelle "Au rythme du rail" et c'est situé dans une ancienne gare. Une fois à l'intérieur, c'est un peu chic et ça n'a plus grand chose à voir avec le monde ferroviaire.
— Dommage qu'ils n'aient pas poussé l'idée jusqu'au bout, en servant les clients à l'intérieur d'un vrai train...
— Un restaurant dans un train, ça pourrait être amusant, lâche Lodewijk. Ils annonceraient les plats à l'interphone.
— "Mesdames et messieurs, le plat pour la table numéro 17 aura un retard de 42 minutes. Veuillez nous en excuser." Haha ! 
— "En raison d'un problème technique, le steak frite salade ne roulera pas ce jour !" 
Hahaha !
— "Suite à l'absence du cuisinier, la commande de la table numéro 4 est annulée."
— De temps en temps, un contrôleur passerait et ferait payer les gens, mais parfois, il ne passerait pas et le repas serait alors gratuit. »
(Sans déconner, ce serait un concept vraiment intéressant à développer.) 
Couette

À midi toujours, un constat : l'humanité se divise en deux camps inconciliables : ceux qui fixent solidement la couette à leur lit (et qui dorment comme piégés dans un forme de sarcophage de tissu) et les autres qui, à l'inverse, ne supportent pas d'être enfermés dans une couette. J'apprends également que Sylvette a déposé des coussins partout autour de son lit, et qu'elle possède un coffre entièrement rempli de sacs. Je lui demande donc tout logiquement :
« Et je suppose que tu as aussi plein de nounours dans ta chambre ?
— Oui, en effet, j'en ai des dizaines au-dessus de mes armoires. »
(De la part d'une femme qui adore le Comic Sans MS, rien ne m'étonne.)
Le pont d'Overtoun

«  J'ai vu un drôle de reportage, hier, sur TF1, raconte Lodewijk. Ça parlait d'un pont en Écosse du haut duquel les chiens "se suicident", en quelque sorte.
— Ha oui ! Je connais cette histoire...
— Plus de cinquante chiens y ont déjà trouvé la mort, apparemment. Certains, quand ils arrivent sur le pont, deviennent fous et sautent par-dessus le parapet, pour aller s'écraser sur les rochers quinze mètres plus bas...
Haha, c'est surréaliste !
— Y en a même un qui, un jour, a survécu lors de sa chute. Alors il est remonté sur le pont et a aussitôt ressauté !
— Et il est mort ?
— La deuxième fois, oui.  
— C'est très con...
— Dans le reportage, ils ne donnaient pas vraiment d'explications sur la raison de ces "suicides"...
— Il me semble avoir lu quelque chose à ce sujet, il y a longtemps, dans je ne sais plus quelle revue. Il était question de perception visuelle. Le pont est construit de telle manière que l'animal est bluffé et ne voit pas que c'est un pont ; que, derrière le parapet, le sol n'est pas de la même hauteur que sur le pont... »
(Impossible de retrouver cette explication sur le Web. D'autres explications sont avancées. Certains éthologues évoquent la possibilité d'une odeur qui attirerait les chiens. De nombreux fanatiques de l'explication paranormale affirment de leur côté que le pont serait en fait une porte vers un autre monde. Si c'en est une, elle ne fonctionne pas chez les toutous, en tout cas — à moins de considérer la mort comme un "saut vers un autre monde".)

Gibgoudsky
Chez Flippo, lors d'une soirée "pâtes aux champignons" destinée (entre autres) à organiser notre voyage au Québec, Pietro (l'invité surprise, architecte de son état) me regarde avec des yeux légèrement étonnés :
« Loudvik Gibgoudsky ?
Non... Ludwig Wittgenstein. J'ai un texte de lui sur moi si tu veux...
(Je sors l'ouvrage de mon manteau et le lui tends.)
— Tu te promènes avec ça tout le temps ? »
— J'en ai toujours un sur moi pour mes trajets en transports en commun, mais celui-là, je ne l'ai pas encore ouvert. Ça date de l'époque où il enseignait à Cambridge, dans les années 30. Il a réuni quelques uns de ses étudiants et leur a dicté des notes de cours ["de sorte qu'ils aient quelque chose à rapporter chez eux, sinon dans leur tête, du moins dans leur main" !]
(Pietro ouvre le livre...) 
Rolala... Pfiou... Il s'emmerdait pas, l'autre,  !
— En lisant une page prise au hasard, tu risques de ne pas comprendre grand chose. Déjà qu'en lisant dans l'ordre, c'est loin d'être évident...
(Il commence à lire à voix haute...)
A donne des ordres à B : il s'agit de signes écrits faits de points et de traits, et B obéit en faisant une figure grâce à un pas de danse particulier. Ainsi l'ordre " ." doit être exécuté en faisant tour à tour un pas et un saut ; l'ordre ". . —" en faisant tour à tour deux sauts et trois pas, etc. L'entraînement à ce jeu est "général" au sens expliqué en 41) ; et j'aimerais dire, "Les ordres donnés ne sont pas enfermés dans un domaine limité. Ils incluent des combinaisons de n'importe quel nombre de traits et de points." — Mais qu'est-ce que cela veut dire, que les ordres ne sont pas enfermés dans un domaine limité ? N'est-ce pas absurde ? (...).
(Il arrête la lecture et lance :)
Ha ouais : qu'est-ce que cela veut dire ? N'est-ce pas absurde ?
Hahaha ! T'es tombé sur un paragraphe assez comique. C'est quelle page ? Je le citerais bien dans mon blog...
— Page 166. 
— Bon, sinon, là, ça prête à rire mais, parfois, ça m'énerve prodigieusement de ne pas tout comprendre. Ça m'obsède, même. J'en parle partout, tout le temps : à mon boulot, à mes amis, sur Facebook, dans mon blog... Je dois emmerder tout le monde avec ça...
— Allez, Hamil, reviens au badminton avec nous le mardi ! Le sport, ça te détendra !
Ouais, tu as sans doute raison.  »
    
Blog

« "Hamilton's Diary"... Et tu écris quoi ? Un article par semaine ?
Non, le but de l'exercice est d'en écrire un par jour, en fait.
Un par jour ?
Oui, un par jour. Il y a plus de 300 articles pour le moment. Ça va bientôt faire un an que je tiens ce blog !
C'est un malade  », constate Flippo, s'adressant à Pietro.
(Ben ça fait plaisir, tiens !)

"Her surprise surprised me"

En guise de préambule, une "réponse" de l'ami Ludwig — ça faisait longtemps, tiens — 1) à l'idéalisme de Berkeley, 2) à l'ultra-scepticisme à l'encontre du monde matériel et 3) mais de manière plus lointaine évidemment au "simulacre de réalité" et au gnosticisme présent de manière constante dans les romans de Philip K. Dick (voir l'article d'hier) :
«  420. Mais ne puis-je pas imaginer que les hommes qui m'entourent sont des automates, qu'ils n'ont pas de conscience, même si leur manière d'agir reste la même qu'à l'ordinaire ? Si maintenant — seul dans ma chambre — je me représente une telle situation, je vois les gens vaquer à leurs occupations, le regard fixe (un peu comme en état de transe) — l'idée est peut-être légèrement inquiétante. Mais essaie donc de t'en tenir à cette idée dans tes relations quotidiennes avec les autres, dans la rue par exemple ! Dis-toi : "Tous ces enfants ne sont que des automates ; toute leur vitalité n'est qu'automatisme." Alors ces mots ne te diront plus rien, ou il naîtra en toi un sentiment d'étrangeté, ou quelque chose de voisin. (...) » (Recherches philosophiques, Gallimard, 2004)

Cette pensée rejoint la charge de Bertrand Russell contre le solipsisme, dans son livre Human Knowledge: Its Scope and Limits (1948) — tu te répètes, Hamilton ! Pour Russell, le solipsisme est psychologiquement impossible à soutenir. Russell utilise entre autres l'argument suivant : quelqu'un qui ne croit pas en une réalité extérieure à lui-même se trouve confronté à un paradoxe quand il communique avec quelqu'un d'autre (car pourquoi communiquer avec quelqu'un si on considère sa propre conscience comme seule réalité tangible ?). Pour expliciter ce paradoxe, il utilise un exemple comique (Russell est plus marrant —  et philosophiquement plus accessible aussi —  que Wittgenstein) :

«  As against solipsism it is to be said, in the first place, that it is psychologically impossible to believe, and is rejected in fact even by those who mean to accept it. I once received a letter from an eminent logician, Mrs. Christine Ladd-Franklin, saying that she was a solipsist, and was surprised that there were no others. Coming from a logician and a solipsist, her surprise surprised me.  »

J'ai dans l'idée d'écrire, un jour prochain, un article entièrement dédié à la philosophie dans l'univers de la science-fiction... Un sujet très fécond car en S.-F. littéraire, tous les grands courants de la philosophie sont représentés dans — au bas mot ! — un livre phare. Les idéalistes ont leurs idoles ; les matérialistes ont leurs dieux : dans la science-fiction, il y en a pour tous les goûts !

* * *

La matinée, je travaille à Bruxelles. Aux alentours de 10 heures, mes collègues Wynka et Sylvette doivent débarquer en camionnette en bas de mon appartement pour charger un lot de sept caisses d'archives anarchistes cédées par Zapata (ou plus exactement par l'association dont il est un des membres actifs) et stockées depuis des mois dans la chambre de ma fille. Pendant une demi-heure, je m'esquinte à descendre quatre étages d'escaliers avec à chaque fois une lourde caisse en mains — ne pas sous-estimer le poids de l'anarchisme. Je dépose le tout dans le hall d'entrée de l'immeuble afin que la camionnette, à son arrivée, n'ait pas à stationner trop longtemps en bloquant la rue. Une caisse se déchire en bas de l'escalier, répandant sur le sol tout son contenu, à savoir une centaine de revues anarchistes italiennes — la pensée anarchiste repose sur la destruction, parfois.

Mes collègues arrivent vers 10 heures, comme prévu. Nous chargeons rapidement le petit fonds d'archives dans la camionnette. Ensuite, nous rejoignons les locaux du PTB bruxellois pour charger un autre fonds : celui que je suis allé trier le vendredi 10 février en compagnie de Christiane et de Sylvette. Pour finir, nous repartons vers le boulot, dans la banlieue de Liège, non sans quelques problèmes pour quitter Bruxelles. À cause d'un GPS mal foutu ("Serrez à gauche. Serrez à droite. Tournez à gauche puis directement à droite. [...] Faites demi-tour dès que possible...") et de travaux dans le Centre-ville, nous tournons pendant une demi-heure à la recherche de l'autoroute.

* * *

Au Potemkine, grande salle du bas. C'est la fameuse soirée "jeux" du mardi. Vue de loin : la dame qui n'arrête pas d'arpenter le café pour expliquer les règles des divers jeux aux participants. Je suis seul ; je ne joue pas ; elle ne m'emmerde pas. J'écris ma journée d'hier sur le petit PC prêté par Léandra. Ils ont de la Chimay triple au fût mais seulement en 25 centilitres. (Et dire qu'Emily critiquait ce café pas plus tard que la semaine dernière !) Ils ont également augmenté considérablement leurs prix. Autre détail qui a son importance : le Potemkine est le seul café que je fréquente qui a le bon goût de passer du Can. Ainsi, en cours de soirée : "Moonshake" (ooooooh !).

Moonshake by Can on Grooveshark

Un des serveurs (celui qui, le 25 janvier, avait remarqué que j'étais passé de la Mc Chouffe à la Biolégère Dupont) fait le tour des tables avec un plateau pour ramasser les verres. Il me reconnaît et me lance un :

« Bonsoir !
— Salut ! Ça va ?
(Il fait tomber un verre vide, qui se fracasse au sol et éclate en mille morceaux.)
— C'est l'émotion ! », me dit-il.
(Ha bon ?)

* * *

« Hey !
(Je retiens la page de mon livre à l'aide du fil de mes écouteurs.)
Yep ?
Hey, salut ! Tu connais Diamant, la station ?
— La station près de Montgomery ?
— Ouais, dans le mille, mec ! Diamant, ce coin-là, quoi...
— Ouaip, je connais... Enfin, je vois très bien où c'est.
— Le 3 qui passe ici, il s'arrête bien par là ?
— Oui, mais faut changer de tram à Churchill pour continuer la route...
— C'est quoi ça, c'te plan de merde ? La STIB ! Putain, pfff...
— Le tram n'est plus direct, en fait. Faut prendre un 7 à Churchill, je crois, pour continuer...
Haaan ! C'est pas possible.
— Ouais. Moi aussi je trouve que c'est nul comme plan.
— Le métro, là, en bas, il a un problème, mon gars.
— S'passe quoi ?
— J'veux pas le savoir. C'est leur problème. Je veux rentrer, c'est tout. T'as vu le futal que je porte, mec ? C'est pas un truc pour sortir, ça... On m'a déposé en voiture ici puis je devais reprendre le métro direct, t'vois ?
Ouaip, je compatis...
— Et en plus il n'arrive que dans 12 minutes, le 3 ? C'est bien ce qu'il dit le panneau, là ?
— On dirait bien.
— Bordel.
— Et le 4, qui arrive, maintenant, il...
— ... Il passe par Vanderkindere et...
— Merci, mec. Je vais voir ça avec le chauffeur !  »

La réalité qui fuit

Ce lundi, mon train effectue un arrêt exceptionnel à Leuven et, pour cette raison (entre autres), arrive en retard à Liège. Comme d'habitude, je fais la file à l'accueil de la gare des Guillemins pour recevoir une attestation de retard. La petite navetteuse ronchonne, que je commence à connaître à force de faire la file avec elle pour recevoir ce bête papier, se trouve devant moi. Elle se retourne, me fait un clin d'œil et demande une deuxième attestation à mon intention. Puis elle me dit, avec un grand sourire sardonique :
« Tiens, vous savez pourquoi le train est en retard aujourd'hui ?
— Oui, parce qu'on a fait un arrêt à Leuven...
— En effet, mais pourquoi a-t-on fait un arrêt à Leuven ? Vous ne le devinerez jamais !
— Ha non, je ne sais pas.
— C'est à cause de trois gugusses qui ne sont pas foutus de savoir que leur train ne s'arrête pas à Leuven.
— Mais pourtant le contrôleur l'a clairement dit à Bruxelles-Nord, comme d'habitude !
— Hé oui, mais voilà : ces messieurs devaient aller à l'aéroport et n'écoutaient pas les annonces. Le train a donc fait un arrêt exceptionnel simplement pour qu'ils puissent prendre une correspondance vers Zaventem et ne ratent pas leur avion !
Woaw, ça c'est du service ! »
(La SNCB, une longueur d'avance... et des arrêts en plus.)
* * *


Ce soir, je suis invité à un souper chez Léandra. J'arrive à 19 heures pile, avec quatre Orval dans mon sac (ben voyons !). Jonas et Andrew sont également invités et arriveront un peu plus tard. Léandra nous prépare un repas japonais ou à tout le moins asiatique à base d'émincés de bœuf, de courgette, de gingembre, d'ail, d'oignons nouveaux, de tomates cerises, de champignons, de saké et de nouilles. Je l'aide d'abord à couper la courgette en de fines lamelles. L'exercice est périlleux : malgré le fait que j'adore cuisiner, je n'ai jamais été fichu d'éplucher un légume ou un fruit correctement (c'est-à-dire sans en perdre la moitié de la chair au cours de l'épluchage). Plus tard, j'aide également Léandra en tranchant ses tomates en deux parts égales. Je me sens d'une utilité monstre.

Jonas débarque alors que je coupe les tomates. Il me parle d'une émission radiophonique, sur France Culture, intitulée "Mauvais genres". Andrew l'a déjà évoquée à plusieurs reprises ("Il faut vraiment que tu écoutes cette émission ! Tu adorerais !" m'a-t-il déjà dit). Les sujets abordés sont en effet des plus intéressants ("deux heures de polars, mangas, comics, et autre littérature érotique et fantastique").

La dernière émission en date est consacrée à Philip K. Dick, un de mes auteurs de science-fiction favoris, maître de l'idéalisme terme à prendre ici dans son sens purement philosophique appliqué à ce genre littéraire. Tout (ou presque) dans l'œuvre de Dick est lié à la perception de la réalité et à son détournement — "Et si notre monde n'était qu'un simulacre ?", "Et si la réalité n'était qu'un décor ?" : ce genre de questions... La plupart de ses romans mettent en scène un héros ordinaire qui voit le monde de prime abord normalement mais qui, après un événement déclencheur, commence à se poser de sérieuses questions par rapport à ce qu'il perçoit, jusqu'à ce que sa réalité s'écroule et qu'il se rende compte de ce qui se trouve derrière la barrière de l'illusion Dick applique là une version moderne de la caverne de Platon ; c'est le George Berkeley de l'anticipation — son œuvre, c'est un Matrix ou un Truman Show avant l'heure (en beaucoup plus complexe)...

Jonas adore la science-fiction. Moi aussi. Pour une fois que je peux échanger des vues et des idées sur ce sujet, je ne m'en prive pas. Plusieurs romans de Philip K. Dick sont ainsi évoqués dans le courant de la soirée : Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? [1968] (à l'origine du film Blade Runner) ; Le Maître du Haut Château [1962] (une uchronie dans laquelle l'Axe a gagné la Seconde Guerre mondiale et se partage le Monde ; les Japonais contrôlent la côte Ouest des États-Unis mais un écrivain, retranché dans sa résidence, raconte une tout autre histoire : celle de la victoire des Alliés) ; Ubik [1969] (dont est tirée la célèbre maxime : "Je suis vivant et vous êtes morts", qui est également le titre d'une biographie de Dick par Emmanuel Carrère)... Par ailleurs, je conseille à Jonas Le temps désarticulé [1959], car ce roman traite de manière oblique d'un sujet qu'il semble apprécier (c'est le moins qu'on puisse dire), à savoir la cryptanalyse.

Un autre point abordé est la similitude entre une partie du Bateau ivre d'Arthur Rimbaud et la réplique finale du réplicant Roy Batty dans Blade Runner, réplique qu'il lance à Deckard juste avant de mourir. Apparemment, je ne suis (évidemment) pas le seul à avoir fait cette comparaison. Cette influence du Bateau ivre sur une œuvre de science-fiction n'a rien d'étonnant, ni même d'original : Cordwainer Smith avait déjà utilisé ce poème dans une de ses nouvelles du cycle des Seigneurs de l'Instrumentalité, nouvelle dans laquelle un certain Artyr Rambo haha ! traverse ce curieux médium qu'est l'Espace3 dans le simple but de retrouver son amoureuse. À son retour, il ne peut déclamer que des parties du célèbre poème... (Un superbe hommage, qui devrait être lu par tous ceux qui considèrent — à tort la science-fiction comme une sous-littérature).

Le Bateau ivre de Rimbaud (extrait)

« J'ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
— Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t'exiles,
Million d'oiseaux d'or, ô future Vigueur ?

Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes.
Ô que ma quille éclate ! Ô que j'aille à la mer ! »

Blade Runner de Ridley Scott, dernière tirade de Roy Batty

« J'ai vu tant de choses que vous, humains, Ne pourriez pas croire. 
De grands navires en feu surgissant de l'épaule d'Orion ! 
J'ai vu des rayons fabuleux, des rayons C, 
Briller dans l'ombre de la Porte de Tannhäuser !
Tous ces moments se perdront dans l'oubli,
Comme les larmes dans la pluie. (...) »

* * *

Andrew revient sur notre passé de cow-boys. Il explique à Jonas qu'à chaque fois que nous conduisions un troupeau dans l'Ouest sauvage — et nous en avons conduits, des troupeaux ! —, un animal ressortait toujours du lot, une bête avec qui nous nouions des liens particuliers. (Hé ! Le pervers qui rigole, là, au fond : t'es repéré, hein !) Ainsi en est-il d'une vache dont le souvenir vibrant résonne encore dans ma mémoire de manière vivace, même après les vicissitudes bigarrées de l'espace et du temps : un brave bovidé qui portait le doux nom de Bertha et que nous appelions affectueusement "la grosse Bertha" (elle était d'origine allemande).

Léandra (ou Andrew — je ne sais plus) utilise à un moment dans une phrase l'expression "avoir un tropisme". C'est Igor qui, apparemment, use et abuse de ce terme, au point d'avoir initié un effet de mode dans son entourage. "Tropisme" est ici utilisé dans le sens de : "attirance irrésistible pour [quelqu'un ou quelque chose]". Exemple : "J'ai un tropisme pour les Suédoises" ou : "J'ai un tropisme pour le café". C'est sympa à placer dans une discussion de salon mais, la plupart du temps, je trouve que ça fait pédant, sans plus... D'autant que ce mot (qui désigne à l'origine un processus de croissance à la fois physique et chimique touchant les végétaux) possède une définition assez précise : au sens figuré, un tropisme est une force inconsciente et irrésistible qui pousse quelqu'un à agir d'une certaine façon (André Gide). Peut-on dès lors dire que l'on "a un tropisme pour" ? Peu importe !

Après cette chouette soirée et ce repas délicieux, Andrew et moi laissons Léandra et Jonas vaquer à leurs occupations. Andrew est exténué et a commandé un taxi pour rentrer chez lui. Je comptais prendre un tram, pour me dire à la dernière minute que c'est somme toute un peu con... Je profite donc de la présence du taxi pour revenir chez moi en triple vitesse...