Archives mensuelles : janvier 2013

Tranches - I

Pause café du matin. Un monsieur frappe discrètement à la porte d'entrée de notre bureau. « Bonjour... Peut-être vous souvenez-vous de moi ? Je suis le frère de Louis-Antoine... Nous nous sommes croisés au crématorium... Je suis en train de débarrasser l'appartement de mon frère et j'ai pensé que certaines archives pourraient vous intéresser... » Il se confie : « Je dois vous avouer que notre famille en a appris beaucoup sur Louis-Antoine depuis qu'il est décédé... C'était quelqu'un de très secret... Ce que nous avons découvert dans son appartement... Hem... Enfin, que voulez-vous ? On est bien obligé de faire le ménage, c'est la vie ! » (Il en a assez dit pour susciter ma curiosité et beaucoup trop peu pour la rassasier.)

« Nous allons devoir nous rendre chez lui pour trier ses affaires, frissonne Sylvette.
— Oui, et alors ?
— Ben ça ne va pas être facile : c'est un peu comme violer son intimité. »
(Suis-je le seul malade à trouver une excursion de ce type particulièrement excitante ?)

« Drôle de sensation que de voir ce gars débouler dans le bureau, remarque Charlotte. Il ressemble tellement à son frère ! Pendant une seconde, j'ai vraiment cru que c'était Louis-Antoine qui revenait d'entre les morts ! »

À force de la remettre à plus tard, l'ouverture de cette ridicule bouteille de Porto s'est métamorphosée en fantasme dans ma petite caboche. Maintenant que l'alcool est versé et que je peux le boire, la dégustation n'a plus aucun intérêt : c'est du Porto, voilà tout !

Dans le train du retour, une dame au téléphone : « Oui, allo ! J'aurais besoin de ton aide pour terminer mes mots croisés... Alors, je te lis la définition, hein... Voilà : "Carré d'un damier" en quatre lettres, et ça se termine par "S-E". Comment ? "Gase" ? Ça ne veut rien dire, ça, "Gase" !... Ha, "Case" ! Bon, d'accord, si tu le dis... Merci... Et ici, en cinq lettres, "Trophée" — avec "É" et "E" au bout — "de l'Indien"... "Trophée de l'Indien", oui... Avec un "C" en deuxième position. J'avais pensé à "Totem" mais ça ne rentre pas à cause du "C" en deuxième position... Comment ? "Scalp", dis-tu ? Tu écris ça comment ? D'accord... » (Peut-être devrait-elle essayer le sudoku ?)

Le soir, en compagnie de Carmela, Alizé et Pat, une conférence de Jacques Sojcher au théâtre Marni autour d'un aphorisme de Nietzsche (« Nous avons l'art pour ne pas mourir de la vérité »). « Comment en parler pendant une heure alors que le sujet en demanderait cinquante ? » : c'est approximativement de cette manière que le professeur de philosophie a introduit son exposé. (Effectivement, une heure, c'est très court : je n'ai pas appris grand-chose mais j'ai souvent acquiescé, mentalement du moins.)

« Je suis des cours de solfège avec un de tes potes... Un roux..., me lance Carmela.
— Un pote roux ?
— Oui, oui... Il est aussi dessinateur !
— Ha oui, Georges ! C'est amusant, ça ! »
(C'est Georges qui va être content : il apparaît dans ce blog, même quand je ne le rencontre pas en personne.)

« Donc, vous suivez tous les deux des cours de solfège dans l'ancienne école de ma fille !
— Ha bon ? Tu as une fille ?
— Eh bien ! Oui ! »
(Ah là là ! Si tout le monde lisait ce journal, ce genre de surprise ne pourrait plus exister.)
Ces gens qui prennent tout ce que je raconte au premier degré : je pourrais m'inventer une aventure au pôle Nord sans que ça ne les fasse tiquer !

« Ha-ha ! Vous avez vu Melancholia ! Et alors, comment l'avez-vous compris, ce film ? », leur demandé-je... Apparemment, ils ne l'ont pas du tout compris comme moi, alors je m'enflamme, heureux de pouvoir partager ma découverte : « La planète n'existe pas ! C'est simplement la dépression de Justine ! Et les chevaux qui s'arrêtent toujours avant de traverser le pont, qui ne peuvent sortir de cet univers clos... C'est limpide ! » Mais Alizé semble vexée : « Il n'y a pas qu'une seule vérité, tu sais, Hamilton ! » (Ça m'apprendra, tiens, à vouloir partager mes joyeuses prises de tête !)
De retour à l'appartement. Mary est là. Nous écoutons Grizzly Bear (« les plus belles harmonies pop depuis les Beatles ! ») ainsi que le sous-estimé Jason Lytle, ex-Grandaddy. Le dernier album solo de ce dernier, Dept. of Disappearance (octobre 2012), porte bien son nom : à peine est-il sorti qu'il a déjà disparu ! Peut-être, à l'instar de Mark Oliver Everett, Jason Lytle est-il l'homme d'une seule chanson, celle dans laquelle il explique merveilleusement bien qu'il n'est pas du tout à sa place dans ce monde ? — Encore un mélancolique !

Last Problem of the Alps by Jason Lytle on Grooveshark

Biotope

« Capitalisme fleuri » : une expression utilisée récemment par le philosophe français Alain Badiou pour désigner l'actuelle politique de François Hollande et qui irait tout aussi bien à celle de tout dirigeant estampillé « socialiste » actuellement en place sur le Vieux continent. — Il est strictement impossible d'exercer le pouvoir aujourd'hui sans être capitaliste : la social-démocratie est un capitalisme qui se cache.

Jules Guesde revient hanter les cénacles. — « Le Parti socialiste, parti de classe, ne saurait être ou devenir, sous peine de suicide, un parti ministériel. Il n'a pas à partager le pouvoir avec la bourgeoisie dans les mains de laquelle l'État ne peut être qu'un instrument de conservation et d'oppression sociales. Sa mission est de lui arracher, pour en faire l'instrument de la libération et de la révolution sociales. » — Tous ces suicidés lui ont bien démoli la gueule, au vieux Jules !

« Grouillons ! » — « Grouillons ! Grouillons à la surface de ce fruit mais jamais en profondeur ! Décidons de sa couleur, de ses bosses et de ses craquelures, mais ne nous attaquons jamais au noyau ! Vous rendez-vous seulement compte de ce que cela signifierait pour nous ? Que nous devrions trouver un fruit qui n'est pas mûr, peut-être même un fruit qui n'existe pas encore — à peine un bourgeon ! »

Biotope. — Ceux qui ne comprennent pas (ou font semblant de ne pas comprendre) le comportement de Lakshmi Mittal sont comme ces petites sardines inoffensives qui s'étonnent que la bouche du requin se referme soudainement sur elles. — Plutôt que de s'énerver contre le requin, mieux vaut s'intéresser à ceux qui garantissent et enrichissent son biotope.

Apiculture

Dîner d'équipe ce mardi, dans un restaurant à la fibre sociale. Le vin ne coule pas à flots mais presque. La serveuse est terriblement gauche mais on s'en fout. Je suis le seul homme entouré de huit femmes : le Grand Manitou est malade et Louis-Antoine est mort et incinéré.

Gare de Liège-Guillemins, le soir. Perdu dans mes pensées, je passe devant Amely sans la voir (« regards curieux et scrutateurs » mon cul !). Faut dire pour ma défense qu'elle a coupé ses cheveux. Je reprends le train avec cette ancienne navetteuse qui aujourd'hui se dit fatiguée parce qu'elle doit terminer son travail très rapidement avant de partir au Pérou pour élever des abeilles (c'est une obsession !).
Le souper organisé par Mary à l'appartement est annulé pour de ténébreuses raisons. Je me retrouve donc seul à la Maison du Peuple de Saint-Gilles, par défaut. « Pourquoi donc toujours à la Maison du Peuple ? », me demande-t-on parfois. Parce que, à l'exception des amateurs de chaises vides, la majorité des gens qui s'y trouvent me laissent en paix. (Est-il possible de comprendre cela ? Que j'ai beaucoup plus de facilités à me concentrer quand je suis isolé à la lisière de l'activité mondaine que lorsque je suis seul chez moi ?)
« On ne rapporte pas les chaises de l'extérieur ! », s'énerve un des serveurs devant des clients par trop enthousiastes.

C'est la soirée « Quiz » aujourd'hui... « Qui a écrit Les Voyages de Gulliver ? Je répète : qui a écrit Les Voyages de Gulliver ? »

Est-ce un rêve ? Non, ce n'est pas un rêve : je viens à nouveau de déverser une flaque de bière sur le clavier de mon nouvel ordinateur... Suis-je maudit ? Non, je suis seulement très maladroit.
Les deux jeunes femmes à ma gauche discutent de psychologie cognitive mais je ne note pas ce qu'elles racontent : je suis trop occupé à enlever vaillamment le liquide indésirable à l'aide d'un bout de tee-shirt. Je suis irrécupérable, à l'inverse d'ailleurs de mon clavier qui, du moins semble-t-il, n'a apparemment pas tellement souffert de cette maladresse !

« Oh, un piano ! »

Loupe pour les oreilles. — Seul à l'appartement. J'utilise pour la troisième fois en un mois le casque audio de Mary, un Beats By Dre™ qui coûte la peau des fesses et qu'elle voudrait utiliser dans un futur plus ou moins proche pour mixer de la musique (enfin, peut-être). La qualité cristalline du son qui en sort restitue minutieusement chaque petit détail enfoui dans les diverses strates mélodiques mais aussi, quelquefois, la mauvaise compression audio de certains morceaux. — Écouter de la musique en ligne avec un tel matériel peut facilement devenir un cauchemar ; écouter un vinyle par contre...

Déjà-disparu. — Une fugace impression de déjà-vu : comme si j'avais déjà écrit quelque chose concernant ces casques-là dans mon journal, exactement dans les mêmes circonstances et avec les mêmes pensées en arrière-plan... Le temps de rédiger ce petit paragraphe et la sensation a déjà disparu ! Déjà-vu, déjà-disparu !

Wonderful, Glorious. — Mark Oliver Everett, fils du physicien Hugh Everett et cerveau derrière le groupe Eels, n'a jamais fait, dans tous ses albums, que décliner la même chanson des centaines de fois : de la mélancolie, de l'ironie, beaucoup de dépression et un soupçon de pâquerettes ! — Il suit en cela, mais dans un domaine complètement différent, la même trajectoire que son défunt père : tout comme lui, il invente plusieurs mondes à partir d'un seul.

Morts absurdes. — Je m'intéresse pour l'instant aux morts inhabituelles et insolites, celles qui, à la lecture du compte rendu, laissent dans l'esprit un sentiment d'ironie, de perplexité et d'absurdité face à la vie. L'encyclopédie en ligne Wikipédia francophone en propose une liste, mais on privilégiera la version anglophone, plus complète et mieux renseignée : du vieux Milon de Crotone (qui selon la légende s'est fait dévorer par des loups en essayant de fendre un chêne à moitié abattu) à Richard Sumner (artiste schizophrène et dépressif qui s'est menotté à un arbre afin de se laisser mourir de faim... pour apparemment changer d'avis après coup sans pouvoir se libérer), en passant par l'acteur Vic Morrow (décapité par des pales d'hélicoptère lors du tournage de La Quatrième Dimension de John Landis), la liste regorge de morts profondément ridicules et nous rappelle, si besoin est, que le diméthylmercure n'est pas bénin, qu'un cure-dent est une arme mortelle ou encore qu'il ne faut surtout pas sauter depuis le premier étage de la Tour Eiffel avec un parachute de fortune.
Chester Brown et les prostituées.  — Chester Brown, le dessinateur de bandes dessinées canadien libertarien, auteur notamment du très documenté Louis Riel (lu dans l'avion au retour du Québec), raconte dans un assez long roman graphique sa décision d'abandonner toute forme d'amour « romantique » pour passer au sexe tarifé : Vingt-trois prostituées (Pay For It en anglais, 2011)... Un récit autobiographique transpirant l'honnêteté, dans lequel il décrit (et dessine) avec beaucoup de méticulosité l'avant, le pendant et l'après de ses relations avec des escort girls : les pensées, l'acte sexuel en tant que tel, les discussions... Qu'on soit ou non d'accord avec le gaillard, c'est un ouvrage à lire !

Au-delà de l'infini

Rien à faire ? — Gaëlle me raconte : « Lucas était puni ce vendredi. Il était dans le coin et ne pouvait pas bouger. Il m'a posé cette question : "Qu'est-ce qu'on peut faire quand il n'y a rien à faire ?" C'est une question intéressante, tu ne trouves pas, Papa ? "Qu'est-ce qu'on peut faire quand il n'y a rien à faire ?"
— Et qu'est-ce que tu lui as répondu ?
— Je lui ai répondu : "Rien du tout ! Quand il n'y a rien à faire, tu ne peux rien faire du tout !" Avec ma réponse, il va réfléchir jusqu'à l'infini, tu ne crois pas ? »

Adieux déchirants. — Une tragédie : « Je ne veux pas rentrer à la maison ! Je veux rester avec toi ! Demain, on se lèvera tôt et j'irai à l'école en train depuis Bruxelles !
— C'est la vie, Gaëlle. Tu dois rentrer chez ta maman.
— "C'est la vie" ? Non, je ne veux pas que ce soit ça, la vie ! »
Crise de larmes, bouderie, nouvelle crise de larmes, puis : « Je ne veux pas te quitter !
— Moi non plus, je ne veux pas te quitter, mais que veux-tu que je fasse ? »
Elle voit que je suis au bord des larmes et esquisse un petit sourire. Par tous les diables, est-il possible qu'elle se rende compte que son discours me touche et qu'elle a marqué un point ? Oui, c'est possible. (Ma fille possède une intelligence tactique. Je ne vais pas m'en plaindre outre mesure : ça lui servira.)

Die Fackel. — Soudain, je me suis dit : « Il faut que je lise Karl Kraus ! » (Quelques aphorismes, un extrait de Troisième nuit de Walpurgis et un mot de Jacques Bouveresse dans une de ses conférences en ligne m'ont définitivement convaincu.)
« Ça ne se voit pas extérieurement, c'est intérieur ! » — Compression sévère de mon cercle d'amis, solitude (volontaire souvent, subie quelquefois), pile de livres qui s'amoncellent dans mon appartement, regards curieux et scrutateurs, pensées qui s'entrechoquent, qui s'enchaînent et qu'il me faut saisir au vol de peur qu'elles ne s'échappent : je suis dans une phase d'éveil, peut-être la plus intense de ma vie depuis la lecture de Dune en début d'adolescence. Tout est limpide par instants (par flashes) et je rêve ardemment de dévorer des pans entiers de pensées étrangères ! (Ma capacité de lecture est hélas enfermée dans une petite cage... et le rapport de ce qui est à lire à ce qui est lu sera toujours à mon désavantage.)

Gwendoline & Nosferatu

Que se passe-t-il aujourd'hui ? Pas grand-chose... Je suis chez mes parents pour le week-end. Gaëlle, qui se remet lentement d'un état grippal, joue la chasseresse sur World of Warcraft pendant que j'avance dans cette nouvelle aventure du Professeur Layton. Je passe une heure chez ma grand-mère, je lis, je me repose, je mange... La routine... Une ombre au tableau : mes parents n'ont pas été réapprovisionnés en café et sont obligés de... rationner ! Heureusement, il reste les expressos préparés par mon père.

L'histoire du soir. — Racontée à Gaëlle : l'histoire d'une fée du nom de Gwendoline, amoureuse d'un vampire du nom de Nosferatu (pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple ?). Gwendoline, malgré l'interdiction formelle de sa mère, profite de la nuit pour s'envoler vers la Transylvanie, afin de retrouver son bien-aimé. Elle vole trois jours et trois nuits jusqu'au sinistre château de Nosferatu, mais lorsqu'elle frappe à la porte de ce dernier, elle tombe sur un majordome contrit : « Hélas ! Mademoiselle arrive trop tard : Nosferatu est mort hier ! Les villageois sont montés jusqu'ici avec des flambeaux et ont assassiné mon maître d'un coup de pieu dans le cœur. Ils ont enterré sa tête dans le jardin et brûlé son cadavre au hameau dans un grand feu de joie ! » Alors, la fée pleure sans discontinuer pendant deux jours et deux nuits, mais le troisième jour, elle prend une terrible décision !
« Elle rentre chez sa maman ? demande Gaëlle.
— Oh que non ! Elle décide de se transformer en fée noire et de se venger...
— Se venger ?
— Oui. Elle jette un sortilège sur tout le village, hommes, femmes, enfants, vieillards, sans aucune distinction... "Puisque que vous avez tué cruellement mon amoureux", ricane-t-elle, "soyez à votre tour des proies !" Et elle les transforme tous en vampires déchus, condamnés à être pourchassés par les habitants des autres villages alentour...
— Mais le vampire qu'ils ont tué... Nosf... Nosferatu... Il était gentil ou méchant ?
— Oh, "gentil" n'est peut-être pas le bon terme, mais en tout cas, c'était un vampire pacifique. Ça faisait très longtemps qu'il n'avait plus mordu un cou pour boire du sang...
— Donc ils l'ont tué pour rien ?
— Oui... Mais tu sais, les villageois n'aiment jamais les vampires, c'est bien connu...
— Moi, à la place de la fée, je les aurais transformés en crapauds ! »

En secret

Layton 4. — Je l'ai en main, ce Professeur Layton et l'Appel du Spectre, quatrième épisode des aventures du célèbre archéologue et « énigmologue » sur Nintendo DS (voir ICI et ). À la longue, on pourrait presque imaginer qu'il s'agit d'une publicité déguisée de ma part (ce qui serait pour le moins exceptionnel et décevant dans ce journal), mais non ! Je suis simplement hanté par ce jeu : il faut que je trouve la solution de chaque énigme au plus vite avant de passer à autre chose. La société éditrice Level-5 a annoncé que le prochain numéro (le sixième de la lignée), intitulé Professeur Layton et l'Héritage de la Supercivilisation A, sera le dernier de la série : de quoi me plonger dans un horrible marasme...
Ruban isolant. — Qui aurait pu croire que la combinaison d'un rouleau de ruban isolant et d'une guitare électrique donnerait ce son- ? Avec l'album Shields de Grizzly Bear, An Awesome Wave d'Alt-J constitue à n'en pas douter l'une de mes plus belles découvertes musicales de l'année 2012.
 
En secret. — En ce moment, Gaëlle parle beaucoup de son cerveau comme d'un intermédiaire qui travaillerait pour elle mais dont les opérations se feraient partiellement en arrière-plan, sans qu'elle en ait conscience (comme tout le monde, oui, mais en l'occurrence, c'est surtout le fait de le constater de vive voix qui est amusant et curieux) : « Mon cerveau me dit que la réponse à cette énigme est "4", mais je ne sais pas expliquer pourquoi ! » ou « Ce n'est pas moi qui ai retenu ce numéro, c'est mon cerveau qui l'a fait tout seul ! » Son discours est à rapprocher de celui de cette vieille militante syndicale (voir ICI) qui affirmait que son cerveau « travaillait en secret » (une très belle expression).
En secret, II. — « Oh, tu peux être certaine que c'est de cette manière que ça s'est passé ! » Et voilà que nous nous mettions alors à reconstituer la façon dont une série d'événements et de prises de décision s'étaient sans doute déroulés, et ce, à partir de quelques éléments disparates, quelques indices considérés comme significatifs par d'inconnus processus cognitifs inconscients. Aucune preuve, aucune démonstration, juste un « c'est comme ça » difficile à expliquer. (Voilà une bonne manière de se tromper sur les autres, d'imaginer les histoires les plus folles, voire de sombrer dans la paranoïa... Mais quand il s'est avéré que nous avions raison, parfois, ah ! Quelle satisfaction !)

Dans le saloon de ma conscience. — Il me téléphone à plusieurs reprises. Fidèle à ma promesse, je ne décroche pas et néglige ses deux messages laissés sur le répondeur. Ensuite, je coupe tout bonnement mon téléphone pour le reste du week-end. Cette campagne de suppression peut paraître extrêmement sévère mais elle constitue néanmoins — j'en suis convaincu — le seul moyen de me débarrasser de cette amitié qui m'étouffe et ne m'apporte rien d'autre que l'observation rapprochée d'un narcissique compulsif. « Oh, comme il doit être malheureux ! Il ne mérite pas un tel mépris ! », se plaint cette part de ma conscience soucieuse du bien-être des autres, tandis que l'autre, celle qui depuis des décennies tente de dégommer tout ce qui n'est pas rigoureusement authentique, débarque et la descend d'un coup de fusil. « Le mérite n'a rien à voir avec ça », sort cette dernière, dédaigneuse, impitoyable même ! Elle a sans doute raison, pour une fois. — Une intuition : il a ensuite passé un coup de fil à Mary. S'il ne l'a pas fait, je bouffe ma casquette Yonex !

Nombril béant

Rêve de nombril ouvert. — Je touche mon nombril (un tic que j'ai insidieusement acquis, hors de tout rêve, depuis ma cholécystectomie par incision ombilicale) et mon doigt s'enfonce dans la chair, sans retenue. Je regarde mon ventre et me rends compte que cet ombilic qui devrait être un simple creux est curieusement devenu un trou béant donnant sur l'intérieur de mon corps. J'y aperçois un organe grisâtre et vivant. Je ne saigne pas. Je ne suis pris d'aucune panique mais je pense tout de même que cette « ouverture directe vers ma mécanique intérieure » n'est pas normale et qu'il faudrait que je contacte au plus vite un chirurgien... — Et le réveil sonne ! Bien sûr, même si je sais pertinemment que ce n'était qu'un rêve, je vérifie tout de même l'état de mon nombril.

Intérieur des corps. — On pourrait développer toute une théorie farfelue sur la symbolique de ce nombril béant rêvé (sur l'« ego sacrifié », le « néant du moi », voire même une pensée aux contours plus sexuels ?), mais il faudrait plutôt chercher du côté de cet aphorisme de Nietzsche que j'ai lu hier en début de soirée (Le Gai savoir, §59) qui traite, du moins dans sa première partie, de « l'être humain sous la peau », plus précisément de cette abomination qui consiste à considérer un être aimé (une femme aimée) comme autre chose qu'une simple âme/forme, comme un corps lui aussi esclave des nécessités de la nature. (Je comprends très bien cette idée pour l'avoir moi-même déjà pensée à de nombreuses reprises sous d'autres formes : pourquoi cette peau est-elle si lisse et si belle alors que l'intérieur du corps ne semble pas soumis à pareille esthétique ? Mais c'est retourner le problème : la peau humaine ne nous paraît-elle pas agréable à la vue et au toucher simplement parce que nous la voyons et la touchons tout le temps — parce que nous y sommes habitués —, alors que nous observons beaucoup plus rarement, voire jamais, des viscères grouillantes ?)

Antiphilosophie. — Lu d'une traite : L'antiphilosophie de Wittgenstein, un éclairant traité signé Alain Badiou. En premier lieu, j'y ai appris le concept même d'« antiphilosophie », terme que Badiou emprunte à Lacan et qui désigne une pratique reconnaissable aux trois grandes opérations qui la constituent : 1) la destitution pure et simple de la philosophie en tant que discours de la vérité ; 2) l'affirmation que l'essence de la philosophie ne réside pas dans la théorie (considérée comme toujours fallacieuse) mais dans l'acte lui-même ; 3) le disqualification de la « maladie philosophique » à l'aide d'un acte d'un genre nouveau, de nature a-, anti- ou supra-philosophique, qui veut se situer en dehors de la philosophie. Parmi les antiphilosophes modernes, on retrouve notamment Kierkegaard, Nietzsche, Wittgenstein, Lacan... — Dans son texte, Badiou explicite puis critique certains points centraux de la doctrine du Tractatus logico-philosophicus, montrant en quoi la démarche alors « définitive » de Wittgenstein relève de l'antiphilosophie. Il ne fait par contre qu'effleurer l'œuvre du « second Wittgenstein », celui des Investigations philosophiques et autres textes jamais publiés de son vivant. Ce Wittgenstein-là, qui troque le ton péremptoire de son premier chef-d'œuvre (le Tractatus) contre une philosophie tourbillonnante faite de questionnements toujours fuyants, Badiou avoue ne pas l'aimer. — (Ce petit livre m'a permis de beaucoup mieux saisir certains passages du Tractatus et aussi, dans le même élan de compréhension, d'en cerner les limites. J'ai pris des notes, mais je remets à plus tard l'éventuel compte rendu.)

Et l'humain dans tout ça ? Beaucoup de lectures et de pensées multiples ces derniers jours, mais très peu d'humains en chair et en os ! Certes, l'humain est fort absent de mon journal ces jours-ci, mais je ne vais pas inventer des rencontres pour le simple plaisir de combler mes propres vides relationnels. 

Pour tempérer le propos précédent... Hier, un coup de fil de Léandra, une belle discussion avec Mary à l'appartement, quelques bières et même trois cigarettes. « Ça va, Hamil ? Tu as rencontré quelqu'un ? », me demande-t-elle alors que je souris sans raison, debout, cigarette en bouche, devant la fenêtre ouverte de la salle à manger. — Non, non, absolument personne, mais il y a quelque chose de propre à l'instant qui me rend heureux : la cigarette, l'air froid qui s'engouffre dans l'appartement et qui effleure mes joues, le panorama sur la nuit bruxelloise, les habitations, les cheminées, ce genre de choses...

Alerte !

Retour sur le §II. — ... Ou peut-être que l'Univers ne disparaît pas malgré l'absence de tout observateur ? — Quand bien même, à quoi bon tisser cette fausse histoire du futur ? Pas besoin d'aller aussi loin : je meurs et l'Univers disparaît soudain ! (Vu de cette façon, l'Univers est une sacrée dépense d'énergie pour une et une seule personne.) — ALERTE ! ALERTE ! Alerte au solipsisme !
Exterminateurs. — Je devrais installer des exterminateurs à chaque recoin de mon cerveau : contre le solipsisme, contre le pessimisme et, avant tout, contre le romantisme ! — C'est qu'il revient au galop, ce cheval corrompu : j'observe un champ de blé et il y installe des corbeaux et des nuages sombres ; je regarde une mer paisible et il transforme la scène en un pénible naufrage ! (Il y a certes quelque chose de beau et d'attirant à considérer la nature comme un tourment ; à contempler un ciel d'orage et se dire : « Voilà : l'apothéose de la vie se trouve dans les éclairs et la destruction ! »)
Duels permanents. — Enfant, même si je ne le savais pas, j'étais d'un classicisme et d'un optimisme patentés : sûr de moi, sourire en coin, confiant dans l'ordre du monde (un esprit très sain, à n'en pas douter). Et puis voilà qu'arrivent l'adolescence et sa succession de défaites émotionnelles et de replis en tout genre... Que faire si ce n'est continuer à lire et à apprendre (et à jouer aussi) ? Que faire si ce n'est me fondre dans la science-fiction et dans les étoiles ? — Aujourd'hui encore, ce sont ces deux êtres-là qui se partagent une part substantielle de ma conscience : d'un côté, ce petit gamin très éveillé, très mature et très confiant qui avait été choqué que son institutrice de deuxième primaire lui reproche de ne pas avoir bien tracé un cercle à la craie au tableau (pourquoi ce souvenir remonte-t-il à la surface aujourd'hui ? Mystère !) ; de l'autre, cet adolescent dont l'image n'était plus que l'ombre de l'image du premier, mais qui continuait à réfléchir de la même manière malgré tout. — Aujourd'hui donc, face à chaque événement, l'enfant en moi me dit d'être optimiste et analytique quand l'adolescent en moi me crie d'être pessimiste... et tout autant analytique. — Et l'adulte en moi ? Il n'a jamais existé, ce cuistre sans intérêt ! L'adulte, c'est purement et simplement la résignation de l'idéal et du rêve ! (ALERTE ! Au romantisme cette fois ?)

Venus.
— Profil altier, cheveux blonds (comme la Venus de Botticelli), et puis ces yeux bleus singuliers en amande et ce terrible sourire évasif, entre l'amusement et le mystère... Il est possible que les trois paragraphes précédents soient intimement liés à cette furtive apparition dans ce tram que j'ai pris au retour du travail. — Une apparition qui arrête pour un temps le flux des pensées pour se focaliser sur un seul constat persistant : Dieu que les femmes sont belles !

Forage de boule

Forage de boule, prologue. — « Comment est-ce possible ? », me demande Lodewijk, interloqué, « Comment est-il possible que toi, qui déclares n'avoir aucun problème à prendre la parole en public [j'ai réussi à faire gober cette énormité à tout le monde, y compris à moi-même], puisses être à ce point angoissé par la simple idée d'aller faire forer ta boule de bowling ?
— C'est que... Hem... C'est difficile à expliquer, lui réponds-je. J'ai peur d'être complètement ridicule, avec cette boule que je sais à peine tenir en main... J'imagine que ce professionnel va me poser plein de questions techniques auxquelles j'aurai le plus grand mal à répondre, ou bien qu'il va me demander de l'essayer sur la piste et qu'ils vont tous rire de moi... »
Je pense que je parais plus stressé devant mes collègues que je ne le suis réellement. Par contre, je cerne parfaitement le problème qui me tenaille : mon absence totale de maîtrise. J'angoisse dès que je perds la maîtrise, ou plus précisément : dès que je sais pertinemment que je n'ai strictement aucune maîtrise. (En fait, ce qui me donne cette nausée très particulière, c'est avant tout le fait de remettre mes propres capacités entre les mains d'autrui — d'apprendre autrement que confortablement installé dans le nid douillet de l'autodidaxie.)

Armstrong. — « Tsss... », se lamente mon libraire des Guillemins en lisant le journal, « Il va encore se faire du fric avec tout ça !
— Qui donc ?
— Lance Armstrong ! Il va encore toucher des droits, avec ce film qu'on tourne sur lui. Typiquement les Américains, ça... Ils sont comme ça... C’est comme pour la Lune !
— La Lune ?
— Oui, la Lune ! Moi, je n’y crois pas une seule seconde, à cette histoire de Lune : je ne crois pas qu'ils soient réellement allés sur la Lune. Je suis comme saint Thomas : je ne crois que ce que je vois.  »
(Va-t-il enchaîner sur l'utilisation de la trompette dans le jazz ? Non. Dommage...)

Forage de boule. — Je l'aime bien : il est du genre passionné, pince-sans-rire, circonspect et méticuleux. Il m'explique qu'il veut « renverser toutes les quilles », faire un strike dans le monde conservateur du bowling professionnel belge (il n'a pas utilisé de telles expressions, mais celles-ci n'ajoutent-elles pas un petit côté « épique » à sa parole ?) : la Fédération ne veut apparemment rien entendre des nouvelles techniques, mais ce gars continue tout de même de s'élancer sur des pistes originales et bien huilées, convaincu qu'il s'agit de la bonne façon de progresser ! Et un jour prochain, en Belgique, surgira une nouvelle génération de professionnels du bowling qui utiliseront cette technique-, apportée par un coach d'outre-Atlantique. Ses yeux brillent quand il en parle : « Le bowling, c'est toute ma vie ! » — Dans la boutique, des vétérans s'amusent à me faire peur : « Il va devoir te couper les doigts pour les faire entrer dans la boule ! » ; « Au début, tu vas souffrir : ton pouce va devenir calleux et ton majeur et ton annulaire vont grossir et se muscler ! » ; et la pire de toute : « Si tu commences à vraiment jouer au bowling, tu ne pourras plus jamais t'arrêter. Ce jeu, c'est une drogue ! » (Ça, je le savais déjà : il existe très peu de joies supérieures dans ce bête monde que celle de voir dix quilles se renverser dans une terrible explosion contrôlée.) — « Comment voulez-vous que je fore le pitch ? Normal ? Latéral ? », me demande-t-il. Face à ma totale incompréhension, il transforme sa question : « Voulez-vous jouer "comme ça de temps en temps" ou bien suivre un apprentissage ? » Réponse n° 2. « Alors, je vais directement vous faire les bons trous. Vous serez beaucoup moins vite limité dans votre progression ! » « Et vous connaissez un bon professeur pour les débutants ? » Toujours ce regard circonspect lorsqu'il me répond : « Oui. Moi. » 

Cambriolage. — Grand sourire : « Ha ha ! Je t'y prends ! Cette table est remplie de délicieux desserts ! » Je me défends : « Ha ! Mais ce n'est pas moi, non, non ! Sinon, ça va bien ?
— On fait aller ! Je viens d'être cambriolée...
— Ha bon ? Et tu étais absente à ce moment-là ?
— Non, c'était la nuit. On dormait. Mon copain m'a avertie que le chat miaulait dehors et c'est à ce moment qu'on s'en est rendu compte. »
(Trois informations à ingurgiter d'un coup : elle a vécu un cambriolage, elle a un chat et elle a un copain.)
Explosions soniques ? — Tram de retour. Je n'ai pas pris le temps de noter avec précision cette discussion toute proche sur le groupe Arcade Fire et ne me souviens hélas pas de tous les détails croustillants. Il était question de « nappes d'explosions soniques » et de « superbe développement des orgues ». Explosions soniques ? Comme à chaque fois, j'ai l'impression que ces gens n'ont pas écouté la même musique que moi