Archives mensuelles : janvier 2014

Effluves

Cette soirée au restaurant constitue la toute première sortie d'Amy et Z. depuis l'accouchement. — Mais c'est que j'en serais presque fier !

Le cadeau d'anniversaire offert par Flippo : le premier LP du groupe allemand Amon Düül II, Phallus Dei (1969). C'est une des œuvres fondatrices du Krautrock à côté, évidemment, des premiers albums de Can.
« C'est un vinyle très difficile à trouver. Il m'a fallu le faire venir en import.
— C'est vrai ?
— Non. »

Le cadeau d'anniversaire offert par Amy et Z. : Agricola d'Uwe Rosenberg. — Si j'étudie chaque carte et chaque phase de jeu jusqu'à ce que ma mémoire déborde (et l'on sait qu'elle déborde très vite) ; et si je donne à mes pensées un piolet, afin qu'elles atteignent, par une ascension rude mais salutaire, la plus haute cime de l'entendement stratégique ; et si, enfin, je laisse reposer ce nouvel apprentissage jusqu'à ce que, décanté, il me donne une vision claire, précise, synoptique et éthérée de ce jeu, peut-être aurais-je alors une chance de les battre lors de la prochaine rencontre ? (Tout compte fait, miser sur leur fatigue post-natale me paraît beaucoup moins harassant.)

Une tentative de cosmogonie signée Z. : « L'extrémité du cosmos est un immense trou du cul qui remplit l'univers de fromage. » — Le fait d'avoir deux jumeaux en très bas âge et, surtout, de ne dormir que quelques heures par nuit change presque inévitablement la conception que l'on peut avoir du monde. Cette vision d'un « Dieu qui chie » ou d'un « Dieu-sphincter » ou encore, pour les athées que nous sommes, d'un « sphincter auto-alimenté » est drôlement puissante : elle engendre les pires et les meilleures images que je puisse me représenter en matière de caca et d'univers.

Je note la phrase sur le trou du cul et le fromage dans mon carnet.
« Hé, Hamil ! Tu n'es pas obligé de publier tout ce qu'on dit...
— Comment pourrais-je le publier ? Je n'ai même plus de blog ! »
(Je suis un menteur qui se cache derrière le masque d'un honnête homme.)

Pourquoi suis-je si pauvre ? — Z. me donne l'impression de ne comprendre ce que je raconte qu'à moitié (il n'est pas le premier) : donc je n'aurais aucune épargne et je maintiendrais toujours ma balance bancaire autour de zéro ? Mais pourquoi ? Il faudrait que je creuse ce « pourquoi » : la réponse me paraît évidente mais comment l'exprimer autrement que par : « Un compte bancaire bien fourni n'a aucune utilité dans la tombe » ?

Si cette après-soirée au Pantin effluve la liberté, au point de me rappeler les années d'université (sans enfant et sans travail donc), c'est sans doute parce que nous sommes tous un peu saouls — comme lors des années d'université justement.

Implacable

Cette vieille note ferroviaire. — Retrouvée dans un carnet en date du 28 juin 2013, cette note (légèrement réécrite et complétée) : « Dans le train, un jeune homme et sa mère qui ont les attributs de la bourgeoisie. Le garçon doit donner une conférence à l'Université de Nancy. Il parle du Procès de Kafka : "Au départ, le livre montre des fonctionnaires minables. Ce n'est que plus tard que Joseph K. se rend compte du côté implacable du système judiciaire." Ensuite, ils parlent de Brazil de Terry Gilliam. Leur conversation est étrange : c'est comme comme s'il y avait un gros décalage entre la pensée et son expression. Ils récitent, comme lors d'une représentation théâtrale. Peut-être ont-ils ce genre de conversation tout le temps, mais j'ai la nette impression que non : s'ils parlent de cette manière-là, c'est parce qu'ils savent pertinemment bien qu'ils ont des auditeurs. »

Ce cauchemar récurrent.  — Ce cauchemar d’octobre revient me hanter parfois : je suis assis sur une chaise, ligoté au niveau du torse, entouré de personnes cagoulées, dans une pièce sombre (un archétype de séquestration). Je sais que Gaëlle est là, quelque part dans un coin. Je ne sais pas si elle est terrorisée ou non. Un des ravisseurs s’avance et m’oblige à glisser le pouce dans une petite machine en forme de cube (une réminiscence de Dune ?). La machine est composée d'un grand nombre de lames miniatures qui coupent mon doigt en des centaines de tranches très fines. Je n’ai pas mal : je sens simplement les lames découper mon ongle et pénétrer dans la chair. Lorsque je ressors mon pouce de la machine, il ne saigne pas mais est composé de lamelles rougeoyantes si fines qu'elles ressemblent aux pages d’un livre. Puis je comprends qu'ils veulent faire la même chose à Gaëlle, alors j'explose littéralement de rage, j'arrache les liens qui me retiennent et je les tue tous à l'aide de morceaux de verre tranchants sortis de je ne sais où... et je me réveille.

Les ruines du comptage par 8/16

9/18. — Est-il possible de comprendre le premier Interlude (Ripe & Ruin) de l'album An Awesome Wave de Δ (Alt-J) si l'on n'a pas vécu soi-même jusqu'à l'abattement ce qui y est décrit ? En bon francophone, j'ai entendu cette chanson des dizaines de fois sans vraiment l'écouter ; sans jamais repérer le lien évident entre les paroles (avec leur cadence particulière) et les troubles obsessionnels compulsifs. — Il s'agit de la description d'une femme dont la vie est « réglée » par le nombre 18 : elle compte ses pas (neuf à droite, neuf à gauche), regarde en l'air, récite une litanie (« Don't let me drown, don't breathe alone, no kicks, no pangs, no broken bones. Never let me sink, always feel at home, no sticks, no shanks and no stones. [...] »), le tout constituant un cycle complet qu'elle a elle-même mis en place et qu'elle répète inlassablement. N'importe quelle personne ayant eu à subir un TOC de comptage appréhendera aisément ce comportement tandis qu'un « profane » considérera sans doute la chose comme une totale absurdité irrationnelle.

8/16. — En ce qui me concerne, comme tout le monde le sait, je fonctionnais sur une base 8/16 (avec en outre une aversion pour le chiffre 6 et ses multiples). Conversation intérieure typique : « Si tu n'allumes et n'éteins pas huit fois d'affilée la lampe de ta chambre avant de dormir, il t'arrivera un malheur demain matin », ou encore : « Si tu te réveilles alors que le minutage de ton réveil ne contient pas un multiple de 8, ta journée [voire "ta vie" quand j'étais en grande forme] sera un enfer ». Adolescent, tout fonctionnait par 8, et aussi par 16 forcément, parce que si je touchais 8 fois quelque chose qui avait sa symétrie quelque part (comme cette pantoufle qui devait être méticuleusement alignée ou bien l'un des montants de mon lit), il fallait évidemment que je touche aussi huit fois son pendant. S'il y avait trois choses à toucher, c'était l'horreur parce que cela donnait 24, soit un multiple de 6... et donc il fallait absolument que je fasse en sorte qu'il y ait une chose en plus, histoire d'atteindre le salutaire nombre 32, etc. Je savais que c'était idiot, mais je le faisais quand même.

Vestige. — De temps à autre, je connais à nouveau les assauts de ce genre de pensées envahissantes, mais de manière très larvée. En fait, aujourd'hui, il ne reste plus que des vestiges de ces comportements bizarres : réveil à 6 heures 08, 16 ou 32 lorsque je travaille (curieusement le 6 des heures n'a jamais posé problème) ; vérification à huit reprises que ma plaque de cuisson est bien éteinte après l'avoir utilisée ; etc. Il me semble que la chose est passée d'elle-même progressivement à partir de l'époque où j'ai rencontré Maïté, au début de la vingtaine donc. Si je quittais un appartement en même temps qu'elle, j'étais moins soumis à mes manies de vérification et de comptage, car je déplaçais en quelque sorte la responsabilité d'un éventuel accident sur elle : « Elle était avec moi. Si l'appartement brûle, ce ne sera pas entièrement de ma faute. » Peut-être aussi me suis-je forcé à paraître normal quand elle était là, en prenant sur moi, par exemple, pour ne pas tourner huit fois ma clé dans la serrure quand nous quittions l'appartement, etc. Aujourd'hui, je suis d'un je-m'en-foutisme incroyable par rapport au chiffre 8 : c'est presque miraculeux que je m'en sois sorti aussi bien si l'on se souvient de la manière dont ce chiffre tenaillait mon existence de jeune garçon. Amen, amen, amen, amen, amen, amen, amen, amen !

Rothko

« When a crowd of people looks at a painting, I think of blasphemy. »
(Mark Rothko)

J'ai retrouvé il y a peu, dans la biographie de Rothko signée James E. B. Breslin1, les deux anecdotes qui m’avaient tant marqué lors de la conférence du 30 mai 2013 au théâtre Marni.

En juin 1959, flânant dans le bar d’un bateau transatlantique à destination de Naples, Rothko rencontre John Hurt Fischer. Rapidement convaincu que ce dernier n’est pas du tout lié au monde de l’art, Rothko lui apprend qu’il a reçu la commande d’une série de larges toiles pour les murs d’un prestigieux restaurant (The Four Seasons) qui s’installera à l’intérieur du Seagram Building alors flambant neuf — un endroit où, selon les dires du peintre rapportés par le même Fischer, « les plus riches bâtards de New York viendront pour manger et frimer. » Rothko dévoile ensuite son plan : « J’ai accepté cette commande avec des intentions strictement malicieuses. J’espère ruiner l’appétit de tous les fils de pute qui mangeront jamais dans cette salle », et ce à l’aide de peintures qui leur donneront la sensation « qu’ils sont piégés dans une pièce où toutes les portes et fenêtres sont murées, de sorte que tout ce qu’ils puissent faire, c’est de se cogner continuellement la tête contre le mur. »2

Le 16 janvier 1961, lors de la soirée d’inauguration d’une exposition au Museum of Modern Art qui lui est entièrement consacrée et qui réunit le gratin artistique newyorkais de l’époque, Rothko est triste, proche du désespoir. Le lendemain, à cinq heures du matin, il se présente à l’appartement d’un ami à qui il déclare : « Je suis désespéré parce que tout le monde peut voir à quel point je suis un imposteur. »3 James Breslin cite le peintre Robert Motherwell (On Rothko, 1970) : Rothko « avait peur de montrer son travail, en partie parce qu’il craignait que la nouvelle génération le trouve ridicule »4, et aussi : « Il aimait qu’on le considère comme un génie — une visite à son studio était une audience — [mais] au plus profond de son être, il avait également une ambivalence profondément enracinée, un doute persistant, interrogeant ses proches pour savoir s’il était oui ou non réellement un peintre ; un doute qui dépassait de loin les doutes habituels d’un artiste au travail — un doute ultime, à tel point qu'à ses yeux, il était toujours possible que ceux qui achetaient ses toiles [...] soient complètement fous et lui un charlatan prestidigitateur de couleurs. »5

Dédain pour l’apparat et les mondanités, syndrome de l’imposteur : ces deux anecdotes, associées à d'autres indices, m'ont directement mis en confiance. Rothko ne triche pas : c'est un radical, un puriste qui préfère racheter une de ses œuvres plutôt que de la voir accrochée dans une maison bourgeoise en guise de simple décor. Je peux donc le ranger, sans crainte d'être trahi, dans le cercle très restreint des intellectuels de confiance — le cercle de mes « amis morts ».  

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1 James E. B. Breslin, Mark Rothko. A biography, Chicago, The University of Chicago Press, 1993.
2 « [Rothko] opened the conversation by revealing "that he had been commissioned to paint a series of large canvases for the walls of the most exclusive room in a very expensive restaurant in the Seagram building–‘a place where the richest bastards in New York will come to feed and show off’." "I accepted this assignment with strictly malicious intentions," Rothko declared. "I hope to ruin the appetite of every son of a bitch who ever eats in that room," and he hoped to do so with paintings that would make the diners "feel that they are trapped in a room where all the doors and windows are bricked up, so that all they can do is butt their heads forever against the wall." » (Ibidem, p. 376.)
3 « I’m in despair. It’s because everyone can see what a fraud I am. » (Ibidem, p. 7.)
4 « [...] Rothko was "afraid to show his work, partly because he was afraid the new generation would find it ridiculous." » (Ibidem, p. 459.)
5 « "He liked one to treat him as a genius—a visit to his studio was an audience[—but] in his heart of hearts he also had a deep-rooted ambivalence, a persistent doubt, questionning his intimates as to whether he was a painter at all, that went far beyond an artist’s usual doubts at work—an ultimate doubt, so that his patrons, whom he sometimes terrorized or overnight made pay more, were to him possibly out of their minds and he a charlatan conjurer of color." » (Ibidem, p. 373-374.)

Jenna

« Excuse-moi... Tu t'appelles Hamilton et tu écris un journal ?
 — Euh, non... Enfin oui... Enfin, c'est compliqué. Je tenais un blog et j'avais pris ce pseudonyme, mais j'ai arrêté. Mais comment tu sais ça, toi ?
 — Tout à l'heure, quand tu étais en train d'écrire, tu as regardé ce blog pendant un court moment... Tu avais l'air très concentré.
 — Tu es observatrice.
 — Oui, je suis désolée, je ne peux pas m'empêcher de tout observer.
 — C'est... curieux...
 — Je suis chiante, désolé.
 — Non, non. C'est très curieux.
 — Est-ce que ça a un rapport avec Jenna Hamilton de Awkward ?
 — Euh... Non... D'ailleurs je ne sais même pas qui c'est !
 — C'est très étrange. Va voir. C'est une bête série, hein... Qui passe sur MTV... Mais va voir quand même. L'héroïne s'appelle Jenna Hamilton et elle tient une sorte de journal en ligne, comme toi !
 — Ha bon ! Mais moi, j'ai arrêté !
 — Pourquoi tu as arrêté ?
 — Je ne sais pas. En fait, j'ai écrit ce journal en ligne pendant plus de deux ans, à raison d'au moins un article par jour... Je suppose que j'ai fini par en avoir marre...
 — Et tu racontais quoi ?
 — Tout ce qui se passait dans ma vie, plus ou moins.
 — Ha, ça devait être intéressant.
 — Pas vraiment, parce qu'il ne s'est jamais vraiment passé grand-chose dans ma vie.
 — J'irai voir, et je laisserai un commentaire. Et toi, tu iras jeter un œil sur Awkward ! »

« Glad to the brink of fear »

Le dimanche 7 août 2011, de retour d'une balade à vélo à travers les bois et les champs, j'écrivais : « [...] j'ai retrouvé pendant une heure (à peine) mon image du bonheur... Seul, totalement seul, le soleil couchant devant moi, le premier quartier de lune à ma gauche, des champs à perte de vue... Quelques bosquets... Un chemin donnant sur un bois, à un kilomètre environ... Quelques nuages non menaçants... Une ferme au loin... Des grillons tout autour... Et cette odeur d'humus tellement propre à ces crépuscules du mois d'août... Voilà un tableau de la liberté ! Je me suis arrêté plusieurs fois et le temps, lui aussi, s'est arrêté, à plusieurs reprises. Durant ces quelques brefs interludes, je me suis senti libre, totalement libre, et j'ai retrouvé mon "image du bonheur". » 

Lu récemment, dans Nature d'Emerson (1836) : « Traversant, au crépuscule, un pré communal désert, pataugeant dans les flaques de neige fondue, sous un ciel chargé de nuages, et n'ayant présent à l'esprit aucun événement qui aurait pu me réjouir, j'ai éprouvé un sentiment d'exaltation totale. J'ai fait l'expérience d'une joie au bord de la peur. »1 À coup sûr, Emerson exprime la même sensation que moi, à savoir celle, terriblement éphémère, de vivre pleinement un instant et qui est plus facile à éprouver seul face à des éléments naturels comme la voûte étoilée, une montagne ou un chemin de campagne. — La suite du texte est de la bouillie transcendantaliste composée de Dieu, de foi et de tous ces mots auxquels cet irrémédiable optimiste du XIXe siècle (presque l'image inversée de Schopenhauer) ne peut s'empêcher de mettre une majuscule superfétatoire : Vérité, Amour, Raison, Liberté, Justice... Il avait mon âge lorsqu'il a écrit cet essai : sans doute peut-on encore lui pardonner cette candeur qu'il abandonnera partiellement dans ses écrits de vieillesse.

À la lecture de ce passage de Nature, je me suis dit que Nietzsche devait sans doute avoir le jeune Emerson en tête lorsqu'il a rédigé le paragraphe 49 d'Opinions et Sentences mêlées (1879) sur le miroir de la nature (« Ne connaît-on pas assez exactement le caractère d'un homme lorsqu'on entend qu'il aime à se promener parmi les hauts blés blonds [etc.] ? »), qui se poursuit un peu plus loin par ce constat : « En effet, ainsi quelque chose de la caractéristique de cet homme est décrit, mais le miroir de la nature ne dit rien du même homme qui, avec tous ses sentiments idylliques (et je ne dis pas "malgré eux"), pourrait fort bien être peu charitable, parcimonieux et présomptueux. » De fait, savoir que, par exemple, j'aime par-dessus tout qu'une petite brise parfumée me caresse le visage lors des chauds crépuscules du mois d'août ne dit absolument rien de moi si ce n'est que... j'aime par-dessus tout qu'une petite brise parfumée me caresse le visage lors des chauds crépuscules du mois d'août.

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1 « Crossing a bare common, in snow puddles, at twilight, under a clouded sky, without having in my thoughts any occurrence of special good fortune, I have enjoyed a perfect exhilaration. I am glad to the brink of fear.  » (Extrait repris de La Confiance en soi et autres essais, traduit de l'américain par Monique Bégot, Éditions Payot & Rivage, 2000, p. 22. À nouveau, on trouvera la version originale à cette adresse).

Morosité

La morosité est un état d'esprit très différent de la mélancolie. Alors que, dans des circonstances très particulières, la mélancolie peut donner naissance à une source de création frénétique, la morosité ne mène à rien. La morosité est une chape de plomb, un nuage de poussières qui recouvre toute observation d'un voile grisâtre et qui donne à toute saveur l'âcreté d'une bouillie de concombres ! — Un retour de vacances classique donc, avec son lot de « pfff » et de « grmf ». (Quel bruit un soupir fait-il si personne ne l'entend ?)

La fontaine de l'Esprit

Ébauche. — Longue promenade matinale en forêt sous un resplendissant soleil blanc, avant l'arrivée des Bruxellois. Nous marchons sur des chemins forestiers jusqu'à la fontaine de l'Esprit (une source formant une grande mare dans laquelle les arbres se réfléchissent comme dans un miroir). Plus loin, bien avant d'arriver au barrage de la Vierre et de nous rendre compte que nous ne pouvons pas le traverser, ce constat : « Je n'ai pas encore accompli ce que je dois accomplir.
— Et que dois-tu accomplir ?
— Si seulement je le savais ! »

Optimisme surexcité. — La première image qui me vient à l'esprit lorsque je les vois (ou plutôt les entends) débarquer dans le gîte ardennais est celle d'une meute de scouts. Face à ce brusque tapage, le doux gargouillis des ruisseaux et la rumeur du vent dans les arbres ne sont déjà plus qu'un lointain souvenir. Je crains immédiatement de ne pouvoir tenir très longtemps au milieu de cet optimisme surexcité fait de rires, de danses et de chants. Je m'imagine déjà en train de m'isoler toute une soirée dans ma chambre, comme un petit garçon apeuré. — « Ça va, tu as tenu le coup tout compte fait », me dira plus tard Léandra. « C'est que la soirée devait tout de même t'intéresser ! » (Sans doute.)

Qualité. — Léandra possède un véritable don pour cerner en quelques traits la personnalité de quelqu'un ; elle est en quelque sorte un questionnaire de Proust tourné vers l'extérieur. C'est que, nous dit-elle, elle y a « déjà beaucoup réfléchi ». S'agissant de définir la principale qualité des gens assis autour de la table, elle nous explique, très sûre d'elle, que : Andrew et sa copine ont le souci des autres ; tel invité est fondamentalement « rassurant », etc. Et moi ? « Hamilton, c'est quelqu'un qui est capable, lorsqu'il est plongé dans un sujet qu'il aime, d'y consacrer énormément d'énergie. Ce n'est pas du tout un être superficiel. » — Lors de la prochaine séance, s'intéressera-t-elle à notre principal défaut ?

Éléments pour l'interprétation correcte d'une catégorie d'OVNI. — Pour peu qu'on oublie qu'il s'agit d'un simple lâcher de lanternes thaïlandaises ballottées par les forts vents contraires d'une nuit d'hiver, l'illusion peut surprendre : sans notion des distances, on peut s'imaginer qu'on a devant soi, non plus quelques frêles bougies lâchées dans les airs, mais un énorme objet solide dont les lumières délimitent le contour. Si le cerveau propose cette interprétation, ne fût-ce que pendant quelques secondes, l'effet devient terriblement troublant, surtout lorsque les lanternes forment un triangle aux coins mouvants (une réminiscence de la « Vague belge », certainement).

Arbre mort

Sensualité. — « Pour le moment, je n'ai plus aucune sensualité ! », avais-je déclaré — à moins que je n'aie donné l'impression de m'en plaindre ? — à Léandra, environ une semaine avant notre départ à Suxy. C'était quelque chose d'assez important pour moi. Elle n'avait rien rétorqué et nous étions vite passés à un autre sujet. Avouer une absence de sensualité, c'est plus intime encore que de parler d'une expérience sexuelle : prosaïquement, pour le célibataire au long cours que je suis devenu, cela signifiait que je ne me masturbais plus du tout (cela faisait plus de deux semaines), ou plus exactement que je ne ressentais curieusement plus la moindre envie de me masturber. J'étais un arbre mort, l'absence de masturbation n'étant qu'un simple indicateur de quelque chose de plus général, à savoir la disparition presque totale d'un quelconque éveil vital, sensuel et intellectuel (toutes ces choses étant liées jusqu'à un certain point). — Et donc ce séjour dans le giron de la nature m'a fait le plus grand bien : il a pour ainsi dire réglé le problème ; il a permis à mon imagination de redémarrer. Mes amis ont même dû m'entendre mentionner à plusieurs reprises l'Épicière. C'est un bon signe, un très bon signe.

Anniversaire. — C'est l'anniversaire de Léandra aujourd'hui, le même jour que Mohammed Ali, Jim Carrey, Michelle Obama mais surtout... qu'Alain Badiou !

Famille.  — Les parents de Léandra nous rendent visite. J'ai dans l'idée que le père ne m'apprécie pas outre mesure, alors je fais tout pour l'écouter, aller dans son sens, ne pas le contredire. Mon comportement est curieux, mais ça m'arrive parfois. En fait, peut-être n'ai-je pas envie qu'il me confonde avec cette image de l'« intellectuel maladroit déconnecté de la réalité » dans laquelle il m'a déjà probablement partiellement relégué. — Je passe pour un original dans ma propre famille ; est-il nécessaire d'étendre cette interprétation (fausse) de ma personne dans la « cervelle » de la famille de mes amis ?

Orval ! — Orval, à nouveau Orval ! L'abbaye se dresse à nouveau devant moi ! Parfois, je pense que ma passion pour ce site monastique et son activité brassicole rejoint presque le prosélytisme déguisé, puis je me rappelle à quel point cette bière est unique : si elle venait à disparaître, il n'y aurait aucune boisson au monde qui pourrait la remplacer. Elle n'a que je sache aucun équivalent, même lointain, en matière de goût ! Et par Sucellos, des bières, j'en ai goûtées !

Golf fermier. — Le ciel est magnifique ce soir. — Jouer au golf fermier de nuit, avec les encouragements des oiseaux nocturnes, constitue une expérience intéressante : malgré nos lampes (dont une frontale), le trou est la plupart du temps invisible. Autrement dit, on swingue à l'aveuglette.

Vertige

Le Hat. — Lorsqu'on est à la recherche de larges panoramas englobants, il faut prendre de la hauteur. Ici pourtant, ni roche à escalader, ni chemin escarpé. La pente du sentier qui serpente à travers bois est tellement douce que, malgré mes souvenirs de l'année dernière, je me mets sérieusement à douter : « Ce chemin majoritairement en faux plat peut-il réellement donner sur l'un des points de vue les plus vertigineux de la région, plus de quatre-vingts mètres au-dessus des méandres de la Semois ? » Donc je marche, je doute, je marche, je doute et, tout à coup, après un dernier tournant, j'aperçois mon objectif : le fameux Rocher du Hat et, bien plus importants que le rocher lui-même, le vide et la vue plongeante qui l'accompagnent. C'est une impression qu'il est impossible de rendre en photographie car, comme souvent dans ce genre de situation, les cinq sens participent au spectacle. L'air est plus froid et plus vif que l'année dernière, les roches plus glissantes ; le vent s'engouffre dans mes vêtements, la pluie dans mes chaussures. Et surtout, je suis seul. L'endroit est beaucoup plus agressif, dur, sévère, violent : il ne m'accueille pas à bras ouverts cette fois-ci, il me rejette ! — Cette pensée : pour me fondre dans un décor si malveillant, il faudrait que je saute ! Un bon élan, un sprint, et hop, un saut dans le vide ! Le néant est tellement proche que j'en suis effrayé (c'est rare). Je m'assieds sur le banc, reprends mon souffle et ne reste pas. Seul face à la nature, mes pensées sont souvent radicales, mais je ne sais jamais à l'avance si elles seront radicalement positives ou radicalement négatives. Me voilà fixé pour aujourd'hui.

Être seul. — Je voulais à tout prix faire cette promenade seul et donc partir avant les deux autres. Je pense que Léandra l'a compris. Parfois, j'ai l'impression que mes amis vivent la solitude comme une privation, alors que je la vis personnellement la plupart du temps comme une sorte de liberté retrouvée (c'est sans doute pour cette même raison que je vis la nuit, ou plus exactement que je dors très peu : pour profiter du silence et de la liberté qu'elle seule me procure). Seul, je peux entamer un dialogue mouvant avec moi-même, sans aucune interférence, sans aucune contrainte, et surtout : je suis obligé de me taire, moi qui, très souvent, parle pour ne rien dire et passe fréquemment pour un idiot.