Océan de jacinthes au Hallerbos

« Comme la nature est donc esthétique ! N'importe quel lopin de terre non cultivé et sauvage qui lui est librement mis à disposition, fût-il minuscule, à condition que la patte de l'homme n'y touche pas, elle le décore avec meilleur goût, l'habille de plantes, de fleurs et d'arbustes dont le caractère spontané, la grâce naturelle, le groupement charmant témoignent de ce qu'ils n'ont pas grandi sous la baguette du grand égoïste, mais que la nature a pu ici se déployer en toute liberté. » (Arthur Schopenhauer1)

Il y avait pourtant beaucoup de « grands égoïstes » dans le Hallerbos ce dimanche. Des cyclistes, des coureurs, des cavaliers, mais aussi et surtout des promeneurs venus apprécier l'incroyable spectacle de la floraison des jacinthes des bois : chaque année, à l'ombre des hêtres, se déploie à perte de vue un immense océan bleu-mauve épousant parfaitement les contours et les dénivellations de la forêt. Et c'est tout simplement magnifique.

Je suis moi-même un grand égoïste, certes, mais un grand égoïste malin : afin d'éviter dans la mesure du possible les couples d'amoureux dotés d'un selfie stick, les hordes de poussettes et les cyborgs japonais catapultés par des salves frénétiques d'autocars, j'ai décidé de m'y rendre de très bonne heure. Ce dimanche, je me suis donc levé aux aurores ; j'ai pris quelques tartines et deux bouteilles d'eau — et surtout : je me suis préparé un thermos de thé vert Mao Feng, avec en tête cette idée (inspirée du taoïsme) selon laquelle boire un thé chinois riche en bourgeons à côté de jacinthes sauvages en fleur constituerait une association particulièrement harmonieuse. Enfin, j'ai attrapé au vol mon appareil photo (chargé la veille) ainsi que mon fidèle enregistreur audio portable. Direction la gare de Hal : j'ai pris le parti de tout faire à pied depuis cette gare, qui se trouve à environ quatre kilomètres du Hallerbos.

À tous ceux qui seraient tentés de faire comme moi, je confirme que c'est parfaitement réalisable, mais je signale tout de même qu'il faudra tenir compte de l'autoroute R0, qui forme une sorte de rempart entre la ville et le bois. Depuis la gare, en gros, il n'y a que deux trajets possibles, passant par l'un des deux ponts de la zone. (Parmi les autres possibilités, il y a la traversée à pied de l'autoroute, que je déconseille vivement, non seulement parce que c'est illégal, mais aussi parce que ça pourrait empêcher vos membres de rester attachés les uns aux autres, ce qui serait tout de même très fâcheux pour vous.) Le plus court des trajets — celui que j'ai emprunté — traverse une partie de la ville de Hal et le hameau d'Essenbeek avant de s'enfoncer dans la campagne (voir ici) ; l'autre trajectoire, un peu plus longue, semble beaucoup plus bucolique, car elle évite en grande partie la ville. Enfin, il y a également la possibilité d'y aller à pied depuis Bruxelles : en partant de chez moi, cela ferait un peu plus de 13 kilomètres, soit environ trois heures de marche. — Et c'est en écrivant ces lignes que je me rends compte que ce parcours pourrait également être très chouette à vélo. (Note pour plus tard : m'acheter un vélo.)

À partir du pont d'autoroute (depuis lequel on aperçoit la capitale, et notamment la basilique de Koekelberg, comme on peut le voir sur l'une des trois photos ci-dessous), le paysage change : un petit chemin de campagne du nom de Hallerbosstraat débouche rapidement sur une jolie vue panoramique de la surface boisée et des campagnes environnantes. Il est huit heures passées de quelques minutes quand j'arrive à l'orée de la forêt, bien avant l'afflux touristique. Le premier car gratuit du Hyacintenfestival, qui part de la gare de Hal vers 9 heures 30, n'arrivera que dans deux petites heures.

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Le bois est presque désert, mais pas entièrement : c'est l'heure des photographes professionnels. Ils se baladent avec leur appareil photo professionnel posé sur un trépied professionnel. Ils cherchent le coin parfait, le coin pour professionnels. Quand ils l'ont trouvé, ils prennent beaucoup de temps à peaufiner les détails, à attendre la bonne lumière — la lumière reconnue par tout professionnel comme étant une bonne lumière. Plus tard, ils inonderont sans doute le Web de superbes photographies professionnelles de la floraison : ces photos qui semblent sortir à la fois d'un conte de fées et d'un très bon programme de retouche d'images. Je l'avoue, j'aimerais bien moi aussi être un photographe professionnel.

À dix heures du matin, le nombre de visiteurs a plus ou moins triplé. D'heure en heure, le bois se remplit de plus en plus. Chaque car déverse son lot de touristes. Les parkings se chargent de voitures. Un coureur bouscule une promeneuse (« Il ne s'est même pas excusé, c'est incroyable ! »). Des cavaliers déboulent au galop depuis les sentiers équestres dans les grandes artères forestières. Des enfants gambadent dans tous les sens. Des cyclistes flamands hurlent en flamand... L'ambiance frôle la féerie Disneyland®, à l'exception de la partie « conifères » de la forêt, là où les jacinthes ne poussent pas et où par conséquent les touristes ne se bousculent pas. Les oiseaux, quant à eux, continuent de chanter malgré tout, comme on peut l'entendre dans la compilation sonore ci-dessous, prise peu avant l'heure d'affluence. J'aurais bien enregistré plus longtemps s'il n'y avait eu ce couple un peu trop intéressé par mon appareil posé sur une souche d'arbre (« Is dat een microfoon? »). On entend également en sourdine le bruit des voitures sur l'autoroute et le ronflement d'un avion qui passe... Preuve supplémentaire qu'il est sans doute aussi impossible d'enregistrer le Hallerbos sans interférence que de mesurer l'état d'un système quantique sans le perturber.

Et les jacinthes ? Bien sûr, j'ai moi aussi réalisé des centaines de photographies de la mer de jacinthes, qui iront certainement rejoindre le cimetière des millions de photos du Hallerbos à l'intérêt très limité. La floraison est assez extraordinaire à observer, mais les photographies du phénomène, elles, ne sont souvent que très ordinaires. Le plus original serait peut-être d'aller se promener dans ce bois magique sans objectif (dans les deux sens du terme), si ce n'est celui de boire un bon thé vert à l'ombre d'un hêtre et de profiter du moment, seul ou avec quelques amis.

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1 Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation, tome II, Paris, Gallimard, 2009, p. 1789.

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