Égocentriques sociaux adultes

La citation du jour
« Can you imagine a world without lawyers?  »
                                                       Lionel Hutz, avocat
Il est 6h45 du matin. Je suis dans la file d'un des snacks de la gare de Bruxelles-Midi pour commander un grand café. Un type débarque. Il a l'accent français (simple constat). Il dépasse tout le monde et demande à l'un des serveurs :

« Vous n'avez que du jus d'orange frais, ici ?
— Non, nous avons aussi des smoothies et d'autres jus dans le rayon là-bas.
(Le gars s'en va voir, puis revient vers le serveur...)
— Ouais mais non, je vais juste prendre un jus d'orange frais tout compte fait !
— Un instant Monsieur. Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais il y a d'autres personnes avant vous.
— Ha. D'accord. »

Le concept de "file" — un groupe d'humains attendant leur tour, qu'il lui est implicitement demandé d'intégrer s'il veut commander quelque chose — n'a apparemment jamais atteint son cerveau, à ce couillon. 
L'observant silencieusement depuis ma position dans la file, je range ce monsieur dans la famille que j'ai créée spécialement pour lui et plein d'autres de son espèce : la famille des "égocentriques sociaux adultes". Ceux qui rentrent dans un train ou un métro sans avoir laissé descendre les gens au préalable font également partie de cette même famille honnie. "Oh", me dira-t-on, "tout cela est très anecdotique !" — Non, ça ne l'est absolument pas. Car ces égocentriques se comporteraient sans doute de la même manière dans des situations bien plus graves — par exemple, lors d'un naufrage, ils pourraient bousculer un enfant pour monter dans un canot de sauvetage en premier. Non, non, je ne déconne pas.

* * *

Mon train de 6h57 a 41 minutes de retard en gare de Bruxelles-Midi. Je prends par conséquent celui de 7h24, qui arrive à Liège-Guillemins avec 22 minutes de retard. Ça fait donc beaucoup de retard cumulé. Le couillon antipathique de droite (le LCADD dont je parlais déjà ICI) est ulcéré, mais pas de bol pour lui : personne n'est présent au guichet d'accueil de la gare pour récolter son énervement à peine contenu. Il tourne en rond une minute ou deux dans le hall puis se casse en fulminant. De mon côté, j'aurais dû arriver à l'avance au boulot (8h20) et j'y arrive en retard (à 9h10). C'est la vie, ce n'est pas grave (moins grave en tout cas qu'un naufrage ou qu'une famine).
* * *

Je suis avec Flippo dans le train de retour vers la capitale (celui de 18 heures). Le pauvre ami me parle à nouveau de ses déboires avec la dame de son service qui est amoureuse de lui. Il parle beaucoup de cela, en ce moment : ça le travaille. 

Mon téléphone sonne dans ma poche. Je dis à Flippo : "C'est Emily !" Je regarde mon téléphone : c'est Emily ! À cette heure-ci de la journée, un mercredi, qui d'autre me téléphonerait ? Elle me propose d'aller à la Maison du Peuple. ("C'est passionnant ce que tu racontes là, Hamilton...", comme dirait Lewis.)

* * *
Maison du Peuple de Saint-Gilles, 19h15. Emily est sur son PC, à l'une des tables habituelles. Elle n'a rien mangé de la journée et propose donc que nous passions en vitesse à la Brasserie du Parvis, juste à côté, pour nous rassasier. J'ai déjà mangé mais je l'accompagne, évidemment. Je me contenterai d'un Coca (c'est l'effet "Brasserie du Parvis"). 

À peine de retour à la Maison du Peuple, nous tombons par hasard sur Mary et Jacques-Armel, un badiste du club d'Ixelles, qui explique qu'il travaille actuellement comme avocat. Paraîtrait que les études de droit sont très rébarbatives (ha bon ?), alors il a aussi essayé la philosophie mais n'a pas terminé si j'ai bien compris (il y avait beaucoup de bruit dans le café pendant qu'il parlait et j'ai beaucoup de mal avec le bruit)... Constat : le nombre de personnes que je croise qui ont étudié le droit et qui disent avoir détesté ces études est tout de même assez élevé. Pourtant, si le monde a besoin de quelque chose, c'est bien de plus d'avocats. Peut-on imaginer un monde sans avocat ?


D'autres bribes de discussion : Mary parle de son ex-relation sentimentale, comme souvent (malgré ce qu'elle dit ou croit) et Emily des limites de la confiance, même en amitié. La conclusion de cette histoire de confiance n'est hélas pas des plus joyeuses... Ne pas désespérer de l'espèce humaine, non, non...

Sur le plan musical, Mary nous parle de l'Allemand Pantha du Prince et de l'Américain Nicolas Jaar, deux compositeurs de musique électronique que je connaissais déjà — de l'intérêt d'avoir parmi ses amis Facebook des défricheurs de nouvelles sonorités — ainsi que de Get Well Soon, un groupe allemand aux tendances "folk orchestrales". De son côté, Emily dit avoir déprimé hier sur une vieille chanson des Cowboys fringants qu'elle ne connaissait pas intitulée "Ruelle Laurier". Ça parle d'un père alcoolique et violent. C'est beau et, en effet, c'est très déprimant. 

Pantha du Prince, variation "house" sur "Lento" de Howard Skempton :
Saturn Strobe by Pantha Du Prince on Grooveshark

Nicolas Jaar s'essaie à la philosophie et à l'esthétique :
Être by Nicolas Jaar on Grooveshark

Get Well Soon prend la mer :
5 Steps - 7 Words by Get Well Soon on Grooveshark

Les Cowboys fringants, c'est po joyeux :
Ruelle Laurier by Les Cowboys Fringants on Grooveshark

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Extrait d'une discussion virtuelle (très légèrement retravaillée pour les besoins de la narration) avec Claire, sur Facebook :

« Ton avis sur cette phrase : "Si le plaisir s'appuie sur l'illusion, le bonheur repose sur la vérité" ?
— Euh... Je ne sais pas, ça ressemble à une phrase vide de sens. On pourrait dire plein de choses dans le même genre, ainsi que le contraire, sans que ça ne choque. Pourquoi le plaisir s'appuierait-il (ou pas) sur l'illusion ?
— bah, je parlais de bonheur avec une copine et de faire des choix en suivant ce chemin...
— Je suis en train de lire un bouquin à ce sujet, justement, qui traite notamment du fait qu'il faut faire extrêmement gaffe en utilisant des propositions de ce style-là. »

Hé oui : un jour entier sans citer Wittgenstein et ses Recherches philosophiques dans ce blog, c'était un jour de trop. Il fallait que, tard le soir, Ludwig ramène sa fraise. Pourtant, je ne suis pas certain qu'il ait un quelconque rapport avec cette histoire, ni même qu'il ait dit qu'il fallait "faire extrêmement gaffe" pour quelque chose de ce genre, ni pour quoi que ce soit d'autre d'ailleurs. On va donc laisser tomber le philosophe autrichien pour aujourd'hui. 

En cherchant un peu, j'apprends que la citation sur le plaisir et l'illusion est d'Arsène Houssay, poète et écrivain romantique (1814-1896), également l'auteur de "Qui est heureux par l'illusion n'a sa fortune qu'en agiotage."

"Si le plaisir s'appuie sur l'illusion, le bonheur repose sur la vérité" : j'ai beau tourner la phrase dans tous les sens, je me dis que ça manque de contexte : contexte de l'œuvre mais aussi contexte dans lequel Claire a discuté de cet extrait. Toujours est-il que pour moi, ça ne veut strictement rien dire.

Ce que Claire comprend dans cette phrase est plus ou moins ceci : "Un sentiment vrai (être aimé) nous donne du bonheur tandis que l'illusion d'un sentiment peut souvent ne proposer que du plaisir ou de la passion". Oui, mais comment faire la séparation entre "la vérité" et "l'illusion" ? Et puis, c'est bien gentil, Arsène, de placer quatre mots fourre-tout dans une phrase ("plaisir", "illusion", "bonheur", "vérité") mais ça ne nous fait pas vraiment avancer (mais le faut-il ?)... Ce sont des termes faussement érigés en absolu, en idéaux : "la vérité", "le bonheur", etc. Un peu comme "la démocratie" ou "la liberté", tous des mots transcendants, sublimés, mais souvent utilisés hors contexte, sans trop de signification.

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