Heisenberg 3

Schrödinger VS Bohr. — Telle que racontée par Werner Heisenberg1, la première rencontre entre Niels Bohr et Erwin Schrödinger pourrait presque faire l'objet d'un sketch comique : en 1926, Schrödinger est invité à l'université de Munich pour faire un exposé sur la fameuse équation (permettant de calculer la fonction d'onde) qu'il vient alors de publier. Mais son interprétation de la mécanique ondulatoire, censée mettre un terme aux aspects les plus déroutants — voire carrément absurdes pour le sens commun — de la mécanique quantique, ne rencontre pas l'approbation de Heisenberg, présent dans le public, qui fait rapidement part de ses inquiétudes dans un courrier envoyé à Bohr. Au mois de septembre de la même année, ce dernier invite donc Schrödinger (et Heisenberg par la même occasion) à Copenhague pour discuter des détails de la nouvelle théorie. La lutte intellectuelle entre les deux hommes, défendant chacun une interprétation différente du comportement de l'électron au sein de l'atome, débute quasiment dès l'instant où Schrödinger descend du train (ce détail, en lui-même, est déjà très amusant). La discussion continue ensuite littéralement durant tout le temps d'éveil des deux hommes : du petit matin jusque tard dans la nuit. « Et cette fois Bohr, bien qu'il fût par ailleurs quelqu'un de particulièrement aimable et compréhensif dans les rapports humains, me fit presque l'effet d'un fanatique, en ce sens qu'il n'était pas prêt à faire la moindre concession à son partenaire ou à admettre le moindre manque de clarté. » À l'époque, Schrödinger semble considérer avec la plus grande méfiance les phénomènes discontinus observés au cours d'expériences comme celle de la chambre de Wilson... Ou plus exactement : il n'est pas satisfait de l'interprétation qu'en donnent Bohr et son « école » — celle que Heisenberg nommera a posteriori l'« interprétation de Copenhague », bien qu'il ne s'agisse pas d'un groupe partageant strictement les mêmes vues... H. prête à Schrödinger les paroles suivantes : « Si ces damnés sauts quantiques devaient subsister, je regretterais de m'être jamais occupé de théorie quantique. » Ensuite, l'invité tombe malade et doit rester au lit. Et (c'est là le plus comique) Bohr ne démord pas : il reste au chevet de Schrödinger pour essayer de le rallier à son point de vue, alors même que sa femme est au petit soin pour le malade, lui apportant « du thé et des gâteaux ». — La science passe avant tout autre problème (même de santé), que voulez-vous mon bon monsieur ?

Dirac le perfectionniste. — Une anecdote de Niels Bohr sur Paul Dirac, citée par Heisenberg (ce qui fait tout de même beaucoup d'intermédiaires)2 : « Récemment, je me trouvais avec Dirac dans un exposition de peinture ; il y avait là un paysage italien de Manet, représentant une scène au bord de la mer et peint en couleurs gris-bleu magnifiques. À l'avant-plan, on voyait un bateau, et à côté de celui-ci, dans l'eau, un point gris foncé dont la présence semblait difficile à justifier. Dirac me dit : "Ce point n'est pas admissible." » — Bon sang, il faut absolument que je me procure une biographie de ce type3 !

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1 Werner Heisenberg, La partie et le tout..., p. 130-139.
2 Ibidem, p. 155.
3 Je viens d'apprendre qu'il en existait une toute récente : Graham Farmelo, The Strangest Man: The Hidden Life of Paul Dirac, Mystic of the Atom, Basic Books, 2011.

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