En chaussettes

La disparition. — Cinq heures de l'après-midi, au travail. Je regarde sous mon bureau, là où elles se trouvent la plupart du temps : rien. Je vais jeter un œil dans la salle de lecture, avant que le conseil d'administration ne débute : rien. Je retourne dans mon bureau, cherche partout, y compris dans les endroits les plus improbables (comme au-dessous du percolateur) : rien.
Je me tourne vers Wynka : « Je ne retrouve plus mes chaussures !
— N'importe quoi !
— Non, je te jure : mes chaussures ont disparu ! »
Je me mets à paniquer : si quelqu'un les a volées, comment vais-je faire pour retourner jusqu'à mon appartement, à Bruxelles ? Vais-je devoir marcher en chaussettes sur le trottoir jusqu'à l'arrêt de bus, puis jusqu'à mon train, puis jusqu'à mon tram, puis jusque chez moi ? J'imagine la discussion, sur le quai de la gare : « Pourquoi vous promenez-vous en chaussettes, Monsieur ?
— Laissez-moi vous expliquer : dès que j'arrive au bureau, j'enlève mes chaussures et je passe ma journée en chaussettes. Mais aujourd'hui, au moment de récupérer mes chaussures, je me suis rendu compte qu'elles s'étaient envolées. Pfiut ! Envolées ! C'est cocasse, n'est-ce pas ? »
Je retourne dans la salle de lecture, où j'explique à d'autres collègues, entourés de membres du conseil d'administration, que je ne retrouve plus mes chaussures. C'est fantastique : tout le monde sait maintenant que je me balade en chaussettes au bureau. Prise de pitié, Christiane finit par me rassurer : « Okay, c'est bon Hamilton, je vais te montrer où nous les avons cachées !
Quoi ? Vous avez caché mes chaussures ?
— Hé ! C'était une idée de Lodewijk ! C'est lui qui les a vues sous ton bureau et qui m'a dit : "Oh, allez, cache-les, cache-les" ! »
Voilà pourquoi j'aime ce boulot : pour l'atmosphère !

Aura. — En début de soirée, avec Alizé et Pat, j'assiste à nouveau à une conférence-débat « Philo » au théâtre Marni. Le sujet tourne toujours, mais de manière plus lointaine cette fois-ci, autour du même aphorisme de Nietzsche : « Nous avons l'art pour ne pas mourir de la vérité » (voir ici). Le conférencier s'intéresse entre autres au concept d'aura développé par le philosophe allemand Walter Benjamin, notamment dans son essai L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique (1936). L'aura, d'après Benjamin, est ce qui fait qu'une œuvre d'art est unique, authentique : c'est un « ici et maintenant » dont seul l'original est pourvu. L'arrivée de techniques permettant la reproduction massive d'œuvres (comme la photographie et, surtout, le cinéma) marque l'affaiblissement de l'aura et transforme radicalement la façon dont l'art peut être perçu : après une dimension religieuse et culturelle, l'œuvre d'art a acquis, avec la reproductibilité, une dimension politique. (J'ai résumé, trop sans doute.)

Petit monde. — C'est vraiment un tout petit monde que ces conférences « Philo ». Elles sont ouvertes à tous mais ne touchent, par la force des choses, qu'un public très restreint. La plupart des gens présents dans la salle semblent se connaître, s'apprécier et partager de nombreux points de vue communs sur le monde. J'ai l'impression d'être déphasé avec le milieu, comme souvent.

Au Pantin. — Seconde partie de soirée, seul au café « Le Pantin », à quelques mètres de la place Flagey. Je lis, pour passer le temps, le chapitre 41 du tome II du Monde comme volonté et représentation d'Arthur Schopenhauer intitulé « Sur la mort et son rapport à l'indestructibilité de notre essence en soi » (tout un programme !). Schopenhauer est un excellent observateur désabusé : je lis sa métaphysique en soupirant, mais j'aime ses observations. (Il faudra que j'en reparle une autre fois.) — Amy et Zapata arrivent vers onze heures du soir. Ils reviennent d'un concert de ska-punk progressif canadien qui se tenait au Magasin 4. Flippo ne les accompagne pas : il a tout récemment « marché sur une vis placée malencontreusement verticalement sur le trottoir... La vis a traversé sa godasse et on a dû l'emmener aux urgences. » — Nous prenons quatre tournées, discutons de plein de choses (je ne me souviens plus des sujets de conversation), puis je prends un taxi. Je ne sais pas quelle heure il est. Deux heures du matin ? Je pense que... euh... je suis un peu saoul.

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